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demi de population, composé de parties si peu homogènes, que le Piémont se mit en campagne.

Cet événement est, de sa nature, tellement hors de toute proportion, qu'il faut l'expliquer, si l'on veut comprendre notre époque.

Il est évident que le roi de Sardaigne, prince qui avait eu la réputation d'un homme sage et réfléchi, n'agissait pas de propos délibéré et que des conseils secrets le dirigeaient, que des forces occultes l'entraînaient.

Il y avait en Allemagne, à cette même époque, une école politique qui disait philosophiquement : « L'empire d'Autriche ne peut plus exister. Il ne peut pas résister à la fois au double principe de la souveraineté du peuple et du droit de nationalité. Donc il n'existe plus. Ce n'est plus qu'une question de temps. L'homme d'État éclairé doit savoir devancer le temps. >>

Tel a été le raisonnement des publicistes d'université qui s'étaient réunis en parlement à Francfort.

La même politique s'était établie comme une sorte d'axiome en Italie; mais elle avait une autre source.

Napoléon, après avoir expulsé l'Autriche de toute l'Italie, faisait entrer dans ses calculs, à l'époque de la guerre de 1809, la destruction totale de cet empire. M. de Talleyrand, qui avait cette mesure de sagesse que donne un esprit éclairé, quand le caractère manque de force, écrivit à Napoléon une lettre, dans laquelle, après l'avoir loué de ce qu'il avait expulsé l'Autriche de l'Italie, il l'engageait cependant à conserver cet empire, pour

lui donner un autre centre de puissance, un autre but d'existence. « La possession des provinces danubiennes, disait-il, en ferait un contre-poids à opposer à la Russie; l'Autriche deviendrait alors une alliée de la France pour les affaires du Levant.» Ce conseil était, de la part de M. de Talleyrand, une manière de protester contre les combinaisons de Tilsitt et d'Erfurth, auxquelles il était resté étranger. Cette feuille, arrachée à ses évangiles politiques, a été depuis adoptée par tous ses croyants. Mais la paix générale avait rendu la position de l'Autriche en Italie plus forte qu'elle ne l'avait jamais été. Ce projet était donc devenu d'une exécution difficile.

Napoléon passait sa vie à jouer avec des empires. Il détruisait les anciens pour en créer de nouveaux. C'était procéder dans un ordre logiquc. On a voulu de nos jours simplifier la méthode, mais dans un ordre inverse. On s'est servi de l'opinion publique pour décréter partout la destruction. Puis on s'est mis à construire avant même d'avoir détruit.

Tout le monde sait comment on avait fini par persuader aux Italiens qu'une révolte morale suffirait pour chasser les Autrichiens de toute l'Italie. Tout le monde se rappelle que, dans la distribution des rôles, le pape devait être l'âme de l'entreprise et que Charles-Albert devait en être l'épée. On vit alors ce qui n'était jamais arrivé. A peine la lutte avait-elle commencé, que ce souverain proclama la réunion au Piémont de tout le royaume lombardovénitien et des duchés de Modène, de Parme et de Plaisance. A cette époque, l'armée autrichienne

était encore à Vérone. Toutes les places fortes, à l'exception de Venise, qui avait fait défection, étaient encore dans les mains des Autrichiens. La Convention, de sinistre mémoire, à laquelle un illustre et sage écrivain vient d'assigner la place qui lui convient dans les annales du monde, la Convention elle-même n'alla jamais si loin; car elle ne décréta la réunion de la Belgique et de la rive gauche du Rhin à la France, qu'après que les armées françaises en eurent fait la conquête. En face d'une pareille énormité, qui commence d'abord par violer la raison, pour violer ensuite tous les droits, la France et l'Angleterre ont gardé le silence. On conçoit le silence de la France. Envahie par une révolution, qu'elle ne savait pas encore contenir, elle ne pouvait, certes, rien empêcher de ce qui se passait autour d'elle. Mais peut-on expliquer celui de l'Angleterre, fière comme elle l'est d'avoir été à l'abri de toutes les atteintes révolutionnaires? Or, n'est-ce pas subir soi-même une révolution morale que de laisser ainsi fouler aux pieds toutes les règles du droit international? Ce droit ne règle-t-il pas les formes d'après lesquelles un territoire peut légalement passer d'une domination sous une autre? Avant de proclamer la réunion d'un pays conquis, n'avait-il pas toujours fallu obtenir la renonciation de l'ancien possesseur? Mais comment qualifier un acte de réunion qui se proclame, même avant la conquête ?

