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buer exclusivement les bouleversements qui menacent d'une destruction totale l'ancienne organisation politique et sociale de l'Europe. C'est un ennemi qui, depuis longtemps, avait fait sa déclaration de guerre et s'était mis en campagne. S'il a eu des succès aussi décisifs que l'ont été ceux de l'année 1848, n'est-ce pas parce qu'on lui avait laissé choisir son champ de bataille tel qu'il voulait l'avoir; qu'on lui avait laissé prendre tous les ouvrages avancés des positions qu'il fallait défendre; qu'on avait laissé ses agents, les uns secrets, les autres connus, s'introduire dans toutes les places? N'est-ce pas parce qu'on n'a su opposer à la hardiesse, à la vivacité et à la persévérance de ses attaques qu'une résistance passive; au déluge de ses paroles que le silence d'une dignité mal comprise; ou bien à ses sophismes que des armes émoussées par le temps? Les théories de l'erreur peuvent sans doute varier à l'infini; tandis que la vérité a des limites nécessaires : mais les moyens de faire valoir et de défendre les droits de la vérité ne sont pas enfermés dans ces limites. L'intelligence doit savoir prendre et varier les formes qui la feront pénétrer plus avant dans l'esprit et dans la conscience de ceux à qui elle s'adresse: mais ce n'est que dans la vérité seule que doivent être prises ces formes. Peut-on désarmer l'erreur, quand soi-même on emploie des armes qui lui sont empruntées ? Il est difficile d'entrer dans notre époque la plume à la main. Elle est si agitée, si confuse, qu'il faut craindre de ne pas en parler avec clarté ou avec justice. Quand les événements sont plus forts que

les hommes; quand des peuples entiers sont emportés sans l'avoir voulu et sans le savoir, l'homme isolé ne doit-il pas craindre de l'être aussi? Pourrat-il continuer à marcher dans la direction qu'il a choisie? Pourra-t-il ne dire que ce qu'il veut dire? Les paroles ne s'entraînent-elles pas elles-mêmes, encore avec plus de facilité que les choses? Serat-il possible de parler avec calme d'un mouvement auquel rien n'a pu résister, au centre duquel on se trouve placé? Et, si l'on peut voir les résultats qu'il a produits comme on voit les dégâts après un orage, sera-t-il facile d'en saisir les causes? Il y a toujours des accusateurs après de pareils malheurs; ou plutôt tout le monde est accusateur; car personne ne veut reconnaître ses fautes. On se dit victime pour se faire innocent. Mais, si les difficultés sont si grandes, pourquoi ne pas laisser au temps le soin d'écrire l'histoire? Ne lui léguons-nous pas assez de faits et de matériaux ? Laissons-lui le soin de les mettre en ordre. Auteurs du mal ou ses victimes, le devoir le plus pressant que nous ayons à remplir n'est-il pas celui de le réparer et d'en prévenir le retour? Je veux souscrire à cet acte de bon propos.

Mais comment travailler à cette réparation? L'orage est-il apaisé ? Les passions sont-elles eteintes? Le feu qu'elles ont allumé peut-il cesser, tant qu'on lui livre du combustible? Comment sauver ce qui reste encore de notre édifice, si nous le laissons se consumer de fond en comble? Pour agir en réparateur, il nous faut donc étudier les ruines qu'a déjà produites l'incendie. Il nous faut

rechercher les causes qui les ont faites. Ce n'est pas comme juges que nous avons à travailler. Nous n'avons de sentence à prononcer contre personne; nous n'avons que des événements à juger. Mais les hommes ne font-ils pas les événements? Comment donc les séparer de la condamnation? La solution de cette difficulté est grande. La chercher est toutefois un devoir de moralité qu'il faut remplir.

Plaçons-nous, sans hésiter, au point le plus élevé de la question. Les gouvernements accusent les peuples; les peuples accusent les gouvernements. Loin de prendre cette séparation pour point de départ de nos recherches, établissons, comme base fondamentale de tout ordre social qui doit aspirer à prospérer et à durer, un principe de constante solidarité entre les gouvernements et les peuples; et disons tout d'abord que, dans le partage de cette solidarité, la plus grande part incombe aux gouvernements, et que cette part est d'autant plus grande, qu'ils se rapprochent davantage d'une monarchie pure.

