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Cisalpine; on dit aussi qu'il est fort bien avec Moreau, A présent nous allons voir les combinaisons nouvelles. Je pourrais encore jouer un rôle honorable pour moi, utile à l'humanité; mais je doute qu'on veuille m'admettre à quelque influence, parce que, si on m'en donnait un peu, l'opinion publique pourrait bien me porter plus loin, et puis cette influence ferait tort au système conventionnel.

Ah! si j'avais pu, il y a trois mois, me trouver à la tête de cinquante mille Gallo-Bataves, avec le fils du roi d'Angleterre prisonnier à mon quartier-géné, ral, et agissant de la sorte sur ce gouvernement-ci et les départements septentrionaux ! Que devient donc l'infinissable ouvrage (1)?

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Les papiers publics disent qu'on se bat dans les départements de l'ouest. J'aimerais aussi à être chargé de les pacifier (2). Vous jugez bien pourtant que ce n'est pas la guerre des chouans que je suis curieux de faire.

Vos gens d'affaires me paraissent bien engourdis, C'est vous, ma chère Adrienne, qui avez toute la fatigue de nos arrangements. Je vois que vous ne doutez pas d'avoir Lagrange pour votre part de succession. Je désire fort que vous y prépariez de quoi arrondir dans la suite une belle ferme, car si nous sommes destinés à fixer notre retraite en France, mon activité,

(1) Les Fragments historiques sur la révolution française dont le général Lafayette s'occupait avec ses amis. Voy, les p. 20, 44 et 45 de ce vol. (2) Les attaques de la seconde coalition avaient fait renaître la guerre civile dans l'ouest. Le 15 octobre, la ville du Mans était tombée au pouvoir des insurgés. Le 20, ils pénétrèrent un moment jusque dans les murs de Nantes. La guerre civile ne cessa qu'au mois de janvier de l'année 1800.

je le sens, se portera sur l'agriculture, que j'étudie avec toute l'ardeur de ma jeunesse pour d'autres occupations.

Il est ridicule à un homme de l'ancien régime de se croire métamorphosé en fermier par l'achat d'une ferme à l'anglaise, et il y a telle manipulation subalterne pour laquelle il faut l'expérience journalière des hommes qui n'ont pas fait d'autre métier; mais c'est donner dans l'autre extrême que de croire que l'extension des idées et des lumières, la comparaison judicieuse des objets qu'on voit et des connaissances qu'on acquiert, d'une routine souvent bien motivée et de découvertes précieuses, ne soient propres qu'à rendre inepte en un métier où la théorie est si nécessaire à la pratique.

Adieu, ma chère Adrienne. Je suis impatient de rentrer en France pour la chose publique, pour mes amis, pour moi-même; je le suis aussi, d'une manière inexprimable, par le désir que j'ai de vous revoir.

A MADAME DE LAFAYETTE.

Vianen, 30 octobre 1799. (9 brumaire.)

Voici ma lettre pour Bonaparte, suivant votre conseil, courte et peut-être un peu sèche; mais toutes les lettres, tous les amis communs, ne valent pas une demi-heure de conversation; il y a des choses relatives à son ambition et sa soif de gloire qui ne s'écrivent pas. Les jaloux de Bonaparte me voient dans

l'avenir opposé à lui: ils ont raison, s'il voulait opprimer la liberté; mais s'il a le bon esprit de la servir, je lui conviendrais sous tous les rapports, car je ne lui crois pas la sottise de vouloir n'être qu'un despote. Vous pouvez être sûre que sa petite, et très petite altercation avez Sieyes (1), aura disposé l'abbé en ma faveur. En général, il ne faut pas croire que l'intime union et la confiance réciproque des gens en pouvoir, soit ce qui portera le plus au rappel des proscrits.

