Page images
PDF
EPUB

L'INSTABILITÉ MINISTÉRIELLE

475

volontés, sans se départir jamais d'une respectueuse fermeté. Dans le calme relatif qui régna entre ces deux périodes si troublées, il a montré, par quelques mesures bien conçues, tout ce qu'il aurait pu introduire d'heureuses réformes dans les services publics, si le temps ne lui avait fait défaut.

De 1879 à 1887, en neuf ans, M. Grévy avait eu onze Ministères, en ne comptant que pour une unité l'administration Duclerc-Fallières-Devés. Quelle autorité, quelle suite dans les vues peuvent avoir des Cabinets aussi éphémères ? Que de fois les représentants des puissances étrangères à Paris ont dit au perpétuel intérimaire du quai d'Orsay : « Nous entrerions bien en arrangement avec vous, mais qui sait si vous serez ici demain? » Et de fait l'ambassadeur ou le chargé d'affaires s'est trouvé bien souvent, le lendemain, en présence d'un nouveau visage. Désastreuse au dehors, cette instabilité n'est pas moins fàcheuse à l'intérieur. Sans parler de la Guerre, de la Marine et des Colonies, où l'unité et la perpétuité des desseins sont rigoureusement nécessaires, que de choses auraient pu faire un ministre des Finances ou un ministre de l'Instruction Publique passant quelques années seulement au Louvre ou rue de Grenelle! Est-il téméraire d'affirmer que tout notre système d'impôts aurait été rendu plus équitable et toute notre éducation nationale transformée, si M. Rouvier et M. Jules Ferry avaient conservé plus longtemps leurs portefeuilles? Par ce qu'ils ont fait en quelques mois, on peut juger de ce qu'ils auraient fait en quelques années. Certes on ne peut espérer que les Cabinets aient jamais chez nous la même durée qu'en Prusse ou en Russie. S'ils avaient seulement, comme en Angleterre, la durée d'une Législature, quel profit en résulterait pour la chose publique, quel sentiment de sécurité pour les administrés, quels sentiments de confiance pour les représentants de l'étranger!

Politiquement la Présidence de M. Grévy comprend deux périodes que sépare le 30 Mars 1885. La première est une période d'organisation. Le pouvoir exécutif et les Chambres sont d'accord pour donner à la France toutes les libertés pour lesquelles le parti républicain a lutté pendant tant d'années. Le colportage et l'ouverture des débits de boissons sont soustraits à l'arbitraire administratif en 1880. Un an plus tard, les réunions publiques sont dispensées de l'autorisation préalable. La loi du 29 Juillet 1881 émancipe la presse et, par la définition qu'elle donne des délits commis par cette voie, rend le plus souvent la répression impossible ou illusoire. Le 28 Mars 1882, les Conseils municipaux des villes sont mis en possession du droit d'élire leur maire et toutes les municipalités voient étendre leurs attributions administratives, le 5 Avril 1884, l'année même où les syndicats professionnels obtiennent le droit de se constituer librement; où le divorce, rayé du Code civil par la Restauration, y est rétabli. On a pu dire que l'ensemble de ces lois constituait « l'effort libéral le plus complet et le plus soutenu auquel la France ait jamais assisté 1. »

L'effort ne fut pas moindre ni moins fructueux en matière d'instruction populaire. Les lois du 27 Février et du 48 Mars 1880 délivrent l'Université de l'immixtion du clergé dans son administration. La loi du 21 Décembre 1880 organise l'enseignement des jeunes filles. La rénovation de l'enseignement primaire, commencée par la loi du 9 août 1879, sur les Écoles normales, continuée par celles du 16 Juin 1881 et du 28 Mars 1882 sur la gratuité, l'obligation et la laïcité, s'achèvera par les lois du 30 Octobre 1886 sur le personnel et du 15 Juillet 1889 sur les traitements, malgré la résistance acharnée des catholiques et des monarchistes coalisés.

(1) André Lebon. Cent ans d'histoire intérieure. 1789-1895. Paris, Armand Colin et Cie, 1898.

[blocks in formation]

L'application de ces réformes, l'exécution du plan Freycinet et les dégrèvements d'impôts, coïncidant avec les années difficiles et avec la ruine du vignoble, amènent les plus sérieuses difficultés budgétaires, encore augmentées par la participation de la France au mouvement colonisateur qui entraînait toute l'Europe. L'expédition de Tunisie (1880-1881), celle du Tonkin (1883-1885), la première expédition de Madagascar (1883-1885), la fondation du Congo français (1884) et l'extension vers le Soudan se placent dans cette période.