La confiance est détruite des deux côtés. Chaque parti veut se justifier en accusant l'autre. Il y a, d'un côté, dans cet acte d'accusation, un principe de réaction. C'est ne pas tenir compte d'une pensée de Pascal, qui disait que « vouloir rétablir un ancien ordre de choses détruit, c'est faire une nouvelle révolution; » ou bien, il y a, de l'autre côté, la volonté de continuer son attaque contre ce qui existe. Mais ne finirait-on pas par tout détruire, puisqu'on détruirait alors jusqu'au germe d'un nouvel avenir?

L'admission d'un principe de solidarité entre les gouvernements et les peuples ne doit-il pas plutôt les conduire au sentiment comme à l'aveu de leurs fautes? Et toute faute, pour être effacée, pour être pardonnée, veut être confessée.

Serait-il possible d'admettre que des peuples gouvernés avec habileté, avec justice, auraient pu être tous entraînés à se révolter, pour ainsi dire, simultanément? Des hommes heureux, protégés dans leurs droits comme dans leurs intérêts, pouvant se livrer sans entraves au mouvement d'un ordre social bien établi, qui favorise le développement progressif de l'intelligence, sans altérer ce principe de conservation qui seul peut assurer la durée; des hommes qui pourraient jouir à la fois des douceurs d'une vie domestique que leur garantissent les mœurs plus encore que les lois, et prendre part, chacun selon sa mesure, aux avantages que donne la vie d'une nationalité politique, riche et puissante; de pareils hommes pourraient-ils vouloir se révolter ou se laisser entraîner à la révolte? S'il était possible de l'admettre, il faudrait alors désespérer de l'humanité tout entière. Ne serait-elle pas livrée à tous les mouvements suscités au hasard par une cause qui manquerait à la fois de prévoyance, de raison, de justice? Ne serait-ce pas mettre en question les lois de la Providence elle-même ? Et quand l'homme ne croit plus à la Providence, tous ses bienfaits ne sont-ils pas perdus pour lui? Sera-t-il vrai, quand il n'a plus le sentiment de la vérité? Sera-t-il juste, quand il ne croit pas à la justice? Ne se livrera-t-il pas à toutes

ses passions, quand il ne croit plus à aucune règle ? Quand un pareil homme aspire au pouvoir, peut-il avoir un autre but que celui de satisfaire à tous ses goûts? Que pourrait devenir un monde ainsi gouverné? L'histoire l'a déjà dit plusieurs fois. Voulons-nous donc lui donner le droit de le dire une fois de plus ? Pour rétablir la foi dans les lois de la Providence, il faut donc prouver que les malheurs que nous avons eu à subir, et qui ne sont rien encore en comparaison de ceux qui nous menacent, sont la suite nécessaire des fautes des hommes, et que la part la plus grande de ces fautes retombe à la charge de ceux qui avaient mission de les gouverner. Car, il faut le répéter, une société qui aurait été bien gouvernée ne pourrait pas tomber dans un état de confusion pareille à celle que nous avons sous les

yeux.

Pour rétablir l'ordre, il faut en rétablir la base. Or, celle-ci ne peut être placée que dans les gouvernements. Cette vérité est tellement évidente pour tout le monde, que le siècle tout entier s'est mis à rechercher cette base. On semble croire que, cette base une fois retrouvée, la société pourrait se refaire et marcher toute seule. On oublie que des principes ne sont rien, s'ils ne sont pas mis en action. C'est ainsi qu'on avait voulu faire durer les monarchies, sans rester royaliste; comme on veut aujourd'hui fonder des républiques sans être républicain. C'est de même qu'on veut soutenir la religion, sans être religieux; je veux dire, sans remplir les obligations qu'elle impose. Et je n'entends pas seulement, par ces obligations, les pratiques qu'elle commande,

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