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disent. Faut-il les croire sur parole? C'est une situation pleine de dangers ceux qui les ont suscités ne les nient pas; mais ils disent qu'un grand mouvement s'est emparé de l'esprit humain, que le danger consiste à vouloir lui résister, que nous sommes arrivés à une époque de transition, de transformation sociale; qu'il est plus sage de la favoriser que de la combattre; mais se livrer à de pareilles phrases sans examen, ne serait-ce pas se livrer sans boussole à tous les orages? Pourquoi prêcipiter le mouvement? Ne vaudrait-il pas mieux lui laisser l'impulsion naturelle que lui donne la marche du temps? Elle est assez forte aujourd'hui ; le monde a bien plutôt besoin d'un principe de modération que d'une action d'excitation. Vous qui vous élevez avec raison contre les maux qu'a produits le fanatisme religieux, pourquoi suscitez-vous donc le fanatisme politique? Croyez-vous qu'il soit d'une nature plus douce et plus humaine? Pouvez-vous d'avance calculer les excès auxquels il pourra être entraîné? N'en avez-vous pas déjà vu de terribles exemples? L'Europe, dites-vous, doit se niveler dans un même système. Si ce nivellement est une nécessité, vous déclarez done l'incompatibilité des deux doctrines qui la divisent. N'est-ce pas déclarer en même temps votre volonté de renverser celle qui vous est opposée? Vous allez donc inévitablement à la guerre. Mais la guerre a-t-elle jamais produit la liberté politique, ou mieux assuré les libertés des peuples? Croyez-vous que la croisade évangélique de Gustave-Adolphe ait fait le bonheur de l'Allemagne? Luther n'aurait-il pas été un meilleur ré

formateur, si ses prédications eussent été moins violentes? Car enfin où en est son œuvre aujourd'hui? Quand il y a dissidence de dogmes ou de principes, ce n'est pas un glaive qu'il faut au monde, c'est un médiateur. Nous traitons d'affaires humaines, c'est donc aux hommes qu'il faut en appeler; car le libre arbitre a été donné aux peuples comme à l'homme isolé. Les lois de l'intelligence, c'est-àdire les lois de l'univers moral, ont été fixées comme celles de l'univers matériel. Ce n'est pas la partie la plus noble et la plus élevée de la création qui aura été jetée sans règle et sans but dans le temps et dans l'espace. Ainsi, la société humaine est soumise aux règles de l'intelligence, qui sont celles de la raison prise dans sa plus haute acception de droit et de justice voilà ce qu'il y a de providentiel pour le genre humain. C'est à chaque peuple à faire ses destinées, selon son bon plaisir; les nations montent ou descendent, selon qu'elles sont fidèles aux lois de l'intelligence, ou selon qu'elles s'en éloignent. Elles périssent quand elles les violent toutes à la fois; car il n'est donné à aucun être de vivre en violant à la fois toutes les conditions de la vie. L'abus que l'on fait aujourd'hui du mot providentiel semble trahir l'embarras dans lequel on se trouve. Parce que la direction des affaires échappe à la puissance des hommes, parce que leur orgueil produit un mouvement qu'ils ne savent plus maîtriser, ils disent que les événements sont des décrets de la Providence; ils imaginent qu'à travers les vices et les passions va se développer une époque de bonheur, que l'humanité va grandir, que les

