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dée, et cependant s'il est indispensable de faire quelque chose, s'il est démontré que, malgré les répugnances réciproques, il n'y a de chances de succès que dans une communauté d'efforts, il n'est pas superflu d'observer encore une fois qu'à moins de donner de part et d'autre la sécurité personnelle dont on parle moins, mais dont on n'est pas moins occupé que du bien général, on ne fera qu'exprimer des voeux, entamer des arrangements; mais rien ne sera conclu ni exécuté.

La crise contre-révolutionaire ne peut être prévenue que par une crise patriotique très prochaine. Si le parti de Sieyes n'en a pas le courage, elle sera faite sous très peu de temps par ses successeurs, et s'ils se contentent de l'avoir renversé, ils le seront bientôt eux-mêmes par un général français ou plus vraisemblablement par le général Suwarow. Il est impossible que l'état actuel des choses se prolonge, et ceux qui parlent de ménagements et de délais me paraissent être en démence.

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Il est encore plus urgent d'avoir repris le langage et les formes de la liberté avant que les anti-républicains s'en emparent. Je sais bien que les contre-révo lutionnaires français diront beaucoup de sottises; mais si des intrigues mitigées se mêlent aux projets des puissances, dussent-elles finir comme celle de Toulon, on adoptera du moins en partie les idées et les expressions de quelques personnages fort habiles. Il ne faut pas l'être beaucoup pour dénoncer la tyrannie républicaine, et pour promettre au peuple, de par la coalition et de par Louis XVIII, une partie des

droits les plus essentiels dont il est aujourd'hui privé. Quiconque est insensible à ce danger n'eut jamais dans le cœur un mouvement de liberté.

Il importe aussi, je le dirai encore une fois, de montrer aux patriotes proscrits une autre patrie que celle de Suisse, et d'autres amis que les confidents de M. Wickam; sans quoi, voyant des deux côtés la servitude, ils s'attacheront à l'ombre, à l'erreur qui les rapprochera d'un prétendu tiers-parti de l'extérieur, et les intrigants qui en France ne seraient rien, deviendront puissants au dehors par l'adhésion de beaucoup de bons citoyens, recouvreront la seule chance de crédit dans leur patrie disposée à aimer tout ce qui renversera le gouvernement actuel.

Quant aux modifications de l'acte constitutionnel, vous savez que je suis républicain par inclination. Je voudrais toujours ou point de royauté, ou le moins possible. Mais en même temps qu'il y a des conditions primitives de la liberté, sur lesquels un vrai patriote ne transige jamais, je crois que l'organisation du gouvernement, dans tout ce qui n'est pas contraire aux droits imprescriptibles du genre humain, doit, pour les gens de bonne foi et désintéressés, n'être regardé que comme un objet secondaire. La constitution de l'an 1 avec des améliorations me conviendrait mieux que celle dont la volonté nationale montrera peut-être la nécessité, car je ne sais pas comment on soutient une constitution contre cette volonté souveraine, et aujourd'hui très prononcée. Il est vrai que le retour de la liberté déroyaliserait le peuple français qui ne voit dans le trône qu'un refuge contre l'oppression républicaine. L'amour de l'égalité est

heureusement devenu une habitude, et ceux mêmes qui ont envie d'un roi, sentent le ridicule d'une noblesse, l'inconvénient d'une chambre des pairs. Je crois donc qu'il serait encore temps de constituer sagement la république, dût même le président être héréditaire et porter une couronne. C'était le vrai sens de la lettre de Sieyes qui, s'il était chef du mouvement, aurait la principale, et peut-être l'unique part à la rédaction de notre constitution définitive. Quant à moi, j'avoue que tout ce qui assurera à mon pays liberté et repos me paraîtra excellent, et ce n'est pas pour mon intérêt que que je crois nécessaire de ménager aux hommes qui redoutent les récriminations, et qui contribueraient à terminer les malheurs publics, de leur ménager, dis-je, par exemple dans un sénat, une inviolabilité d'existence et d'opinion qui assurent leur tranquillité, et même pour tout dire leurs jouissances et leur fortune. Il faut être inflexible sur les principes de liberté et de morale; mais s'il n'y a pas d'indulgence pour les individus et la plus scrupuleuse fidélité à ce qu'aucun d'eux ne se repente d'avoir repris le bon chemin, nous irions de réactions en réactions jusqu'à la destruction complète. Il est étrange, lorsqu'on se croit plus honnête que son prochain, de s'en faire un titre pour lui manquer de parole.

