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vit quelque chose de désapprobatif de sa conviction et que mon expression ne lui fît de la peine. Je vois au contraire qu'elle trouve l'épithète bien placée parce qu'elle porte contre l'athéisme et rend hommage au sentiment de l'adoration de Dieu. C'est d'autant plus juste que je l'avais écrite par un mouvement religieux.

A MADAME DE LAFAYETTE (1).

Vianen, 16 mai 1799.

Je suis revenu bien tristement tout seul, ma chère Adrienne, et quoique je ne puisse regarder cette séparation comme celle de l'année dernière, il y en a plus qu'il ne faut pour me faire bien de la peine. Déja je commence à éprouver l'impatience de vous revoir que me donne l'approche de notre réunion; c'est m'y prendre de bonne heure. J'espère cependant que ce n'est pas trois mois plus tôt que votre retour. Nous attendons de vos nouvelles. J'ai

trop de confiance en vous, pour craindre que Vous ayez oublié les soins de votre santé, que vous m'avez solennellement et tendrement promis. J'ai été bien aise de voir qu'à propos du traitement des prisonniers vendus par Dumouriez (2), on ait dit du mal de notre habitation d'Olmütz à laquelle, tant que vous et nos compagnons vous en ressentirez, je conserverai de la rancune. Notre jardin à tous les jours de nouveaux charmes;

(1) Madame de Lafayette venait de partir pour la France où elle était appelée de nouveau pour des affaires de succession et de fortune. (2) MM. de Beurnonville, Camus, Quinette, Lamarque et Bancal. (Voy. les p. 244 et 245 du 4c vol.)

mais une fouine a mangé ma pauvre femelle ramier et ses œufs. J'ai rencontré avant-hier chez la nourrice les trois chaudronniers du Cantal; ce sont des hommes de fort bon sens et dont le jugement, pour les questions que je leur faisais, est très supérieur à celui des salons. Il en résulte évidemment que la révolution, malgré les crimes et les violences qui en ont souillé le cours et arrêté les effets, a cependant déjà beaucoup amélioré le sort des paysans de ce département. Je vous fais part de cette consolation que j'ai attrapée en passant et qui m'a fait grand plaisir.

Adieu, ma chère Adrienne, mon cœur vous suit, Vous regrette, vous prêche, et vous aime bien tendrement.

Si vous rencontrez chez elle l'intéressante femme du pauvre Roberjot, parlez-lui de la part que je prends à sa douleur.

n

A MADAME DE LAFAYETTE.

Vianen, 29 mai 1799.

Ma lettre vous trouvera vraisemblablement à Lagrange, mon cher cœur, dans cette retraite où nous sommes destinés, j'espère, à nous reposer ensemble des vicissitudes de notre vie. Cette idée mêlera quelque douceur à vos peines actuelles et vous montrera que, malgré les succès de la coalition, je ne pense point qu'ils finissent par contre-révolutionner la république. Nous sommes pourtant bien inquiets des progrès de Suwarow et de la situation de Macdo

nald. (1) Nos forces maritimes ont formé leur jonction et voilà une belle armée navale dans la Méditerranée. J'espère que les nouvelles de Syrie ne sont pas vraies (2). Le moment est bien critique; c'est celui où tout véritable patriote doit plus que jamais sentir le besoin de servir la France. Ceux qui ont des arrièrepensées ou des intrigues croisées peuvent se féliciter d'être à l'écart; mais pour quiconque n'a qu'une cause et dont le dévouement est sans restriction, il est bien naturel et convenable à tous égards d'être attiré par les revers. Je ne m'étonne donc point que George augmente d'ardeur en proportion de ce qui diminue l'ardeur des incertains; mais je puis vous assurer, ma chère Adrienne, que je m'associe plus maternellement à vos inquiétudes que je ne l'aurais cru moimême dans le temps où vous les auriez partagées entre son père et lui.

De toutes les chances défavorables à la liberté, le triomphe de cette féroce coalition serait sans contredit la plus destructive. Ce que j'éprouve, moi

(1) Le général Macdonald, ayant succédé dans le commandement en chef au général Champiornet destitué par le directoire, venait d'évacuer Naples et cherchait à opérer la jonction de son armée avec celle de la Haute-Italie, dont Moreau, depuis les défaites éprouvées sous Schérer, était devenu le chef provisoire. Cette jonction des deux armées d'Italie n'eut lieu que le 27 juin, près de Gênes, après le combat malheureux de la Trebia où Macdonald essaya en vain de percer le gros de l'armée de Suwarow.