convulsions dont nous souffrons sont les symptômes d'une crise salutaire. Trop orgueilleux pour avouer les erreurs de leur esprit, les écarts de leurs passions, ceux qui se croient les plus profonds disent que la Providence suscite les orages de l'intelligence pour amener de meilleurs jours, comme l'orage des nuées éclate et gronde pour rafraîchir et fertiliser la terre. Mais au milieu de pareils événements, y a-t-il donc un peuple qui puisse avoir l'orgueil de se croire assez sage, qui soit assez tranquille pour s'arroger le droit de devenir législateur universel? Qu'il déroule ses titres, nous sommes prêts à les reconnaître. Voyons son histoire; qu'il nous dise ses vertus; qu'il nous fasse voir la richesse sans la corruption et sans la misère, la force sans la violence, la puissance politique sans la conquête; qu'il nous montre des magistrats tous et toujours intègres, des citoyens libres, toujours heureux et toujours soumis; un peuple enfin toujours fort sans ambition, toujours puissant sans porter atteinte à aucun droit, toujours fier de sa supériorité sans orgueil, ayant la conscience de ce qu'il vaut sans mépris pour les autres, et le sentiment de ce qu'il peut sans en abuser; religieux sans fanatisme, tolérant sans indifférence, de mœurs fortes et douces à la fois, et sachant unir les vertus publiques aux vertus domestiques.

C'est à ces conditions seules que nous pourrions lui reconnaître la mission de législateur.

Mais s'il n'en est pas ainsi, si les institutions dont on veut nous imposer la forme n'ont rien produit de pareil, si nous voyons les mêmes vices et

les mêmes passions, si vos révolutions ne sont autre chose que le déplacement du pouvoir, si les ambitieux qui se le disputent agitent tout le pays, au lieu d'agiter un cabinet ; si l'ordre public, n'ayant plus son principe dans la conscience individuelle, a besoin d'une police armée pour être maintenu; sị votre état social a plus de mouvement, il est vrai, mais moins de sûreté; si ce mouvement produit, il est vrai, plus de richesses, mais s'il ne les produit que pour montrer davantage le contraste affligeant de la misère; si la pauvreté, comme une nouvelle lèpre, vous donne la révolte ou la nécessité d'une nouvelle espèce de loi agraire; si le développement plus hâtif de l'intelligence ne sert qu'à conduire plus tôt la jeunesse dans les voies du doute, du libertinage, et peut-être du crime, cessez alors de nous présenter votre mécanisme de civilisation comme le moyen le plus assuré de conduire les hommes au bonheur et vos formes de gouvernement comme l'idéal de la perfection.

Dites-nous d'ailleurs votre dernier mot; que voulez-vous pour vous-mêmes? Et que nous conseillez-vous? Les pays qui recommandent si vivement l'imitation, qui voudraient même l'imposer, sont-ils définitivement constitués? Le modèle est-il achevé?

La France travaille depuis plus d'un demi-siècle à trouver la forme définitive de son nouvel état social, sans pouvoir y parvenir; n'avait-elle pas eu la prétention de diré que la révolution de 1830 avait enfin résolu toutes les questions qui l'agitaient, que tous les esprits français venaient de se sou

mettre à une même foi, de se réunir dans une même conviction? Qu'en est-il advenu? de plus grands troubles encore, de plus profondes incertitudes. Il y a contradiction entre les faits et les principes; de quel côté est la raison? de celui des faits ou de celui des principes? Est-ce bien quand on se trouve dans une pareille situation que l'on ose se proposer pour modèle?

Vous nous dites que c'est à l'état de l'Angleterre que vous voulez arriver, que le modèle est achevé, que les preuves sont données et qu'il ne faut que profiter des expériences faites.

Mais cette constitution anglaise, dont la base était la féodalité d'une monarchie du moyen âge, que va-t-elle devenir? N'est-elle pas soumise à des réformes qui vont en changer entièrement la nature et l'esprit? Le vieux esprit germanique, qui était celui de la vieille Angleterre, ne comprenait pas la liberté comme un principe politique abstrait; il ne la cherchait que dans le principe du droit. Loin d'être uniforme pour tous, elle était donc différente, selon la différence des droits; il y avait à la fois hiérarchie sociale, politique et religieuse; les États conçus dans ce système représentent une pyramide à large base; ils pouvaient durer longtemps, comme durent encore les vieilles pyramides de la terre égyptienne; mais votre forme, à vous, d'égalité, de mouvement et d'ambition, comment la représenter autrement que par un mât de cocagne, auquel sont suspendus tous les gros bénéfices du pouvoir destinés à devenir la pâture des plus agiles et des plus habiles? Si cependant le droit du

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