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JULES GRÉVY AVANT 1879

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eux il déplore le retard apporté à la convocation des électeurs. Avec M. Thiers, de retour de sa tournée en Europe et qui, comme lui, manque de confiance dans l'issue de la lutte engagée, il s'enferme dans une opposition frondeuse à la Délégation. L'historien ne peut pas oublier que le patriotisme ardent de Gambetta fut méconnu par MM. Thiers et Grévy, que ces deux grands citoyens ont porté sur le grand tribun un jugement sévère jusqu'à l'injustice.

Quand l'Assemblée est réunie à Bordeaux, Jules Grévy, placé à sa tête par un vote presque unanime, devient le président modèle, au jugement sûr, au coup d'œil prompt, au tact infini, à l'indéniable impartialité. Pendant plus de deux ans il sut, dans les circonstances les plus graves, dans les séances les plus tumultueuses, s'imposer à tous par son calme, sa dignité, la maîtrise de soi-même; il apparut comme le gardien des tables de la Loi, comme le représentant le plus autorisé et le plus auguste de l'Assemblée souveraine. S'il semble céder à un accès de mauvaise humeur, le jour où il quitte le fauteuil, et à un accès d'entêtement, le jour où il refuse d'y remonter, bien que réélu à plus de 100 voix de majorité, c'est qu'il a reconnu à des signes certains que son autorité décline, que l'Assemblée va «< prendre une voie dans lequelle il n'était pas du devoir d'un républicain de la diriger ». La chute de Thiers l'afflige sans l'étonner. La tentative de restauration monarchique le trouve au premier rang de ses adversaires. Il la combat par la plume, dans sa célèbre brochure sur le Gouvernement nécessaire, avant de combattre le Septennat par la parole dans les séances mémorables du 5 et du 19-20 Novembre 1873. M. Thiers disait du discours prononcé par M. Grévy dans la séance du 19-20 Novembre: « C'est le plus beau et le plus fort que j'aie entendu, depuis quarante ans que je suis dans les Assemblées. » Il n'y a rien à ajouter à cet éloge du plus compétent des juges.

Jules Grévy vota l'amendement de M. Wallon, mais il s'abstint le 25 Février 1875, avec treize autres républicains, dans le vote sur l'ensemble de la loi d'organisation des pouvoirs publics. Ses principes absolus, en matière de législation constitutionnelle, ne lui permettaient pas d'accepter la conception de MM. Wallon et Luro, au succès de laquelle des esprits plus souples et plus pratiques, comme étaient MM. Jules Simon, Ricard et Gambetta, consacraient toutes les ressources de leur éloquence et de leur persuasive habileté.

Président désigné de la Chambre de 1876 et de la Chambre réélue après le 16 Mai, M. Grévy y montra les qualités qu'il avait déployées à l'Assemblée nationale, apaisant par son sang-froid les passions surexcitées, réprimant les outrages prémédités de la faction bonapartiste, maintenant, contre toutes les violences, la liberté de la tribune et faisant de sa situation la première place de l'État, tant il sut lui donner de respectabilité, d'autorité et de prestige. Le vote du 30 Janvier 1879 fut approuvé de toute la France, de l'Europe. entière pour tous il fut manifeste que le Congrès avait élevé le plus digne à la suprême magistrature.

Personne ne se demanda si l'austérité de M. Grévy, si son masque impassible et froid, ne dissimulaient pas certaines passions; personne ne s'imagina que les anciennes rancunes contre un grand serviteur de la démocratie pouvaient survivre, puisque le principal intéressé avait oublié depuis longtemps les mots cruels décochés à son adresse et les jugements iniques formulés contre lui; personne enfin ne réfléchit qu'un vieillard de soixante-douze ans n'avait peut-être plus l'activité nécessaire pour remplir tous les devoirs de sa charge; personne surtout ne supposa que la plus haute fonction de l'Etat allait être remplie par un employé supérieur, rangé, économe, soucieux de bien pourvoir sa famille et de réaliser d'honnêtes bénéfices sur ses appointements.

GAMBETTA PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE

Un ferme bon sens, beaucoup de prudence et de modération, une connaissance approfondie du monde parlementaire, telles sont les qualités que M. Jules Grévy apportait à la Présidence, avec quelque étroitesse de vues et une certaine défiance des hommes nouveaux et des idées modernes. Dans la limite nettement circonscrite de ses attributions, et qu'il ne chercha jamais à étendre, il pratiquerait une politique très sage; il n'userait jamais de son influence personnelle, de son expérience et de son autorité pour faire prévaloir une politique très large.

