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velles concessions du même ordre et en faveur des condamnés les moins intéressants. Le sénateur comme le député prédisaient que les bénéficiaires de la grâce amnistiante ne sauraient aucun gré aux pouvoirs publics de cette concession; qu'ils la présenteraient, non pas comme une mesure de pardon et d'oubli, mais comme une réhabilitation de la Commune. L'événement devait leur donner raison. Après le vote de la loi le Gouvernement avait multiplié, dans les trois mois qui suivirent la promulgation, les décrets de grâce amnistiante, et les condamnés ou les coutumaces étaient rentrés en France avec des sentiments non pas de repentir, mais de haine, avec des espoirs de revanche que quelquesuns cachèrent dans le fond de leur cœur, que d'autres proclamèrent audacieusement, comme fit Élisée Reclus. C'est parmi ces hommes, « couverts d'une éternelle flétrissure, que sont mes plus nobles amis, » disait le célèbre géographe

La discussion de la loi d'amnistie n'avait pas troublé les bons rapports du Cabinet avec la majorité des deux Chambres. Mais la lune de miel fut courte pour le Ministère Waddington. Dès la fin du mois de Février la question de conversion du 5 p. 100 mit en mauvaise posture le ministre des Finances M. Léon Say. Puis la question de réorganisation des services de la Préfecture de police amena la chute du ministre de l'Intérieur, M. de Marcère. Vinrent ensuite, coup sur coup, la question des poursuites contre les Cabinets du 16 Mai et du 23 Novembre, celle du retour des Chambres à Paris, celle des lois scolaires celle-ci grosse d'agitations ultérieures, ceiles-là révélatrices de différences de tempérament significatives entre le Sénat et la Chambre, entre la majorité de la Chambre et le Cabinet du 4 Février.

On parlait beaucoup, à la fin du mois de Février 1879, d'un projet de conversion du 5 p. 100 qui devait procurer à l'État de sérieuses ressources. Les petits rentiers, affolés par

cette perspective, s'étaient défaits de leurs titres et le 5 p. 100 était tombé de 113 francs à 109 franes. Pour enrayer ce mouvement de baisse, M. Léon Say vint déclarer à la Commission du budget que le Gouvernement renonçait à convertir. Avant de faire cette déclaration à la Commission du budget, le ministre des Finances en avait informé officieusement le syndic des agents de change de Paris; celui-ci en avait avisé quelques gros financiers et la spéculation s'était donné libre carrière. M. Léon Say avait risqué son portefeuille avec ces imprudences; il en fut quitte pour une interpellation sans conséquences politiques et qui ne porta atteinte qu'à sa discrétion professionnelle et à son prestige ministériel.

Quant à la conversion des emprunts 5 p. 100 émis après 1870 pour la libération du territoire, s'élevant à 346 millions de rente et qui était possible dès 1876, elle ne fut réalisée qu'en 1883, au moment des déficits, les Chambres étant peu favorables à une mesure qui pouvait diminuer leur popularité.

Les conséquences de la campagne entreprise dans le journal La Lanterne, par l'n vieux petit employé, contre la Préfecture de police, furent plus graves pour M. de Marcère que l'ajournement de la conversion pour M. Léon Say. Poursuivie en diffamation La Lanterne avait été condamnée à la prison et à l'amende, mais le procès, où le journal avait essayé de faire la preuve des faits diffamatoires, conformément à la loi, avait révélé des abus sur lesquels le Gouvernement ne pouvait pas fermer les yeux. Le Préfet de police, M. Albert Gigot, demanda la révocation du secrétaire général de la Préfecture de police et l'ouverture d'une enquête. A peine nommée, la Commission d'enquête se démit, parce qu'elle était empêchée d'aboutir, les fonctionnaires interrogés se retranchant derrière le secret professionnel. Le Gouvernement avait peut-être eu tort de nommer

DÉMISSION DE M. DE MARCÈRE

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une Commission d'enquête; cette faute commise, il fallait délier la langue des fonctionnaires, afin que l'enquête pût se faire et la vérité éclater. Les maladresses gouvernementales avaient fourni matière à de nouvelles attaques de La Lanterne et le 1er mars M. Lisbonne demanda au ministre de l'Intérieur quelles mesures l'enquête prématurément clôturée lui avait suggérées. M. de Marcère répondit éloquemment et victorieusement, au sujet de l'accusation personnelle dirigée contre lui « d'être enchaîné par des liens inavouables dans des compromissions malhonnêtes. » Sa réponse fut moins heureuse sur l'objet même de l'interpellation l'impossibilité où les commissaires enquêteurs, sénateurs et députés, avaient été mis de découvrir la vérité. Un député à la parole froide et incisive, qui va jouer dans l'opposition un grand rôle et un rôle néfaste pour le pays, à partir de cette époque, M. Clémenceau, doué d'un redoutable talent de démolisseur, mit en pièces l'argumentation du ministre. La Chambre eut à se prononcer entre l'orateur de l'Extrême Gauche qui déposait un ordre du jour de blâme et le ministre de l'Intérieur qui réclamait un ordre du jour de confiance. Elle crut sortir d'embarras en votant l'ordre du jour pur et simple qui a toujours la priorité; elle aboutit exactement au même résultat que si elle avait voté l'ordre du jour de blâme: M. de Marcère résigna ses fonctions le jour même et entraîna dans sa chute le Préfet de police, M. Albert Gigot.

