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la situation des esprits et des partis qui laissait craindre aux uns la restauration des Bourbons, aux autres la liberté publique, à plusieurs l'influence des hommes qu'ils ont haïs ou persécutés, à presque tous un mouvement quelconque et l'obligation de se prononcer. Tout cela ne lui donnait, à la vérité, la préférence de personne, mais lui assurait, suivant l'expression de madame de Staël « les secondes voix de << tout le monde. » Il a plus fait encore: il s'est emparé avec un art prodigieux des circonstances qui lui étaient contraires; il a profité à son gré des anciens vices et des nouvelles passions de toutes les cours, de toutes les factions de l'Europe; il s'est mêlé, par ses émissaires, à toutes les coalitions, à tous les complots dont la France ou lui-même pouvaient être l'objet; au lieu de les divulguer ou de les arrêter, il a su les encourager, les faire aboutir utilement pour lui, hors de propos pour ses ennemis, les déjouant ainsi les uns par les autres, se faisant de toutes personnes et de toutes choses des instruments et des moyens d'agrandissement ou de pouvoir.

Bonaparte, mieux organisé pour le bonheur public et pour le sien, eût pu, avec moins de frais et plus de gloire, fixer les destinées du monde et se placer à la tête du genre humain. On doit plaindre l'ambition secondaire qu'il a eue, dans de telles circonstances, de régner arbitrairement sur l'Europe; mais pour satisfaire cette manie géographiquement gigantesque et moralement mesquine, il a fallu gaspiller un immense emploi de forces intellectuelles et physiques, il a fallu appliquer tout le génie du machiavélisme à la dégradation des idées libérales et patriotiques, à

l'avilissement des partis, des opinions et des personnes; car celles qui se dévouent à son sort n'en sont que plus exposées à cette double conséquence de son système et de son caractère; il a fallu joindre habilement l'éclat d'une brillante administration aux sottises, aux taxes et aux vexations nécessaires à un plan de despotisme, de corruption et de conquête se tenir toujours en garde contre l'indépendance et l'industrie, en hostilité contre les lumières, en opposition à la marche naturelle de son siècle; il a fallu chercher dans son propre cœur à se justifier le mépris pour les hommes, et dans la bassesse des autres à s'y maintenir; renoncer ainsi à être aimé comme par ses variations politiques, philosophiques et religieuses, il a renoncé à être cru; il a fallu encourir la malveillance presque universelle de tous les gens qui ont droit d'être mécontents de lui, de ceux qu'il a rendus mécontents d'eux-mêmes, de ceux qui, pour le maintien et l'honneur des bons sentiments, voient avec peine le triomphe des principes immoraux; il a fallu enfin fonder son existence sur la continuité du succès, et en exploitant à son profit le mouvement révolutionnaire, ôter aux ennemis de la France, et se donner à lui-même tout l'odieux de ces guerres auxquelles on ne voit plus de motifs que l'établissement de sa puissance et de sa famille.

Quel sera pour lui pendant sa vie, et surtout dans la postérité, le résultat définitif du défaut d'équilibre entre sa tête et son coeur? Je suis porté à n'en pas bien augurer; mais je n'ai voulu, dans cet aperçu de sa conduite, qu'expliquer de plus en plus la mienne; elle ne peut être imputée à aucun sentiment de haine

ou d'ingratitude. J'avais de l'attrait pour Bonaparte; j'avoue même que, dans mon aversion de la tyrannie, je suis plus choqué encore de la soumission de tous que de l'usurpation d'un seul. Il n'a tenu qu'à moi de participer à toutes les faveurs compatibles avec son système. Beaucoup d'hommes ont concouru à ma dé livrance: le Directoire qui ordonna de nous réclamer; les directeurs et les ministres qui recommandèrent cet ordre, le collègue plénipotentiaire qui s'en occupa; certes, autant que lui, tant d'autres qui nous servirent de leur autorité, de leur talent, de leur dévouement; il n'en est point à qui j'aie témoigné avec autant d'éclat et d'abandon une reconnaissance sans bornes, sans autres bornes du moins que mes devoirs envers la liberté et la patrie. Prêt, en tous temps et en tous lieux, à soutenir cette cause avec qui et contre qui que ce soit, j'eusse mieux aimé son influence et sa magistrature que toute autre au monde ; là s'est arrêtée ma préférence. Les vœux qu'il m'est pénible de former à son égard se tourneraient en imprécations contre moi-même, s'il était possible qu'aucun instant de ma vie me surprît dans les intentions anti-libérales auxquelles il a malheureusement prostitué la sienne.

J'en atteste vos mânes, oh mon cher Van-Ryssel! Chaque pas de votre honorable carrière, trop courte pour notre affection et nos regrets, mais longue par les années, par les services, par les vertus; en paix, en guerre, en révolution, puissant, proscrit ou

240 MES RAPPORTS AVEC LE PREMIER CONSUL.

réintégré, vous n'avez jamais cessé d'être le plus noble et le plus fidèle observateur de la justice et de la vérité! Après avoir partagé au 18 brumaire ma joie et mon espoir, vous ne tardâtes pas à reconnaître la funeste direction du nouveau gouvernement, et le droit que j'avais de ne pas m'y associer ; Bonaparte perdit par degré l'estime et la bienveillance d'un des plus dignes appréciateurs du patriotisme et de la vraie gloire, et cependant, avant d'ôter à la Hollande jusqu'au nom de république, la fortune semble avoir attendu, par respect, qu'elle eût perdu le plus grand et le meilleur de ses citoyens. C'est donc à votre mémoire que je dédie cette lettre commencée autrefois pour vous. Et pourquoi ne croirais-je pas l'écrire sous vos yeux, lorsque c'est au souvenir religieux de quelques amis, plus qu'à l'opinion de l'univers existant, que j'aime à rapporter mes actions et mes pensées, en harmonie, j'ose le dire, avec une telle consécration?

Lagrange, 1er juillet 1807 (1).

(1) Voy. la p. 148 de ce vol. sur la date du commencement de cet

écrit et de la mort du général Van-Ryssel.

CORRESPONDANCE

DEPUIS LE MOIS DE NOVEMBRE 1799 JUSQU'AU MOIS DE NOVEMBRE 1813.

A M***.

Novembre 1799.

Ma principale occupation est de savoir quelle constitution aura la France (1). Je crains que la métaphysique de Sieyes ne propose des idées un peu creuses; ses municipalités, sa partie administrative, pourront être bonnes; mais comment composera-t-il son corps législatif? Malheur à leur ouvrage, si ce n'est pas une chambre des représentants fréquemment élue et un sénat à vie ou à long terme qui ait de la consistance!

Le pouvoir exécutif sera un... Je ne vois pas d'inconvénient à ce qu'il soit à vie; peut-être alors vaudrait-il mieux que les sénateurs fussent élus pour douze ans, et renouvelés par tiers. Que Bonaparte soit président tout simplement et tout de suite; que Sieyes préside le sénat, si cela lui convient; voilà comment j'arrangerais la chose après qu'on aurait établi de bonnes bases constitutionnelles.

(1) Voy. les p. 157 et 159 de ce vol. La loi quisupprimait le directoire exécutif et organisait un gouvernement provisoire est du 19 brumaire (9 novembre 1799). Cette lettre fut écrite peu de jours après, et avant la promulgation de la constitution nouvelle, qui n'eut lieu que le 13 décembre.

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