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en exige la répression. Un grand mouvement parmi les hommes et le frottement qui en est la suite compromettent donc toujours les mœurs et la santé.

Dans nos temps où tant de soins sont donnés à la vie matérielle, la santé est mise plus à l'abri du danger du contact; mais le moral de l'homme en est-il préservé? Il est donc des époques où les gouvernements, au lieu d'être excitateurs, devraient être modérateurs. Tous les efforts tendent à placer aujourd'hui tous les peuples sur le même niveau, à leur donner à tous le même degré de développement et à le rendre aussi hâtif que possible. On voudrait, du genre humain tout entier, ne former qu'une seule et même masse, qui marcherait du même pas accéléré et dans les mêmes voies vers une destinée commune. Mais a-t-on pensé aux dangers qu'il y aurait de soumettre ainsi tous les hommes dans le même instant aux mêmes impressions, de leur donner les mêmes pensées, de leur faire éprouver les mêmes émotions? Une parole éloquente ne pourrait-elle pas alors les entraîner tous à la fois et les conduire à l'erreur? L'erreur, cette maladie de l'intelligence, que nous avons déjà vue si souvent mettre fin à l'existence d'un peuple, ne viendrait-elle pas alors menacer celle du genre humain tout entier et détruire pour longtemps son. état social? C'est cette division si profonde et si mystérieuse des hommes en différents peuples qui les préserve tous d'un pareil danger. Placés, comme ils l'ont toujours été, à des hauteurs différentes sur l'échelle du développement, leur esprit n'est pas simultanément susceptible des mêmes impressions.

Si leur intelligence ne comprend pas, il est vrai, les mêmes vérités, elle ne se laisse pas entraîner par les mêmes erreurs; leur mouvement n'est pas de la même vitesse; les mêmes passions se succèdent, mais elles n'élèvent pas à la fois une tempête qui détruirait tout, si elle était universelle.

Ainsi l'on voit, dans l'ordre naturel du monde, tous les degrés de civilisation exister en même temps; depuis l'état sauvage où elle n'a pas encore commencé, jusqu'à celui où trop de développement la fait rétrograder; car l'écliptique du monde moral est mobile; les latitudes de l'intelligence sont variables; l'on voit des peuples consumés par trop de chaleur se refroidir et s'éteindre; tandis que d'autres commencent la vie dont les développements successifs doivent les conduire à cette destinée commune et les soumettre à cette loi qui détruit l'individu pour conserver l'espèce.

Quand un grand mouvement s'est emparé de l'esprit humain, il serait donc du devoir des gouvernements de chercher à en modérer l'excès et à le maintenir dans une bonne direction. Croit-on qu'il serait plus sage de l'abandonner à lui-même et de s'abandonner soi-même à l'impulsion qu'il donne, enchaîné dans sa voie, comme le sont ces chars qui suivent nécessairement cette nouvelle force locomotrice à laquelle ils sont attachés? Les hommes d'État anglais sont de cet avis; leur erreur est produite par l'application qu'ils font à la politique générale d'une maxime particulière à l'Angleterre. Le principe de faire décider les affaires par la

majorité est un corollaire du principe de la souveraineté du peuple; ce serait ne pas être fidèle à ce principe, si l'opinion publique n'était pas excitée à se manifester sur toutes les questions que le parlement est appelé à décider par ses votes. Les hommes placés à la tête des affaires, intéressés à conserver le pouvoir au parti qui les a choisis pour chefs, cherchent à éviter toutes les résistances qui pourraient compromettre leur situation; ils ont toujours besoin d'un appui pour faire face à leurs adversaires; la tactique gouvernementale anglaise est donc de s'appuyer toujours sur l'opinion de la majorité de la nation; et, afin de ne pas se tromper, il faut en provoquer, en exciter la manifestation. Le ministère anglais devrait donc bien plutôt prendre le nom d'administration que celui de gouvernement; car il ne fait, selon les strictes conséquences du principe de la souveraineté du peuple, qu'administrer le pays; il ne gouverne pas la nation, puisque c'est au contraire toujours elle qui lui donne l'impulsion et lui signale la direction qu'il doit suivre. Cette forme politique explique pourquoi les moyens de manifester son opinion sont si multipliés en Angleterre. Le peuple a en effet le droit de s'assembler, de délibérer, de prendre des résolutions et de les adresser au parlement sous la forme de pétition. La liberté de la presse, le nombre des journaux, leur prodigieuse activité et leur rapide circulation ne suffisent pas au besoin. de l'opinion publique; il lui faut les associations, les clubs, les voyages des individus, les dîners politiques, les harangues; c'est au milieu de ce mou

