Page images
PDF
EPUB

les deux premiers, à la veille de la discussion de l'amnistie et de la présentation des lois scolaires, n'avaient été confiés à des républicains plus avancés, MM. Le Royer, Jules Ferry et Lepère.

En somme, le Cabinet du 4 Février comprenait à la fois des hommes qui pouvaient inspirer pleine confiance aux républicains les plus défiants, les plus soupçonneux et des ministres d'une compétence indiscutée. Il n'y aurait eu de critiques à formuler que sur le choix du président du Conseil. Membre du Centre Gauche, mais du Centre Gauche le plus timide, de celui qui confinait au Centre Droit, M. Waddington était certainement d'opinions plus modérées que tous ses collègues du Cabinet. De plus, malgré sa présence dans les Conseils de M. Thiers et du Maréchal, il avait joué un rôle effacé, tenu une place plus que modeste, durant la période héroïque, dans ces luttes pour la vie que la République avait soutenues pendant six ans. Enfin ses qualités un peu ternes, sa modestie, son manque de décision ne le désignaient pas pour la Présidence du Conseil. Il avait du sérieux dans le caractère et de la correction dans la tenue, mais peu d'autorité dans le parti républicain et peu d'action oratoire sur les Chambres.

A défaut de Gambetta, qui ne jugeait peut-être pas son heure venue et qui d'ailleurs ne fut pas pressenti par M. Grévy, le plus qualifié des nouveaux ministres était incontestablement M. Jules Ferry; il était aussi le plus désigné par son passé, par ses services, et il va tout naturellement se placer au premier plan dans le Cabinet Waddington, comme dans le Cabinet de Freycinet. Ce n'est pas seulement parce que les lois scolaires vont bientôt absorber toutes les préoccupations et reléguer dans l'ombre les autres matières législatives que le nom de Jules Ferry va se trouver dans toutes les bouches, à partir du 4 Février 1879, c'est parce que le député des Vosges va chaque jour grandir au pouvoir, c'est parce que

JULES FERRY A L'INSTRUCTION PUBLIQUE

9

l'esprit politique, le sens gouvernemental vont apparaître chez lui à un degré éminent, c'est parce que ses services vont l'emporter sur ceux des meilleurs républicains, sa renommée égaler celle de Gambetta et aussi son impopularité, attisée par les envieux, atteindre et dépasser celle de Polignac, de Guizot, du duc de Broglie, et, à la longue, consumer une existence vouée tout entière à la démocratie et à la France.

Tel quel, le nouveau Cabinet n'avait qu'un tort, mais un tort irrémissible, c'était d'être un Cabinet Waddington, au lieu d'être le Cabinet Gambetta que toute la France attendait. Le roi de France s'était-il souvenu des injures du duc d'Orléans? Le Président de 1879 était-il resté l'opposant et le frondeur de 1870 et de 1871? Le supposer serait faire une injure gratuite au caractère de M. Grévy. Il ne songeait pas à satisfaire une vulgaire rancune, en excluant M. Gambetta de la direction. du Gouvernement; il pensait sans doute que cette situation. convenait mieux à un homme moins mêlé aux luttes ardentes des dernières années. En quoi il se trompait gravement. M. Thiers, qui avait un autre coup d'œil que M. Grévy, songeait, dès l'été de 1877, dans la perspective de son retour à la Présidence, à faire de Gambetta son Président du Conseil. Il sentait bien, l'habile et perspicace homme d'État, que nul plus que Gambetta n'aurait d'autorité sur une Chambre dont il avait partagé les passions, les craintes, les espérances et qu'il avait finalement conduite à la victoire.

Quand un citoyen occupe dans une démocratie la place qu'y tenait Gambetta, ce n'est pas dans une fonction honorifique, si haute soit-elle, qu'il faut le reléguer; il faut le mettre aut poste le plus dangereux, il faut le placer au centre de la plus grande activité politique, il faut lui confier avec la Présidence du Conseil des ministres la direction réelle des affaires. Il faut surtout utiliser une force comme celle-là, au lieu de la laisser sommeiller dans les honneurs ou s'affaiblir dans

le mystère du Gouvernement occulte. Qui pourra soutenir que les destinées ultérieures de la République, la Présidence de M. Jules Grévy et la carrière politique de Gambetta lui-même n'eussent pas été profondément modifiées si, dès le premier jour, sans hésitation ni arrière-pensée, celui qui avait la réalité de l'influence avait reçu la réalité du pouvoir, si l'opinion ne s'était pas fortifiée de jour en jour qu'il y avait comme un malentendu entre le premier magistrat de la République et le premier citoyen de la démocratie française? Ce sera pour tous les Français qui réfléchissent l'objet d'un éternel regret que l'expérience d'un Ministère Gambetta n'ait pas été faite en 1879, avec la Chambre élue en 1877, au lieu d'être reculée en 1881, avec une Chambre nouvelle ; ce sera la faute qu'ils pardonneront le moins à Jules Grévy, parce que c'est celle qui a le plus engagé et le plus compromis l'avenir.

