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en liberté constitutionnelle. Je vous en parle aujourd'hui, non-seulement, à cause de mon intérêt permanent pour les deux pays, des inconvénients plus graves qu'on ne croit de cette guerre, et des probabilités qui s'accumulent, mais aussi parce que nous sommes à l'anniversaire de l'indépendance. Il y a vingt-trois ans que s'ouvrit cette carrière de révolution, dans les deux mondes où la pureté de mes sentiments avait été assez généralement reconnue jusqu'à ce que j'eusse encouru l'improbation des personnes qui entreprirent de perfectionner la révolution française. Au milieu des horribles époques que nous avons à déplorer, celles du 4, du 11, du 14 juillet, rappellent des moments bien cordialement consacrés à la liberté par des hommes qui se sont haïs et déchirés depuis. J'ai lu, sous mon arbre, quatre petits volumes qui m'ont donné plus de renseignements sur ces temps abominables que je n'en avais encore eu. Il a fallu du courage pour aller jusqu'au bout, et j'ai souvent pensé à la sensible note de madame de Staël sur la manière dont les amis et les ennemis de la liberté sont affectés par les crimes commis en son nom. Il faut espérer que le courrier d'aujourd'hui va nous porter de bonnes nouvelles d'Italie. Je trouve que cette campagne, malgré les revers, a été aussi glorieuse qu'aucune autre. Les armées sont en bonnes mains, et si on ressuscitait dans l'intérieur le zèle, non de la terreur, mais du patriotisme, je serais tranquille sur les projets du dehors. Que ditesvous du rétablissement des jésuites? L'empereur de Russie pourrait bien se mettre en tête d'être nommé général de l'ordre, et si le pauvre vieux pape mou

rait, je ne serais pas étonné qu'il voulût être pape et fût reconnu comme tel par les puissances catholiques (1). J'espère que tous les jansénistes vont redevenir républicains, surtout si Sieyes se rappelle son excellent rapport sur la liberté religieuse. On dit que la coalition a reconnu la royauté de Louis XVIII. Mon Dieu! que toutes ces sottises seraient indifférentes si les patriotes s'entendaient pour affermir la liberté sur de bonnes bases!

Le calme de notre solitude contraste bien avec les intrigues et les exterminations qui tourmentent et désolent l'Europe; mais cette nullité absolue n'empêche pas mon cœur d'être intéressé par les nouvelles publiques, et j'ai besoin, ma chère Adrienne, de l'épancher avec vous.

A MADAME DE TESSÉ.

Vianen, 14 juillet 1799.

Voici quelques renseignements sur le 30 prairial (2). Ils ne sont pas nouveaux, mais je les crois sûrs:

Sieyes est arrivé avec des projets pacifiques, et,

(1) Quelque temps après l'émeute dans laquelle le général Duphot fut tué par les dragons du pape à côté de l'ambassadeur de France, l'entrée de nos troupes à Rome par représailles (avril 1799), et la fuite de Pie VI, l'empereur Paul Ier fit offrir à ce pontife un asile dans son empire. Le grand-maître de l'ordre de Malte remit plus tard sa démission entre les mains de l'empereur.

(2) Voy. la page. 54 de ce vol.

suivant toute apparence, des engagements avec le roi de Prusse. L'opinion publique et le jacobinisme des conseils, auxquels s'unissaient momentanément les vrais patriotes, assuraient la déconfiture des triumvirs. Déjà Rewbell était serré de près, on attaquait son ami Scherer, son beau-frère Rapinat; Sieyes arrivait avec la réputation très exagérée de son influence sur le bien et sur le mal; et comme on savait qu'il veut la paix et un ordre légal, et qu'avec la première place et beaucoup d'esprit, on doit compter sur quelques semaines de puissance, le public et le nouveau directeur se sont persuadés qu'il allait tout arranger à son gré. Son ami Talleyrand n'en doutait pas.

