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DE LA

RÉVOLUTION.

DIX-HUITIÈME SIÈCLE.

Tous les historiens s'accordent à dire que les derniéres années du règne de Louis XIV furent une époque très-douloureuse pour la France.

Nous lisons dans le second mémoire de Fénélon sur la guerre de la succession d'Espagne : Pour moi, si je prenais la liberté de juger de l'état de la France par les morceaux du gouvernement que j'entrevois sur cette frontière, je conclurais qu'on ne vit plus que par miracle; que c'est une vieille machine délabrée qui va encore de l'ancien branle qu'on lui a donné, et qui achevera de se briser au premier choc. Je serais tenté de croire que notre plus grand mal est que personne ne voit le fond de notre état; que c'est même une espèce de résolution prise de ne vouloir point le voir; qu'on n'oserait envisager le bout de ses forces, auquel on touche; que tout se réduit à fermer les yeux et à ouvrir la main pour prendre toujours, sans savoir si l'on trouvera de quoi prendre ; qu'il n'y a que le miracle d'aujourd'hui qui réponde de celui qui sera nécessaire demain, et qu'on ne voudra voir le détail de nos maux, pour prendre un parti proportionné, que quand il sera trop tard..... Les peuples ne vivent plus en hommes, et il n'est plus permis de compter sur leur patience, tant elle est mise à une épreuve outrée..... Les intendans font, 10

T. I.

malgré eux, presque autant de ravage que les maraudeurs : ils enlèvent jusqu'aux dépôts publics... On ne peut plus faire le service qu'en escroquant de tous côtés. C'est une vie de Bohême, et non pas de gens qui gouvernent. Il paraît une banqueroute universelle de la nation. Nonobstant la violence et la fraude, on est souvent contraint d'abandonner certains travaux très-nécessaires, dès qu'il faut une avance de deux cents pistoles (deux mille francs) pour les exécuter dans le plus pressant besoin. La nation tombe dans l'opprobre; elle devient l'objet de la dérision publique...

Dès 1680, Colbert représentait au Roi que la misère des peuples était à son comble; que les lettres écrites des provinces par les Intendans, par les Receveurs, et même par les Évêques, l'attes

taient unanimement.

Les statistiques des généralités, dressées en 1698 par ordre du Duc de Bourgogne, prouvèrent que la détresse publique s'était rapidement accrue. Qu'on juge de l'état du royaume sur celui de la généralité de Paris, la plus considérable par les revenus qu'elle fournissait au roi (1), et par son étendue particulière. Les élections de Mantes et d'Étampes avaient perdu la moitié de leurs habitans; les autres, le tiers, ou tout au moins le quart. L'auteur du mémoire que nous avons sous les yeux attribue cette dépopulation << aux logemens excessifs des gens de guerre et à leurs fréquens passages; à la retraite des Huguenots, et à celle des gens de la campagne, qui se jetaient dans les villes franches; aux levées des troupes, aux milices forcées et aux impositions extraordinaires. Il remarque, en outre, que la misère des paysans est telle, que les enfans deviennent ma'adifs, faibles, de courte vie, parce qu'ils manquent des commodités qui procurent une bonne génération et éducation (2).»

Le pouvoir monarchique, fortifié, sous le précédent règne, par

(1) Un peu plus de 14,000,000, le sixième environ des impôts de ce temps.

(2) Extrait des mémoires dressés par les intendans du royaume, par ordre du roi Louis XIV, à la sollicitation du duc de Bourgogne, page 30.

des actes continuels de conservation sociale, au dehors, contre l'Autriche, l'Espagne et l'Angleterre, au dedans, contre le fédéralisme aristocratique, s'était égaré dans les voies de l'égoïsme, et devait nécessairement y périr. Les hommes de 1789 appréciaient de la manière suivante le mouvement de ce pouvoir.

< Il s'en fallut peu que les orages qui se formèrent dans le sein de l'Etat, sous la minorité de Louis XIII, son inexpérience lorsqu'il voulut régner, les cabales de sa cour, la timide impéritie de son conseil, ne remissent la France sous le joug aristocratique. Ce n'était partout qu'intrigues et factions; les princes du sang, les gouverneurs des provinces, ceux des villes, les commandans des troupes, regardaient leurs offices comme une propriété patrimoniale; comblés de grâces et d'honneurs, ils mettaient sans cesse un nouveau prix à leur fidélité équivoque; saps cesse la cour était forcée de marchander leur soumission apparente; les trésors de l'Etat, prodigués à leur insatiable avarice, ne suffisaient plus pour arrêter leur défection; et le peuple, livré à une multitude de tyrans, éprouvait sous une administration sans vigueur toutes les horreurs de la plus désolante anarchie.

› Ces désordres disparurent devant le génie de Richelieu..... Le chaos de la monarchie se débrouilla sous sa main redoutable; tous les pouvoirs furent restitués au trône, et dès ce moment la France se montra sur la scène politique avec toute la dignité qui lui appartient dans la balance des états de l'Europe.

