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A M. MASCLET (1),

Vianen, 7 mars 1799.

J'ai éprouvé une vive satisfaction en me voyant de ce côté-ci de la barrière. Quoique la tolérance holsteinoise soit si universelle que moi-même je n'en étais pas exclu, il y avait de l'inconvenance à vivre sous un de ces gouvernements anciens que j'ai déclarés être incompatibles avec mes principes; et lors même que des gouvernements populaires se mêlent de tyranniser, j'aime mieux m'en indigner sur le territoire républicain que d'avoir à dire ailleurs ce que j'en pense. Au reste je n'ai ici sous mes yeux que de bonnes institutions et de bons sentiments: il y a liberté civile et religieuse; les gouvernants sont bien ⚫ intentionnés; les gouvernés connaissent leurs droits et leurs devoirs. Je ne suis pas à portée de connaître les orangistes, mais je n'ai rencontré dans les deux sections du parti patriote personne qui me rappelât ce que j'entends par le mot jacobin; dans toutes deux, j'ai trouvé beaucoup de bienveillance pour moi. La conduite de nos troupes est excellente, et en même temps qu'on m'a cité des actions horribles des soldats anglais, j'ai eu le plaisir d'entendre des anecdotes charmantes sur le courage et l'humanité des nôtres. Il n'y a d'affligeant que l'oppression politique de la république batave, que je crois être contraire aux vrais intérêts de la France autant qu'aux grands principes de l'indépendance nationale, et la rapacité pécuniaire qui fait que ce pays-ci paie beau(1) Voy. sur M. Masclet; la p. 362 du 4° vol.

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coup plus d'auxiliaires qu'il n'en a, et en habille beaucoup plus qu'il n'en paie (1); mais si j'en excepte les demandes personnelles du général en chef, je n'ai pas appris de détails particuliers qui puissent faire rougir un bon Français, et il me parait que les troupes s'abstiennent d'imiter leur gouvernement; tous les partis, et même, dit-on, les orangistes, sont forcés de rendre hommage à leur bonne discipline, à leur utilité pour le maintien de l'ordre légal et de la paix publique, à leurs bons procédés envers les habitants. Cela prouve que si le directoire abuse lui-même de sa supériorité, il est bien aise que la force armée se conduise avec modération. Il n'aurait, pour que les rapports réciproques des deux républiques fussent parfaits, qu'à mettre plus de liberté dans leurs relations diplomatiques et à faire payer moins cher une protection qui est nécessaire et efficace.

Quant à ma situation ici, elle est heureuse, tranquille, convenable à tous égards. Je n'ai pas fait un pas en Hollande sans retrouver des patriotes de 87, et dans chacun d'eux une grande constance de bontés pour moi; j'ai été reçu par mes vieux amis avec une émotion touchante, et je dois ajouter qu'au milieu des témoignages d'affection batave, j'ai reconnu dans nos concitoyens les mêmes dispositions dont je jouissais avant de quitter la France. Il y a un étatmajor et quelques troupes à Utrecht; il y vient quel

(1) Én vertu du traité d'alliance offensive et défensive conclu entre la France et la république batave, celle-ci devait payer à son alliée un subside de cent millions de florins et entretenir une armée de trente mille Français. On renouvela cette armée auxiliaire, en sorte que dans une année la Hollande équipa plusieurs fois le nombre convenu de soldats.

ques officiers des autres garnisons ou des voyageurs qui passent; je n'ai pas été à portée d'y recevoir une marque d'attachement qu'elle ne soit venue au-devant de moi. On dit que Brune (1), ancien secrétaire des cordeliers, et ami de Danton et Marat, voit avec humeur la manière dont je suis ici; mais le ministre à La Haye et le consul à Amsterdam, se sont exprimés sur moi avec beaucoup d'obligeance.

Je n'ai point voulu sortir de ma retraite, et mes courses se bornent à la ville d'Utrecht où j'ai d'excellents amis. Je suis venu avec deux passe-ports d'Abema, l'un sous le nom de Motier pour le territoire hanovrien, l'autre sous mon nom plus connu pour le territoire républicain.

J'ai retrouvé à Utrecht le général Van-Ryssel qui commandait les patriotes hollandais en 87, et le général de brigade Gouvion, cousin de ceux avec lesquels j'étais si intimement lié. Nous allons louer une jolie petite maison aux environs de cette ville. Quel bonheur pour nous de vous y recevoir!