(2) Le vice-amiral Bruix, parti de Brest avec 25 vaisseaux de lignes, était entré à Toulon au mois de mai. On annonçait sa jonction avec une escadre espagnole, et le nouveau départ de sa flotte pour Malte; on espérait qu'elle parviendrait à rétablir avec l'armée d'Egypte des communications interrompues depuis la destruction de la flotte commandée par l'amiral Brueys dans la rade d'Aboukir.-La levée du siége de St.-Jean-d'Acre est du 21 mai.

vieux vétéran, me fait bien juger les mouvements d'un jeune patriote. Que l'aristocrate et le royaliste cherchent une excuse dans la nécessité d'une réquisition; ce que la morale et la liberté défendent n'est excusé par rien, et on doit aller, pour le service de son pays, au-devant de tout ce qu'elles permettent. Si le patriote reconnaît l'appel du commissaire, comment méconnaîtrait-il celui de sa patrie en danger? Je pense absolument comme vous, chère Adrienne, et pour quiconque admet l'idée d'être conscrit dans six mois, il convient d'être volontaire aujourd'hui. George portera sous les drapeaux ces principes des droits de l'humanité si ridiculisés par les gouvernants de tous les pays, et qui n'en seront pas moins leur salut ou leur perte.-Dans toute cette affaire et dans votre manière de la voir, sous tous les rapports, vous avez bien satisfait mon coeur et encore augmenté, s'il était possible, ma confiance en vous. Vous dites que votre tête est baissée, mais certes ce n'est pas votre ame; la mienne s'unit à tous vos sentiments.

Vous avez compati à la peine que j'éprouve, en voyant l'ancien régime s'étendre de nouveau sur toute l'Italie, et tout, jusqu'au nom de la Cisalpine, disparaître devant des hordes d'Autrichiens et de Russes (1). Ce qui m'afflige encore plus, c'est l'apathie et le découragement.

J'ignore si, dans cette circonstance, Sieyes acceptera (2); je doute que l'espoir qu'on a de le voir revenir

(1) L'armée austro-russe s'était emparée, les 20 avril, 6 et 9 mai, de Brescia, Peschiera et Pizzighittone; le 24 mai, de la citadelle de Milan.

(2) Sieyes avait été envoyé, au mois de juin 1798, à Berlin, pour dé

avec la paix dans sa poche, puisse se réaliser; mais quoique je sois plus à portée dans mon ermitage d'étudier les carrés de mon jardin que les partis de la république, je n'ai pas besoin d'y regarder de si près pour savoir qu'il ne peut y avoir d'avantage pour eux et de salut pour elle que dans une franche et honnête liberté. Dieu veuille qu'en ce péril commun, tout ce qui craint la contre-révolution de l'aristocratie et du royalisme, se rappelle le mot de Sieyes: «Ils veulent être libres et ne savent « justes! »

pas étre

Nous avons ici le jeune Rouget de Lille, aide-decamp de Daëndels (1); je l'ai rencontré hier à Utrecht venant dans notre ermitage; il en part ce soir. Nous avons bien parlé du pauvre Bailly, et j'ai appris par lui une horrible anecdote, c'est qu'il a entendu crier sa sentence imprimée une heure et demie avant qu'elle eût été rendue.

Vous allez m'écrire bien des détails sur Lagrange; d'abord la maison, et une réponse à toutes nos idées de logement; ensuite la ferme. Je voudrais savoir le nombre des animaux vivants, grands et petits, qu'on y entretient, combien tout cela coûte, combien on

tourner le roi de Prusse des projets de la seconde coalition; il revint à la fin de mai de l'année suivante, après avoir été nommé, le 16, membre du directoire exécutif en remplacement de Rewbel. Il avait refusé cette fonction en 1795; mais en 1799 il l'accepta.

(1) Le général Daendels, dont l'auteur de la Marseillaise, neveu de M. Bailly, était alors aide-de-camp, avait quitté la Hollande, sa patrie, pour se réfugier en France, en 1788; il servit sous Dumouriez, devint général de brigade et se distingua sous Pichegru pendant la compagne de 1794-95; il rentra ensuite au service de la Hollande et contribua beaucoup aux changements qui amenèrent la formation d'un directoire batave. (Voy. plus loin la p. 68 de ce vol.)

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