la

vement des hommes qu'elle se travaille, qu'elle se forme, qu'elle se mûrit, et qu'elle parvient à se manifester; les journaux ne deviennent alors que son écho; les ministres, quand ils demandent au parlement d'enregistrer les arrêts qu'elle a prononcés, ne sont que ses serviteurs. D'un autre côté, les manifestations nombreuses et spontanées de l'opinion de toutes les classes du peuple anglais opposent à la liberté de la presse un contre-poids qui manque aux autres pays, dans lesquels on voit presse libre avoir la puissance de créer une opinion, qui prend le caractère d'être l'opinion d'un parti, tandis qu'elle n'est que celle de quelque écrivain. En Angleterre les journaux ne sont que les organes des partis ; ils n'en sont pas les créateurs. On comprend qu'il faille à un pareil ordre de choses l'éloignement de tout ce qui pourrait gêner cet esprit général de délibération. Ainsi le parlement décide toujours par son vote de l'existence de l'armée, et les mœurs opposent à l'influence de celle qui est consentie une barrière qui la laisse en dehors du mouvement politique. N'avons-nous pas vu souvent de nos jours, comme expression de ces mœurs et comme une sorte d'équivalent de l'ostracisme, l'insulte populaire prodiguée à la plus haute gloire militaire du pays?

Les ovations, au contraire, sont destinées aujourd'hui à célébrer d'autres victoires; ce sont d'autres héros qui parcourent l'Angleterre en triomphe. Rien, certainement, ne caractérise davantage les mœurs politiques anglaises que la puissance acquise par un individu qui n'a d'autre arme que son

intelligence; il se sert des lois comme d'un bouclier, marche à ses ennemis sans les craindre et les attaque avec des principes sur lesquels ils fondaient leur puissance et dont ils firent un aussi long abus.

Le duc de Wellington insulté, tandis que O'Connel parcourt les trois royaumes en triomphe, c'est certainement le signe d'une situation qui ne peut appartenir qu'à un pays placé et constitué comme l'est l'Angleterre. Pour rendre pareille chose possible, il faut une barrière permanente à toute influence étrangère, et une longue absence de toute habitude militaire dans le peuple, c'est-à-dire qu'il faut une puissance insulaire et maritime.

Depuis les anciennes expéditions danoises et normandes, le sol de l'Angleterre n'a pas vu d'étrangers. Si les luttes du protestantisme eussent dévasté ses provinces comme la guerre de Trente ans a dévasté celles de l'Allemagne, son agriculture seraitelle aussi florissante? ses campagnes seraient-elles aussi riches que nous les voyons aujourd'hui? son industrie aurait-elle pu suivre, sans jamais rétrograder, la marche progressive qui l'a portée si haut? Aurait-elle pu employer à son commerce des capitaux aussi considérables si elle eût été forcée, comme l'ont été les peuples du continent, à employer si souvent les leurs à réparer les dévastations de la guerre? Si, dans les derniers temps, les armées de la république française et de l'empire eussent pu passer la Manche, comme elles passaient les Pyrénées, les Alpes et le Rhin, l'Angleterre n'aurait-elle pas appelé des alliés à son secours?

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