Dans la seconde période, le Parlement et l'opinion sont dans un trouble profond après le 30 Mars 1885. Le Président de la République aurait pu se mettre en relations avec les 250 ou 300 députés capables de faire le sacrifice de quelques opinions personnelles à la nécessité de l'union; il aurait pu, par de fréquentes entrevues, avec son expérience et son autorité, maintenir entre eux la cohésion; il aurait pu, après la chute de Jules Ferry, reformer la majorité qui avait soutenu Jules Ferry pendant deux ans et trouver les éléments d'une majorité suffisante, même dans la Chambre élue en 1885. Malheureusement, s'exagérant comme de parti pris la réserve que lui imposait la Constitution, il ne sut pas ou ne voulut pas jouer ce rôle et ses sympathies personnelles étaient acquises aux hommes les moins capables de le jouer à sa place. Tout en pratiquant une politique modérée, conforme aux volontés de la France, il éprouvait une secrète défiance des républicains modérés ; il avait une tendance à se rapprocher des républicains sceptiques ou des républicains radicaux, il les attirait dans ses Conseils, il tentait de constituer un Gouvernement avec ceux auxquels l'idée de gouvernement était le plus étrangère.

De là vint l'anarchie qui régna, avec quelques intermittences, dans les Ministères, dans le Parlement et dans l'opinion du 30 mars 1885 au 3 décembre 1887 et qui, par mal

heur, devait survivre à celui qui en avait eu la responsabilité partielle.

La Chambre élue en 1885, comptant un tiers de monarchistes, un tiers de républicains modérés et un tiers de républicains radicaux ou intransigeants, est frappée d'impuissance. Les Cabinets, forcés de se recruter parmi les députés avancés, ne peuvent plus diriger utilement le travail législatif ni gouverner en se dégageant des influences parlementaires. Ils font la politique que l'on a appelée « la politique des bureaux de tabac. » Ils sont sans autorité pour lutter contre un général factieux qui a groupé autour de lui tous les mécontents et tous les chauvins. La crise commerciale et agricole complique le malaise politique et le laisser-faire. du Président de la République, qui était sans inconvénients quand les rênes du pouvoir étaient aux mains énergiques d'un Jules Ferry, devient un danger public quand des ministres, qui favorisent ou qui tolèrent l'agitation dictatoriale, provoquent par leurs imprudences les susceptibilités de l'étranger. Quelques hommes clairvoyants conjurent ce double péril, en renversant le Ministère qui compte le général Boulanger parmi ses membres. Alors commence la guerre au couteau faite au Cabinet Rouvier par les radicaux du Parlement et la guerre sourde faite au Président de la République par les radicaux et par les boulangistes. Le Président de la République prête le flanc aux attaques pour avoir toléré les agissements suspects de son gendre et aussi pour avoir peu soutenu les républicains modérés qui lui faisaient un rempart de leur corps. Le jour où éclate un scandale qui éloigne de lui tous les honnêtes gens, il se trouve seul en face d'un Parlement hostile, d'une France indifférente, d'une Europe narquoise, et sa Présidence s'achève par une démission forcée, au milieu d'un immense désarroi moral.

APPENDICE

I

Dernière partie du rapport de M. Henri Brisson sur les poursuites contre les ministres du 16 Mai et du 23 Novembre 1877.

Nous arrivons, Messieurs, à la deuxième période de la crise ouverte par le 16 Mai.

La volonté nationale, que l'on avait prétendu consulter, la volonté nationale était connue. Elle était d'autant plus claire que de violents efforts avaient été faits pour lui arracher un verdict différent.

Le Ministère du 16 Mai n'avait qu'une conduite à tenir se retirer sur-le-champ.

La majorité contre lui n'était pas douteuse; elle était de plus de 100 voix. Il demeure cependant au pouvoir; il affecte de ne tenir aucun compte des élections législatives. Il pousse l'usurpation jusqu'à procéder et à faire procéder par ses préfets de combat aux élections des Conseils généraux et des Conseils d'arrondissement. Ses organes annoncent une seconde dissolution.

Vous ordonnez une enquête sur les élections. Le Ministère du 16 Mai se met immédiatement en révolte contre vos décisions. Par des circulaires rendues publiques, il interdit à ses fonctionnaires de comparaitre devant votre Commission, de lui prêter le moindre concours, de la laisser pénétrer dans les édifices publics. Il provoque les citoyens à vous désobéir. Le président du Conseil renouvelle à la tribune de la Chambre ces interdictions et ces excitations.

Tout à coup cependant, le Ministère disparaît; on a dit, avec beaucoup d'apparence de vérité, que c'était après avoir sondé la majorité du Sénat et s'être assuré qu'elle ne le suivrait pas jusqu'au bout, s'il tentait l'aventure d'une deuxième dissolution.

« PreviousContinue »