L'élection de M. Grévy tire son importance du calme complet au milieu duquel elle s'accomplit, de la facilité avec laquelle les articles de la Constitution, relatifs à la Présidence, furent appliqués pour la première fois et surtout de la conquête faite par les Républicains du pouvoir exécutif. Lentement mais sûrement, par une naturelle évolution, sous la poussée d'une opinion publique irrésistible, la Chambre d'abord, puis le Sénat, puis la Présidence étaient passés aux mains des Républicains. Ils sont désormais responsables de la politique intérieure et de la politique étrangère; ils ont à prouver leur aptitude gouvernementale, à démontrer que la pratique du suffrage universel et l'usage, même l'abus, de toutes les libertés sont compatibles avec l'exercice du régime parlementaire. Si la démocratie fait faillite, on ne pourra, on ne devra s'en prendre qu'à eux seuls. Leurs chefs avaient certainement le sentiment de cette responsabilité et des devoirs qu'elle leur imposait. Dans son premier Message M. Grévy annonçait que le Gouvernement serait libéral, juste pour tous, protecteur de tous les intérêts légitimes, défenseur résolu de ceux de l'État.

M. Gambetta, dans son discours inaugural comme Président de la Chambre, conseillait à la République, sortie victorieuse de la mêlée des partis, d'entrer dans la période organique

et créatrice et, dans un discours à ses électeurs de Belleville, il promettait de ne pas se laisser emporter par l'esprit d'impatience et de témérité, de ne pas s'abandonner à l'ivresse du succès. On a reproché à M. Gambetta et aux Républicains de s'être ralliés, à partir du 30 Janvier 1879, à une politique matérialiste, d'avoir renoncé aux aspirations héroïques et aux conceptions chimériques des Républicains de 1848. Ce reproche a été formulé par des Bonapartistes et par des Monarchistes. Il est certain que si les Républicains, en 1879, s'étaient montrés idéalistes et utopistes, à la façon de Victor Hugo et de Louis Blanc, les partisans de l'Empire et de la Monarchie auraient eu beau jeu contre eux et seraient venus à bout de la Troisième République aussi facilement que des deux premières. Ils n'ont pas eu une prise aussi facile sur la République très sage qui voulait être la République de la France entière, comme le disait Jules Grévy au Conseil municipal de Paris et au Conseil général de la Seine, « aussi bien de ceux qui marchent en avant que de ceux qui suivent en arrière. »

Le nouveau Cabinet ne parlait pas un autre langage que le Président de la République et le Président de la Chambre. Il avait été constitué le 4 Février et annoncé le 5 au Journal Officiel. La crise présidentielle avait fait si peu de bruit, que l'on avait pu croire, au premier moment, qu'il n'y aurait même pas de crise ministérielle. La correction et la dignité souveraines que M. Dufaure avait montrées, depuis la dernière interpellation à la Chambre jusqu'à la dernière réunion du Conseil présidée par le Maréchal, avaient fait une impression profonde dans les milieux politiques et valu au vieux parlementaire d'unanimes sympathies. Le 30 Janvier, quand il s'était présenté à la tribune du Congrès pour déposer son vote, une longue salve d'applaudissements l'avait accueilli et, le soir même, M. Grévy lui avait demandé de rester à la tête

LES NOUVEAUX MINISTRES

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des affaires. «A situation nouvelle, il faut des hommes nouveaux, » avait répondu M. Dufaure, avec sa brusque franchise, et le Président de la République avait dû pouvoir à sa succession M. Le Royer l'avait remplacé au ministère de la Justice. Trois autres portefeuilles, celui de l'Instruction Publique, celui de l'Agriculture et du Commerce et celui de la Marine avaient également changé de titulaires. M. Jules Ferry avait remplacé M. Bardoux; M. Lepère avait reçu la succession de M. Teisserenc de Bort et l'amiral Jauréguiberry celle de l'amiral Pothuau. Telle était, avec le ministère nouveau des Postes et Télégraphes, confié à M. Cochery, la part faite aux hommes nouveaux; MM. Waddington, de Marcère, Léon Say, de Freycinet et Gresley conservaient leurs portefeuilles. L'ancien Cabinet comptait 5 sous-secrétaires d'État; le nouveau n'en eut que 4: M. Goblet à la Justice, M. Jules Develle à l'Intérieur, M. Edmond Turquet à l'Instruction Publique, avec juridiction exclusive sur les BeauxArts, et M. Sadi-Carnot aux Travaux Publics. Les Cultes avaient été offerts à M. Bardoux qui les refusa, ne pouvant accepter un ministère réduit ils furent rattachés au ministère de l'Intérieur. La République, comme les régimes précédents, se montrait embarrassée d'attribuer l'administration des Cultes à tel ou tel département ministériel. Cet important service sera ainsi ballotté, à chaque crise, ou même en dehors de toute crise, détaché de l'Instruction Publique et rattaché à la Justice ou à l'Intérieur, pour des considérations de personne et non pour des considérations d'intérêt public ou de bonne administration.

Le maintien aux trois départements des Affaires Étrangères, de l'Intérieur et des Finances de trois membres du Centre Gauche aurait donné au Cabinet une couleur trop adoucie si les portefeuilles de la Justice, de l'Instruction Publique et de l'Agriculture, non moins importants, surtout

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