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A MADAME DE LAFAYETTE.

Vianen, 13 octobre 1799.

Si nos affaires intérieures vont de mal en pis, chère Adrienne, et je ne vois pas, à moins d'assistance providentielle, comment elles iraient mieux, nous avons la consolation de voir les bonnes nouvelles de l'armée arriver par douzaines. Le cardinal Ruffo est, dit-on, battu en Italie, ce qui donne au cardinal Maury beau jeu pour être pape, mais dérangera les projets contre-révolutionnaires (1). Voilà Masséna vainqueur de tout le monde, même du général Suwarow, et s'il est vrai que ce général ait demandé cinq fois sa démission, il a une grande obligation à la sagacité du directoire qui lui a ménagé cet immense triomphe.

(1) L'abbé Maury, nommé pendant son émigration cardinal et évêque de Montefiascone et Corneto, s'était réfugié en Russie, à l'approche des armées françaises; mais, le pape Pie VI étant mort, le 29 août, à Valence, le cardinal Maury se rendit au mois de décembre à Venise pour le conclave qui nomma Pie VII.—Le général Macdonald, en se retirant au commencement de mai vers la Haute-Italie, avait laissé plusieurs garnisons françaises qui, réunies aux forces de la république napolitaine, ne purent résister à la coalition des royalistes commandés par le cardinal Ruffo, d'une flotte anglaise sous les ordres de l'amiral Nelson, des Turcs, des Portugais et des Russes qui relevèrent l'autotorité de Ferdinand VII. Dès les premiers jours du mois d'août, ce prince fit marcher vers les états du Saint-Siége une armée de Napolitains et de Russes; ils entrèrent à Rome le 9. Le bruit de la victoire dont il est parlé dans cette lettre tenait sans doute à quelques succès du général Garnier, avant qu'il n'évacuât Rome et Cività-Vecchia avec les débris d'un corps français.

Ici le général Brune éprouve un bonheur du même genre; il n'eût fallu presque rien pour lui substituer, suivant ses désirs, Lefebvre, Macdonald, Kellermann, Beurnonville ou tout autre; il eût pu être ministre ; son étoile l'a fixé à une des plus agréables places qu'on puisse avoir; car les gazettes vous apprendront que les Anglo-Russes, après la retraite la plus précipitée, n'ont pas su défendre la forte position du Zyp, et que, chassés de partout, ils se rembarquent et vont débarrasser la Hollande de leur incommode présence (1). Il n'y avait qu'une chance au monde pour que le pauvre George fût privé du bonheur d'y participer; ce sera un sujet éternel de regret pour lui et pour moi, mais ce n'est ni sa faute ni la mienne. Ne songeons pas à nos contrariétés, à nos délaissements personnels, et réjouissons-nous des victoires qui, d'un bout de l'Europe à l'autre, exorcisent la diablerie contre-révolutionnaire. Profitera-t-on de cette heureuse veine pour réunir les bons citoyens, pour établir et consolider la liberté? J'en doute fort.

Les directeurs actuels ne le voudront pas plus que les ci-devant directeurs, car eux aussi, ajournaient la liberté à six mois. Nos amis, toujours patriotes dans leurs vœux, la désirent sûrement de très bon cœur; ils n'empêcheront jamais le bien qu'on voudra faire, et si tout s'arrange pour le mieux, je sais combien ils en seront aises. Quant aux affaires extérieures, on aura de grandes facilités pour la paix autrichienne. Les gazettes disent que Bonaparte travaille à l'indé

(1) Le duc d'York fut réduit, le 18 octobre, à accepter une capitulation qui l'obligeait à rembarquer sans délai son armée, à relever les batteries détruites, et à rendre à l'armée batave 8,000 prisonniers, sans conditions ni échanges.

pendance de l'Egypte. Si ce pays est soustrait à la domination ottomane, s'il est, de manière ou d'autre, en rapport intime avec la France, vous verrez quel prodigieux avantage nous y trouverons. Le mauvais succès de l'expédition de Hollande produira en Angleterre une grande consternation. S'il y avait moyen de jeter un corps de troupes de ce côté-là, il ferait à présent bien de l'effet.

Adieu, etc.

A M. DE MAUBOURG (1).

