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fixé la différence entre le point de départ et celui de l'action. Il faut donc, malgré ce qui a déjà été dit à ce sujet, revenir encore pour quelques instants à des questions primordiales.

M. Guizot a publié, en janvier 1849, un livre : de la Démocratie en France. « Un peuple qui a fait une révolution, dit-il, n'en surmonte les périls et n'en recueille les fruits que lorsqu'il porte lui-même sur les principes, les intérêts, les passions, les mots qui ont présidé à cette révolution, la sentence du jugement dernier. Tant que ce jugement n'est pas rendu, c'est le chaos, et le chaos, s'il se prolongeait au sein d'un peuple, ce serait la mort. Ce chaos est caché tantôt sous le mot démocratie, tantôt sous celui de peuple, quand il ouvre à l'égalité toutes les portes et abat devant elle tous les remparts de la société. >>

Cherchons avec l'auteur la sentence du jugement dernier, qu'il paraît vouloir prononcer sur la démocratie.

Si personne ne peut nier que la base de la démocratie soit placée dans les régions inférieures de la société, n'a-t-on pas le droit de demander quel sera le sort d'un État qui veut prendre la démocratie pour le seul élément de son existence? Ainsi, tout ce qui se trouve faire nécessairement partie d'un État constitué d'après d'autres principes, le haut clergé, la haute administration, la riche propriété foncière, les riches capitalistes, la haute culture de l'intelligence, les sommités industrielles, en un mot, les éléments les plus divers doivent-ils tous être incorporés à la démocratie? Mais alors ce se

rait, avec ce seul mot, dire le peuple tout entier. Cependant si l'on veut conserver la civilisation, ne faut-il pas laisser subsister toutes les inégalités qu'elle produit nécessairement et qui sont inséparables du mouvement qu'il est de son essence d'imprimer à toute chose? N'est-ce pas alors se tromper de vouloir donner à l'État une base exclusiveque ment démocratique?

Quelque puissante que soit la faculté de la parole, elle ne l'est pas assez pour exposer avec clarté l'idée politique dominante aujourd'hui.

La démocratie, telle qu'on la veut aujourd'hui, ne peut se réaliser que dans les voies du communisme; seul il pourrait rendre possible que la démocratie devînt l'unique élément d'un État. Le parti démocratique qui veut établir le communisme est donc le seul qui soit parfaitement logique dans les efforts qu'il fait pour parvenir à cette fin.

Si le principe de la souveraineté du peuple doit, en vertu de l'égalité démocratique, changer la base des anciens États, ce changement ne peut donc logiquement avoir lieu que par le communisme. Si ce n'est pas ce que l'on veut, si la démocratie, loin de vouloir abaisser ce qui lui est supérieur, n'aspire, au contraire, qu'à occuper une position plus élevée dans l'État, ne cesse-t-elle pas, dès qu'elle y est parvenue, d'être la démocratie? N'estelle pas devenue ce dont elle a pris la place? Et la véritable démocratie ne sera-t-elle pas ce qu'elle aura laissé derrière elle en montant?

Il est impossible de sortir de ce dilemme ou la démocratie, si elle veut régner exclusivement

comme telle, doit établir le communisme et remplacer la civilisation telle que les siècles l'ont faite par une autre civilisation qui n'est encore qu'un idéal sans aucun précédent; ou bien elle doit renoncer à vouloir être le seul élément politique des États; elle doit se maintenir dans la place que les lois sociales, qui ne sont pas d'invention humaine, lui assignent de fait, afin de remplir dans cette place les fonctions qui s'y trouvent attachées par des liens indissolubles.

L'histoire de France n'a-t-elle donc pas prononcé d'une manière assez solennelle ce jugement dernier que cherche M. Guizot? Napoléon, dans les premières années de son consulat, plus immortelles que celles de sa gloire, n'a-t-il pas montré combien il avait le génie de l'organisation des États?

La France souffrait de l'abus qu'on avait fait en son nom de tous les genres de liberté; elle ne demandait pas mieux que de se soumettre à la main qui serait assez forte pour enchaîner les passions populaires et faire cesser l'anarchie. Le général Bo- ́ naparte, fort de la gloire qu'il donnait à la France encore pure qu'elle était de son ambition, annonça l'œuvre qu'il voulait entreprendre; la France se montra non-seulement docile à sa voix, mais elle vint l'entourer de tout ce qu'elle avait de lumières. Il établit sur la base nivelée que la révolution avait faite la nouvelle hiérarchie des forces gouvernementales qu'il sut créer; il mit en relief cette loi d'égalité qui proclamait que chaque Français avait droit d'occuper tous les emplois auxquels son cou

rage et ses talents pourraient le conduire; dans ce système d'un ordre social rajeuni, l'égalité est une loi morale, mais n'est pas un principe politique. Ainsi chaque soldat pouvait devenir maréchal, mais le soldat n'est pas l'égal du maréchal; de même que le curé ne devait pas être l'égal de l'évêque, ni le juge l'égal du condamné; de même que les hommes éminents qui entouraient le nouvel empereur, les uns de leurs conseils, les autres de leur force d'action, n'étaient pas les égaux de ceux qui ne savent encore ni lire, ni écrire, ni penser.

Napoléon qui, pendant son expédition d'Égypte, avait vu combien il avait fallu peu de temps à des assemblées délibérantes, qui ne savaient comprendre ni le gouvernement, ni la liberté, pour ruiner entièrement la position glorieuse que les armées de la république avaient faite à la France, ne pouvait les conserver que comme des conseils législatifs, rouages obéissants du gouvernement qu'il voulait fonder. « Il a rétabli, au sein de la France démocratique, l'ordre et le pouvoir, dit M. Guizot. Il a cru et prouvé qu'on pouvait servir et gouverner une société démocratique sans condescendre à tous ses penchants: c'est là sa grandeur. »> Mais le despotisme dont l'auteur l'accuse n'étaità la sortie d'une aussi violente commotion des esprits, la seule forme possible de gouverner une aussi large démocratie que l'est celle de France? C'est la démocratie qui a forcé Napoléon à se faire despote. Ce sont les crimes qui en ont accompagné les excès qui ont sans aucun doute

il

pas,

fait prendre à Napoléon la forte résolution de ne jamais appeler à son secours les forces démocratiques d'aucun des pays qu'il a envahis. Il combattait les rois pour les forcer à le reconnaître comme leur égal, sans jamais déchaîner leurs peuples contre eux. Telle fut sa conduite en Pologne, où tant de gens l'excitaient à soulever tous les Polonais contre la Russie; telle elle fut en Allemagne, dans les États autrichiens, en Italie, où déjà, comme général, il avait rétabli des principes d'ordre et de gouvernement.

Napoléon, à la suite de ses grands revers, trop tardivement maître de lui-même, sut renoncer aux chances de résistance nationale qu'il pouvait encore opposer aux armées d'invasion; mais il en avait compris les dangers pour l'avenir de la France. L'histoire, plus sage que ne l'ont été et que ne le sont encore ses contemporains, admirera peutêtre plus la froide et calme résignation de sa double chute que tout le bruit de son élévation; car il fascinait encore assez l'esprit du peuple et de ses soldats pour la célébrer par de nombreuses hécatombes.

<< Washington ne ressemble point à Napoléon: celui-là ne fut pas un despote, » dit encore M. Guizot.

Mais rapprocher ces deux hommes pour les comparer, c'est parler de gouvernement, de liberté, d'une manière abstraite, sans tenir compte de la différence des pays et des hommes auxquels ces idées doivent être appliquées. Comment vouloir comparer un pays qui commence à celui qui a déjà

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