M. de Marcère fut remplacé par M. Lepère; M. Develle, sous-secrétaire d'État à l'Intérieur, par M. Martin Feuillée, et M. Albert Gigot par M. Andrieux. En eux-mêmes ces choix étaient bons, même celui de M. Andrieux, représentant des électeurs radicaux de Lyon, qui avait eu le courage de se prononcer énergiquement contre l'amnistie plénière. Mais l'interpellation Lisbonne avait révélé une désorganisation

inquiétante des services de la Préfecture de police et le vote de l'ordre du jour pur et simple indiquait une regrettable absence de cohésion dans la majorité. Elle était sans chef depuis que Gambetta était monté au fauteuil. Pas un des membres du Cabinet n'avait une autorité suffisante pour la guider. Le Cabinet lui-même, composé d'individualités brillantes, de spécialistes remarquables était une réunion. de ministres plutôt qu'un tout homogène et compact. Il était impossible que le Cabinet tout entier n'eût pas connu et approuvé les mesures prises par M. de Marcère; par suite, il était inadmissible que M. de Marcère quittât seul le Cabinet. Cet ancien magistrat, dont l'avènement à la vie politique datait de 1871, avait tenu presque sans interruption le portefeuille de l'Intérieur de 1876 à 1879. C'est lui qui avait constitué toute l'administration préfectorale, qui l'avait peuplée de républicains aussi fermes que modérés après la mort de M. Ricard. Il avait eu le mérite plus rare de donner à tous ses subordonnés les instructions les plus nettes, les plus précises, en même temps que les plus libérales. Pas un préfet, pas un sous-préfet ne sortait de la place Beauvau sans emporter dans son département ou dans son arrondissement les conseils de direction politique les plus sages et les moyens les plus pratiques de parer aux difficultés administratives, petites ou grandes.

M. Lepère, le vieux lutteur de l'époque militante, malgré les services qu'il avait rendus à la République et les sympathies unanimes qu'il rencontrait dans le Parlement, n'eut pas beaucoup plus d'influence que son prédécesseur sur la majorité. On le vit bien, dans l'affaire toujours pendante des poursuites contre les deux Cabinets du 16 Mai et du 23 Novembre. M. Brisson que l'intégrité de son caractère, la fermeté de ses convictions et de ses principes, son éloignement pour toutes les intrigues, avaient fait choisir comme

L'ENQUÊTE SUR LE 16 MAI

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rapporteur de la Commission d'enquête, déposa son travail sur le bureau de la Chambre le 8 Mars. Il se divisait en deux parties bien distinctes; pour la période du 16 Mai au 23 Novembre, le rapporteur ne reprochait aux ministres que des abus de pouvoir et la résurrection de la candidature. officielle; pour la période du 23 Novembre au 13 Décembre, il signalait, à la charge du Ministère Rochebouet, une tentative d'attentat ayant pour objet de changer la forme du Gouvernement. André Daniel' prétend que la lecture de cette seconde partie du rapport de M. Brisson « produisit sur tous les bancs une impression indéniable de déception »>. Si la Chambre s'attendait à des révélations foudroyantes elle dut, en effet, être déçue. Rien n'était inattendu, dans le rapport de M. Brisson, mais tout y était éloquemment significatif. Les dépêches échangées par le Président du Conseil, ministre de la Guerre, du 27 Novembre au 13 Décembre, avec les généraux commandant à Marseille, à Lyon, à Bourges, à Rouen, révèlent à n'en pas douter l'organisation d'un complot. Toutes les mesures projetées, tous les ordres donnés sont autant de non-sens, si les unes et les autres ne sont pas préparatoires d'un attentat. On ne fera croire à personne que la mobilisation, que les instructions hâtives données aux jeunes soldats de la classe 1876 étaient de simples précautions, commandées par la plus élémentaire prudence, à la veille d'une nouvelle dissolution de la Chambre. La seule énumération des dépêches du général de Rochebouet, y compris celle du 13 Décembre, ajournant tous préparatifs de départ, était le plus formidable des actes d'accusation. D'ailleurs, s'il n'y avait pas eu complot, le rédacteur en chef du Soleil, M. Hervé, au cours d'une polémique ulté

(1) André Daniel. L'année politique, 1879, p. 83. Paris, G. Charpentier, 1880.

(2) Voir appendice I.

EDG. ZEVORT. Troisième République.

III.

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