Cette sorte de révolution, qui laisse faire, parle moins haut, il est vrai, mais n'agit-elle pas, n'impressionne-t-elle pas davantage?

La presse française, moins prudente, moins réservée, inondait l'Italie des publications les plus incendiaires et les plus dangereuses pour son avenir. Des pamphlets sur son indépendance, par Timon, traduits en italien, circulaient de toutes parts. Voici, entre autres, un des conseils que donnait ce moraliste « Peuples et princes coalisés de l'Italie, vous n'avez rien de commun, je le dis à votre gloire, avec ces gens-là, qui, sous le rapport de la justice internationale, n'ont rien oublié ni rien appris, depuis qu'ils sont sortis de leurs antres et de leurs forêts.

<< Et dès que ces barbares, tels que vos pères les appelaient jadis, et tels que vous pouvez parfaitement encore les appeler de ce nom, auront mis le pied sur le sol de l'Italie, ce ne sont pas seulement vos troupes de ligne qui doivent leur faire front; ce ne sont pas seulement vos flottes qui doivent sortir du port tout appareillées; ce n'est pas seulement l'artillerie de vos forts qui doit tonner; ce n'est pas seulement votre garde civique qui doit former ses bataillons; c'est toute l'Italie qui doit se lever en masse comme une seule nation, comme une seule cité, comme un seul village, comme une seule famille, comme un seul homme. Laissez-les entrer....

«< Enfin les voici qui s'offrent à vos coups. Allez, armez-vous, partez, valeureuse jeunesse. Vos pères vous exhortent, vos mères vous bénissent, et Dieu vous absout. Ne poussez qu'un cri: Italie! Italie! Et que, des Alpes aux Apennins, ce cri de vie pour vous et de mort pour eux retentisse

comme la foudre! Que chaque artisan et que chaque laboureur se change en garde national! Et que chaque garde national soit un guérilla, que chaque caisse devienne pour vous un tambour, chaque bout de fer un glaive, chaque bâton un assommoir! Que chaque pan de muraille devienne une meurtrière, que de chaque buisson parte un coup de feu, que de chaque fontaine coule une eau empoisonnée, que chaque gorge de vos montagnes soit l'écho de votre appel et des râlements étouffés de leur agonie! Point de trêve! point de merci ! Tout est permis contre les tyrans. Montez à vos clochers et, à grandes volées, sonnez le tocsin sur ces misérables! Traquez-les le jour comme des bêtes fauves! traquez-les la nuit ! Prenez-les par devant avec vos faux recourbées, et par derrière avec vos poignards! Courez sur leurs baïonnettes! Enclouez leurs canons! Faitesvous tuer, pourvu que vous tuiez! Le sabre d'une main, la torche de l'autre, percez leurs seins, incendiez leurs camps, épouvantez leur sommeil ! De quelque nation qu'ils soient, de quelque pays qu'ils viennent, cavaliers ou fantassins, chefs ou soldats, qu'il n'en reste pas un seul, et que l'Italie soit vengée! »

C'est avec répugnance que je retrace de pareilles paroles. Elles ne peuvent être que l'expression d'une frénésie sans pareille. Mais elles deviennent un crime, quand on les adresse à un peuple pour l'entraîner dans une lutte à mort, sans lui donner aucune des armes nécessaires pour un pareil combat; car des phrases ne sont pas des armes.

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