Utrecht, 17 octobre 1799 ( 26 vendémiaire an v1).

Je puis enfin vous écrire, mon cher ami; mon cœur en avait grand besoin, car il est pénible de ne pas même faire entrevoir ce que je voudrais tous les jours vous confier et discuter avec vous. Je me sens soulagé par la pensée que cette lettre vous sera remise en mains propres, et qu'en recevant nos secrets vous allez comme moi juger notre situation et mes devoirs.

J'ai écrit en arrivant ici, ce que depuis ma sortie de prison j'ai toujours répété, que, pour tout homme associé à la révolution, il est criminel de ne pas se dévouer au redressement de ce mouvement terrible; qu'on doit y employer tous les moyens que la con

(1) Cette lettre fut écrite, comme on le voit par sa date, 23 jours avant le 18 brumaire. M. de Maubourg était encore en Holstein d'où il ne revint qu'après le changement de gouvernement.

science ne repousse pas; que si les honnêtes gens ont l'énergie de faire quelque chose sans et contre les usurpateurs, je suis d'avis de n'avoir aucun rapport avec ceux-ci, mais que si les bons citoyens ne savent ni conspirer, ni s'insurger, il vaut mieux devoir le salut de la France à des conversions que de ne pas la sauver du tout; qu'une fois décidés à profiter de l'intérêt bien entendu des conventionnels, nous devions souhaiter qu'il y eût division entre eux pour que le crime eût ses boucs émissaires, mais qu'il était extravagant d'espérer que les hommes qui ont le pouvoir s'en dessaisiront en faveur de ceux qui ne peuvent et n'osent rien, à moins que ceux-ci n'en laissent aux autres une grande portion, avec l'assurance qu'on ne cherchera plus, comme avant le 18 fructidor, à combler leur déshonneur et machiner leur perte. J'ai ajouté que je voyais dans la considération et l'inviolabilité d'un sénat à vie, une garantie suffisante pour les principaux d'entre eux, et qu'enfin une fois que la nécessité d'agir, l'impuissance d'agir seuls, et le besoin d'agir avec une partie de ces gens-là, seraient reconnus, il fallait se déterminer, non à des liaisons intimes et personnelles, mais à la plus exacte fidélité dans tous les engagements qu'on prendrait. Il est en effet bien étrange que ceux qui prétendent à plus de probité s'en fassent un titre pour manquer de foi envers les autres. On m'a répondu qu'il n'y avait plus d'existence en France que celle des directeurs, et qu'elle était trop solidement établie pour qu'ils crussent avoir besoin d'aucun appui patriotique et national.

J'écrivis alors qu'il y avait trop de démocratie

dans nos institutions primitives, que même au milieu de cet immense et sanglant bourbier, où la France s'était plongée, il surnageait trop d'idées libérales, pour que la tyrannie directoriale pût rester long-temps dans les mêmes mains; que je regardais les directeurs comme des hommes perdus, qu'il fallait se préparer à rendre leur chute profitable à la liberté; et comme on avait assuré jusqu'à satiété que personne en France n'aurait le courage d'attaquer le gouvernement, surtout depuis que Bonaparte avait si aisément plié devant lui, comme on traitait de folie la pensée d'apparaître tout-à-coup à Paris, et que vraiment il eût été impossible, sur six cent mille bienveillants, d'y réunir six coopérateurs, je mandais que je ne voyais plus de délivrance que par les prochaines élections, mais qu'elle était là et que son utilité dépendrait des choix du nouveau tiers. Il est possible, disais-je, qu'un des gouvernants ouvre les yeux sur son danger; peut-être en aurait-on deux ou trois qui, prêts à périr par les aristocrates ou les jacobins, préféreraient des élections constitutionnelles; mais quelque importante que fût leur influence, on peut s'en passer, et ce qu'il faut avant tout, c'est que nos amis se présentent. J'allais même jusqu'à proposer de faire élire les trois prisonniers d'Olmütz, dût l'opération être cassée, parce que c'était un signal; mais je conjurais les constitutionnels de ne pas céder la place aux jacobins et aux commissaires directoriaux. On crut que j'étais en démence, et tout le monde se moqua de moi. Le directoire était tout, les conseils rien, et moi je n'étais qu'un fou.

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