Et qui dit que Gambetta n'eût pas, du premier coup, constitué un Ministère homogène, au lieu de ces administrations disparates, que nous allons voir naître sans cause, mourir sans motifs et se reproduire avec une désespérante monotonie durant toute la Présidence de M. Grévy? A part le grand Ministère et le second Ministère Ferry, tous les Cabinets qui se succéderont de 1879 à 1887 offriront le même défaut que le Cabinet Waddington: ils seront composés comme au hasard; leurs membres seront presque toujours pris en dehors de la majorité qui aura renversé le Cabinet précédent et ils disparaitront au bout de 7 à 8 mois, par impossibilité de vivre, pour faire place à une combinaison à peine différente, qui aura la même durée éphémère et qui disparaitra sans raisons plus sérieuses.

M. Grévy exercera une action personnelle très grande sur ses ministres; dans les circonstances graves, soit en présence de complications extérieures possibles, soit au plus fort de la lutte religieuse, il saura faire entendre une parole

LES CHANGEMENTS DIPLOMATIQUES

11

d'apaisement ou tenir le langage d'un vrai chef d'État ; il ne saura pas au même degré choisir, au moment critique, l'homme de la situation, ni maintenir l'union entre ceux qu'il aura choisis, ni leur assurer une majorité fidèle dans les Chambres par son intervention, par ses rapports quotidiens avec les membres du Parlement. On ne sentit pas assez sa main et son influence. Il fut trop effacé ou trop indifférent, peut-être parce qu'il eut une conception inexacte de ses devoirs constitutionnels, parce qu'il succédait à un Président de la République qui avait fait le 16 Mai.

A peine installé, le nouveau Cabinet, pour répondre aux vœux des Chambres et de l'opinion, pour faire servir la République « par des fonctionnaires qui ne fussent ni ses ennemis ni ses détracteurs, » procéda aux changements nécessaires dans les ambassades, les grands commandements militaires, les préfectures et les parquets. M. de SaintVallier fut nommé à Berlin, M. Fournier à Constantinople, le marquis de Gabriac à Rome (Saint-Siège), l'amiral Jaurès à Madrid, M. Challemel-Lacour à Berne, M. Teisserenc de Bort à Vienne, le général Chanzy à Saint-Pétersbourg et l'amiral Pothuau à Londres. Les généraux Montaudon, Bataille, du Barail, Bourbaki et de Lartigue furent mis en disponibilité ou placés dans la réserve; les généraux d'Aumale, Deligny et Douai appelés à d'autres fonctions; le major Labordère replacé dans la position d'activité. Dans les préfectures, sous-préfectures et secrétariats généraux il y eut surtout des mutations; dans les parquets, des magistrats républicains remplacèrent les fonctionnaires peu sûrs pour lesquels M. Dufaure avait eu des trésors d'indulgence. Éliminations ou nominations procédaient du même esprit la République, enfin maîtresse du Gouvernement, exigait avec raison la fidélité de ceux qui briguaient l'honneur de la servir et l'avantage d'être appointés par elle.

Les tendances, à la fois très nettes et très modérées de la nouvelle administration, se révélèrent dans la discusssion de la loi d'amnistie, la première que le Cabinet Waddington ait déposée. M. Dufaure avait accordé des grâces. M. Le Royer, son successeur à la Chancellerie, accordait l'amnistie aux graciés et la grâce aux contumaces. Les individus contre lesquels des poursuites avaient été entamées bénéficiaient de la prescription. Étaient exceptés les individus condamnés pour crimes ou délits de droit commun à plus d'une année de prison antérieurement à la Commune. L'exposé des motifs du projet de loi dénonçait l'insurrection de 1871 comme un des attentats les plus grands qui aient été commis contre la souveraineté nationale. Louis Blanc à la Chambre, Victor Hugo au Sénat réclamaient l'amnistie pleine et entière ; la Commission de la Chambre des députés demandait l'extension des mesures de grâce amnistiante non seulement aux condamnés politiques, mais à tous les condamnés pour crimes et délits relatifs à des faits politiques. Acceptée par le gouvernement cette extension fut votée sur le rapport de M. Andrieux et après un très ferme et très politique discours de M. Le Royer. Elle ne laissait en dehors de la clémence que 1.200 individus, sur 10.000 jugés contradictoirement et 3.100 jugés par coutumace.

Au Sénat la loi fut adoptée sans modifications après un rapport de M. Ribière, une intervention un peu emphatique de Victor Hugo et une opposition plutôt juridique que politique d'un membre du Centre Droit, M. Clément. Le Garde des Sceaux invoqua des raisons d'humanité en faveur du projet qui réunit 159 voix contre 8. M. Bérenger au Sénat, M. Ribot à la Chambre s'étaient prononcés pour le système des grâces aussi complet que possible, mais contre le système de l'amnistie qui mettrait, disaient-ils, le Gouvernement dans la nécessité de faire promptement de nou

[ocr errors]
« PreviousContinue »