› Laissons les aristocrates se déchaîner contre la mémoire de ce ministre intrépide, qui terrassa leur orguéil, et vengea le peuple de l'oppression des grands. Songeons qu'en immolant de grandes victimes au repos de l'État, il en devint le pacificateur, qu'il porta le premier les véritables remèdes à la racine du mal, et qu'il prépara de loin les jours de la régénération de la France, en abaissant les pouvoirs intermédiaires qui asservissaient la nation depuis près de neuf siècles. La marine lui doit sa renaissance; Le commerce.... fut appuyé, sous son ministère, sur les maximes les plus propres à en favoriser les progrès ; les lettres et les arts...

rien de ce qui peut rendre un vaste royaume puissant et glorieux, n'échappa à son infatigable activité.

› Louis XIV recueillit les fruits des immenses travaux de Richelieu; mais la manie des conquêtes, l'ostentation, l'ivresse du pouvoir absolu..., attirèrent sur ses dernières années des revers qui étonnèrent même ses ennemis.

.....C'est ici qu'on doit regretter qu'au milieu de ses prospérités, ce monarque n'ait pas entrevu la gloire dont il eût pu se couvrir en émancipant la nation, dont ses augustes prédécesseurs avaient brisé les chaînes. Le moment était venu de renouveler l'alliance qui doit régner éternellement entre le trône et le peuple, et de fonder une Constitution; de soumettre aux mêmes charges et de faire participer aux mêmes avantages, tous les ordres de l'Etat... Richelieu avait mis Louis XIV en état d'opérer cette révolution glorieuse sans danger et sans trouble; mais le caractère présomptueux du monarque.... etc (1). ›

En effet, au lieu de poursuivre la réalisation de l'unité française, en faisant progressivement disparaître, à la suite de la féodalité, des institutions qui divisaient le peuple en classes rivales, des barrières qui partageaient le sol en provinces, une administration, enfin, contradictoire aux mœurs et aux besoins nouveaux, Louis XIV travailla uniquement à la fortune de sa famille et à celle de son gouvernement. Il ne comprit pas que le protestantisme avait perdu tout caractère politique dans ses luttes avec Richelieu. Sa révocation de l'édit de Nantes frappa des familles inoffensives, et non pas des seigneurs rebelles. A ce coup d'état d'autant plus odieux qu'il était parfaitement inutile, se joignirent les dragonnades des Cévennes, expédition contre le vrai peuple, laquelle vouait aux antipathies nationales le règne des dévots.

Le pouvoir était cependant en demeure d'opérer d'importantes réformes. Les États-généraux de 1614 avaient formellement demandé la suppression des jurandes et maîtrises: Sans que par ciaprès, disent-ils, elles puissent être remises, ni aucunes autres de

(1) Résumé des cahiers etc. par une société de gens de lettres; discours préliminaire, pages lxxij et suivantes.

nouveau établies, de manière que lesdits métiers soient laissés libres à vos pauvres sujets.... et qu'il ne soit fait aucun édit pour lever deniers sur les artisans, pour raison de leurs arts et métiers, et qu'ils ne payent ni ne donnent aucune chose pour leur réception, lèvement de boutiques qu autres, soit aux officiers de justice, aux maîtres, etc., et ne fassent banques ni autres dépenses, même pour droit de confrairie ou autrement.

Ce mal ne fut pas détruit. L'édit de 1675 l'aggrava au contraire, et l'étendit à tous les artisans et marchands qui n'étaient pas en communauté. Cette misérable affaire chargeait l'industrie et le commerce de douze millions par an en frais de police, etc., et ne rapportait au roi que 400,000 livres (1).

Les grandes opérations de Colbert, emportées par le système général du gouvernement, furent presque toutes ruineuses. En 1664, le dénombrement qu'il fit faire des offices, en porta le nombre à quarante-cinq mille sept cent quatre-vingts; le capital de ces offices allait à 419,650,842 livres. Colbert en supprima plusieurs; mais il en recréa ensuite. En 1665, il réduisit l'intérêt de l'argent au denier vingt, et presque aussitôt il fut obligé d'établir une caisse d'emprunt au denier dix-huit; lui-même, selon Forbonnais, n'emprunta jamais aux financiers au-dessous de dix pour cent.

Son tarif de 1667 ruina le commerce des Hollandais, qui était le nôtre, et voulut y suppléer par des compagnies exclusives qui ne le firent pas. De la sorte furent presque anéantis soixante-dix millions d'exportations certaines, et réduits de moitié, les soixante millions de marchandises que les Anglais tiraient de France (2). Les compagnies qu'il fonda périrent avant sa mort, à l'exception d'une seule; il créa une compagnie de commerce du Nord, qui s'éteignit peu après; une compagnie des Indes occidentales, qui succomba en 1674, et dont le roi paya les dettes; une compagnie du Sénégal, avec une gratification de 15 livres par tête de Nègre.

(1) De la liberté du commerce et de l'industrie, par Bigot de Ste-Croix. Chez Lacombe, 1775.

(2) De l'administration provinciale et de la réforme de l'impôt, pag. 34.

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