A présent, ma chère Adrienne, que me convientil de faire ou qu'on fasse pour moi? peut-être veut-on seulement que j'arrive, et que sans aucune fonction publique, je m'unisse comme simple citoyen à ceux qui voudront faire le bien; je ne demande pas mieux. Tout me convient, pourvu que j'y trouve à servir ma cause et mon pays d'une manière qui me soit particulièrement appropriée, c'est-à-dire momentanément, et par des moyens honnêtes en eux-mêmes, réparateurs des maux, propres enfin à faire connaître et aimer la liberté. Songez au grand nombre de proscrits, de malheureux qui, au dedans et au dehors, ont souffert pour nos principes, aux personnes honorables de divers partis dont je voudrais pouvoir adoucir le sort. Quant à moi, chère Adrienne, que vous voyez avec effroi prêt à rentrer dans la carrière publique, je vous proteste que je suis peu sensible à beaucoup de jouissances dont je fis autrefois trop de cas. Les besoins de mon ame sont les mêmes, mais ont pris un caractère plus sérieux, plus indépen

(1) Bonaparte s'était rencontré, disait-on, chez M. Gohier, avec Sieyes qui n'avait pas trouvé que le général lui eût témoigné assez d'égards.

dant des coopérateurs et du public dont j'apprécie mieux les suffrages. Terminer la révolution à l'avantage de l'humanité, influer sur des mesures utiles à mes contemporains et à la postérité, rétablir la doctrine de la liberté, consacrer mes regrets, fermer des blessures, rendre hommage aux martyrs de la bonne cause, seraient pour moi des jouissances qui dilateraient encore mon cœur; mais je suis plus dégoûté que jamais, je le suis invinciblement de prendre racine dans les affaires publiques; je n'y entrerais que pour un coup de collier, comme on dit, et rien, rien au monde, je vous le jure sur mon honneur, par ma tendresse pour vous, et par les mânes de ce que nous pleurons, ne me persuadera de renoncer au plan de retraite que je me suis formé et dans lequel nous passerons tranquillement le reste de notre vie.

Si, après avoir placé deux bons directeurs, le goùvernement me dit que je ne suis pas émigré, et m'invite à rentrer, ce qui pourrait être à la suite d'une décision sur les compagnons de mon départ; si, dans un des conseils, il se faisait quelque motion dont il faudrait que les termes fussent clairs; si on m'obligeait à une justification sur le 10 août, ce qui me plairait infiniment, parce que j'y dirais de grandes vérités (et dans tous les cas il faudra bien que j'en dise); si, en étant convenu de ce qui sera fait immédiatement après, on m'écrit simplement d'arriver à Paris, je puis espérer de vous revoir bientôt. Il est un autre moyen, c'est que Bonaparte, Moreau, Sieyes, conviennent que je viendrai incognito causer avec eux. Si nous convenons de nos faits, tant mieux; s'ils ne sont pas satisfaits de moi, je reviendrai ici.

Je suis pressé de finir, chère Adrienne, et je ne puis relire ce que je vous écris. Cependant il faut que je vous répète encore une fois que je suis complètement heureux et satisfait de ce que vous faites, de tout ce que vous dites, et plus encore de tout ce que vous êtes. Je lis dans votre cœur, ma chère et bien aimée Adrienne, et aucun de ses bons, tendres, et généreux mouvements n'échappe au mien; j'ai une impatience inexprimable de vous revoir ici, ou là, et d'attraper enfin l'heureux moment où nous ne nous séparerons plus.

Il y a une existence qui me conviendrait fort, c'est celle où, sans emploi, et après avoir eu l'occasion de rappeler mes principes, je concourrais par une influence personnelle aux mesures conformes à ces principes; il y aurait dans ce rôle une indépendance dont je me trouverais fort bien; il faudrait que cela fût précédé par une déclaration assez positive pour que le nouveau système s'y rapportât. Mais votre cœur et votre ame vous éclaireront sur ce qui me convient. J'avoue que la pensée de faire en Angleterre une paix bienfaisante pour l'humanité est le seul plaisir de ce genre auquel je serais encore aussi sensible qu'à vingt ans.

AU GÉNÉRAL BONAPARTE (1).

Utrecht, 9 brumaire an vIII (30 octobre (1799).

CITOYEN GENéral,

Il eût suffi d'aimer la liberté et la patrie, pour que (1) C'est la lettre dont il est parlé dans celle qui précède à la p. 143.

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