Notre patrie, mon cher ami, que deviendrat-elle? il y a crise dans les circonstances, soit que la guerre se rallume, soit qu'on fasse la paix, et ce moment critique est celui des élections (2); mais il y a

(1) Le général Brune commandait alors en Hollande les troupes auxiliaires françaises.

(2) D'après la constitution de l'an 111, adoptée le 22 août 1795, les assemblées primaires, composées des citoyens domiciliés dans chaque canton, se réunissaient de plein droit, le 21 mars, pour nommer un électeur à raison de deux cents citoyens ayant droit de voter dans chaque assemblée. Les électeurs étaient nommés pour un an, et les représentants élus par eux, pour l'un ou l'autre conseil, devaient entrer en fonctions le 20 mai.

dans tous les cœurs découragement et apathie. Il était un peu niais de croire, avant fructidor, que les directeurs aimeraient mieux se laisser chasser ou pendre que de se permettre une violation des principes et des lois; il était permis à des républicains de s'effaroucher de la concordance apparente des meilleurs citoyens, avec des hommes pour le moins suspects et qui ne se cachent plus, dit-on, d'avoir été mal-intentionnés. On est rentré dans le fatal cercle des guérisons par les maladies, et comme il n'y a pas dans les gouvernés assez d'énergie pour qu'ils en sortent seuls, et que d'ailleurs on a tellement perverti les idées et abusé des mots que la nation se croit antirépublicaine sans l'être, il est nécessaire que les hommes au pouvoir ou quelques-uns d'entre eux trouvent leur intérêt au rétablissement de la liberté et de la justice; il est désirable que cette restauration morale soit exempte des secousses qui nous rejetteraient dans l'anarchie, l'aristocratie, ou le royalisme, Les directeurs sont redoutables plus que puissants; ils ont contre eux le fanatisme jacobin, le fanatisme contre-révolutionnaire, deux forces actives; la malveillance publique, force d'inertie. Leurs forces défensives, les baïonnettes, ne leur appartiennent qu'à leur titre de gouvernement, sans affection personnelle, ce qui, dans un État démocratique, n'est pas une caution bien solide. Ils sont pourtant dans cette situation qui fait dépendre d'eux l'amélioration du système actuel, et par conséquent impose à tout ami de la liberté le devoir, non-seulement de s'interdire l'indigne pensée de profiter pour leur faire du mal du bien qu'ils auraient concouru à nous faire, mais

même de leur faire trouver personnellement, dans une telle conduite, tous les avantages matériels et moraux que la liberté permet, et que dans l'état de puissance et d'abondance où ils sont placés, ils peu, vent néanmoins souhaiter de conserver ou d'acquérir. Les constitutionnels du 10 août sont connus de tout ce qui n'a pas voulu fermer les yeux; les proscrits de fructidor se reconnaissent les uns les autres; j'ai appris sur Barthélemy des détails admirables (1), et sur d'autres d'étranges révélations; il y en a que vous ne trouvez pas assez républicains et dont pourtant Pichegru (soit dit entre nous) a refusé

les lettres.

Je vois au dedans des constitutionnels qui, dans leurs idées de souveraineté nationale, de liberté et d'égalité, doivent être à présent constitutionnels de l'an ; des disciples de la Gironde, la plupart étrangers aux torts qu'elle a eus, et qui datent des opinions honnêtes auxquelles le parti se raccrochait en s'enfon çant dans le précipice dont nous avions voulu le gårantir; des hommes du gouvernement auxquels le jacobinisme et l'aristocratico-royalisme n'offrent point la sécurité qu'ils ne trouveront qu'avec la concurrence des bons citoyens, de ceux qui veulent consolider la république, la faire comprendre, la faire aimer, la défendre par des précautions sages, mais non arbitraires, par des lois sévères, mais égales et justes, et donner à l'administration l'appui de la bienveillance nationale, aux finances l'appui d'un crédit public, à

(1) Le 2 juin 1798, M. Barthélemy, ex-directeur, s'était échappé du fort de Surinam avec plusieurs de ses compagnons proscrits déportés comme lui dans la colonie de Cayenne, après le 18 fructidor.

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