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Je sais que, dans le cours du mouvement, un patriote très considéré, et contre lequel il n'y a point de haine, leur fit dire que s'ils faisaient la révolution pour la liberté, il fallait appeler ses amis; que s'ils ne la faisaient que pour eux, ils ne la dirigeraient pas long-temps; que le premier gage à donner était de porter au directoire deux constitutionnels étran

gers à la convention; que si on voulait maintenir la république, il convenait de réunir les partis qui ne désirent pas de roi; que si on renonçait à la faire aller, il importait que ce mouvement fût réglé par l'effort réuni des patriotes; mais l'orgueil a cru pouvoir tout faire, et a voulu avoir tout fait. Je ne sais si, dans leur embarquement, ils pourront jeter l'ancre... Voici comment cela leur a réussi pour le moment:

La veille du jour convenu pour le renvoi de Treilhard, le décret passa; on le porta à Barras. Merlin présidait, Treilhard parlait. « Votre opinion

est vieille, interrompit Barras, « Vous êtes destitué. » Treilhard se soumit. Un député porta à Sieyes une liste de candidats; il refusa de donner son avis, mais exprima sa répugnance pour Dubois-Crancé et Lacombe Saint-Michel. On comptait sur Talleyrand, Cambacérès, Kilmaine, Championnet, Beurnonville, pour la liste des Cinq-Cents. A onze heures et demie' du soir, on apporte à Talleyrand, qui était tranquillement à jouer, le résultat bien différent du scrutin. Il alla chez Sieyes, qui fut très mécontent; le choix de Gohier n'était pas dans ses plans. On lui reprocha la modestie de son silence, et il indiqua pour les choix futurs Talleyrand et Cambacérès.

La Réveillère et Merlin, restés en permanence au Luxembourg, voulaient que Barras se mît à la tête des troupes qui n'auraient marché que pour lui; il en était bien loin. Les commissions réunies firent prier le directoire d'obtenir les démissions de Merlin et La Réveillère. A son refus, elles s'adressèrent aux deux directeurs, en les menaçant du décret d'accusation. « J'aime mieux que mon fils n'ait point de père, que s'il en avait un déshonoré, dit Merlin; on ne m'arrachera que mort; » et La Réveillère en dit autant. On fait jouer l'artillerie des dénonciations, et les deux démissions arrivent. Vous savez que, malgré la confidence de Sieyes aux députés, on élut Roger-Ducos et Moulins. Il est remarquable que les Cinq-Cents, ayant prévu que Marescot serait nommé par les Anciens, qui, à l'élection de Ducos, lui avaient donné beaucoup de voix, on le fit exclure

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sur la dernière liste, sous prétexte d'avoir découvert qu'il était noble (1).

Les plaisirs de Paris n'ont pas été dérangés un instant, On s'est dit, à Tivoli, qu'on allait étre pis que jamais. On appelle la patrie la patraque; et le public, par une lâche insouciance, comme les puissants du moment par un vain égoïsme, ont laissé quelques déclamateurs sans talent ramener sans obstacle les mesures du jacobinisme, et prolonger la révolution qu'on espérait terminer par la paix (2).

(1) Après Roger-Ducos qui fut nommé en remplacement de M. Merlin, le général Marescot fut celui qui obtint au conseil des Anciens le plus de voix,

(2) Le 6 juillet, il se forma à Paris un nouveau club jacobin, présidé par Drouet, sous le nom de Réunion du Manége. Le 12, on fit la loi dite des otages qui autorisait en cas de troubles les administrations des départements à prendre comme otages les parents d'émigrés et les no. bles, et à séquestrer leurs biens. On a vu, p. 24 de ce vol., comment les élections s'étaient faites sous le gouvernement directorial. Voici, d'après le Moniteur, quel était le régime appliqué aux écrivains : Immédiatement après le 18 fructidor (4 septembre 1797), les auteurs et imprimeurs de trente-deux journaux avaient été décrétés d'accusation sans compter ceux qu'on déportait. L'art. 35 de la loi du 19 fructidor mettait les journaux et autres écrits périodiques, ainsi que les presses, pendant un an, sous l'inspection de la police qui pouvait les prohiber. Pendant quelque temps, de simples commissaires auprès des administrations centrales des départements exercèrent cette attribution de l'art. 35. L'approbation du directoire et ses arrêtés devinrent ensuite nécessaires pour prohiber des journaux et saisir des presses. Il en prohiba ainsi seize le 17 décembre 1797, deux le 1er mai 1798; quelques jours après il interdit l'importation des lettres et journaux anglais; le 7 juillet de la même année, deux arrêtés du directoire parurent, l'un pour réafficher une loi du 15 novembre 1794, décernant 100 fr. de récompense à chaque dénonciateur d'émigré, l'autre pour supprimer quinze journaux. Le 25 août 1798, à l'occasion d'un projet de loi répressive de la presse, on décida que l'art. 35 du 19 fructidor pourrait être exécuté pendant un an encore. Cependant plus d'une année après, le 3 septembre 1799, on voit encore dans le Moniteur un message du

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