Vous me direz que dans ce bavardage il n'y a pas l'apparence d'un plan. Non sans doute; mais je suis persuadé que si on était mutuellement assuré des points que je viens d'indiquer, le plan serait bientôt fait, et son exécution ne serait pas douteuse.

A MADAME DE LAFAYETTE.

Vianen, 9 octobre 1799.

Vous parlez en passant de la victoire de Masséna; savez-vous que c'est une destruction d'armée, et qu'en coupant le centre des opérations ennemies, elle renvoie bien loin les idées de conquête et de régime à la Suwarow (1)?-Pendant qu'à l'extrémité méridionale nos troupes reprennent l'offensive, l'armée anglo-russe se trouve ici dans une grande détresse. Vous aurez su la retraite des Gallo - Bataves; ils furent attaqués par les ennemis qui perdirent quinze cents prisonniers, douze à quinze pièces de canon, et un très grand nombre de morts. Depuis ce temps, la disette, la mésintelligence, et une insurrection des Russes ont forcé les ennemis à gagner avec précipitation leurs retranchements du Zyp; ils ont été vivement poursuivis, et les détails de ce nouveau succès vous arriveront officiellement aussitôt que ma lettre (2). Les cruautés commises dans la

(1) Après la bataille très meurtrière de Novi, le maréchal Suwarow se porta du Piémont vers les frontières de la Suisse, pour joindre son armée aux Austro-Russes commandés par Korsakow, et récemment arrivés sur la ligne d'opération de l'archiduc Charles. Mais Masséna, le 25 août et les jours suivants remporta, sur ceux-ci, près de Zurich, une victoire qui coûta à l'ennemi plus de 16,000 hommes, 100 canons et presque tous ses bagages. Le mois suivant, le maréchal Suwarow fut réduit à se retirer avec les débris de son armée par le Haut-Tyrol et la Haute-Souabe. Il cessa dès-lors de coopérer avec les Autrichiens. Paul Ier se détacha peu de temps après de la coalition.

(2) Le succès obtenu à Kastricum, par l'armée gallo-batave, est du 6 octobre.

Nord-Hollande, ont contrasté avec la conduite exem plaire des troupes françaises. Les mensonges faits aux Russes, auxquels on a persuadé que les Français ne faisaient point de quartier, les ont rendus plus sensibles aux bons traitements que les prisonniers éprouvent. On écrit que les atrocités commises en Italie par le parti royal ont un peu diminué la juste indignation que les vexations républicaines avaient inspirée(1). Ce qui a le plus nui à la cause contre-révolutionnaire, c'est le manque de foi sur des capitulations militaires, écrites et signées. Les patriotes pendus par le roi de Naples et l'amiral Nelson, l'ont été de par l'axiome qu'on ne devait tenir aucun engagement avec des rebelles, et il est fort naturel que la contre-révolution ne soit plus regardée dans ce pays-là comme le meilleur moyen d'arranger les affaires.

Voilà Brune à la tête d'une armée qui, sans avoir les triomphes helvétiques, est pourtant dans une très honorable position, sans compter les évènements qui peuvent suivre et ceux qui résulteraient de la disette ou d'un rembarquement; mais leur position derrière le Zyp est très redoutable.

Adieu, ma chère Adrienne, j'attends demain ou après-demain à dîner mon vieux camarade Kellermann. Ainsi, je vais savoir des nouvelles de l'armée; c'est la seule jouissance que puisse avoir un patriote français.

(1) Nous avons placé plus loin une note sur la rentrée du parti royal à Naples, le 11 juillet 1799.

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