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tournaient au combat avec une témérité insensée. Leurs traits se perdaient dans les ténèbres, tandis que les Romains voyant en plein l'armée ennemie, choisissaient pour les frapper ceux qui se distinguaient le plus par leur audace ou leurs armes. Civilis s'en étant aperçu ordonna d'éteindre les feux, et de livrer tout à la confusion des ténèbres et des armes.

Le désordre fut alors à son comble, les Germains animés par une fureur aveugle, frappaient et paraient au hasard; les Romains, plus calmes et plus exercés, lançaient leurs traits et ceux de leurs machines à coup sûr. Attentifs au moindre bruit, ils accouraient la où le travail du mineur ou le placement des échelles les appelaient; l'ennemi frappé par le choc des boucliers était renversé dans les fossés où les pilums l'achevaient ; si quelqu'un pénétrait dans le camp il était tué aussitôt. La nuit se passa ainsi et le jour vint éclairer un nouveau combat.

Les Bataves avaient fait avancer vers la porte prétorienne, où le terrain est plus uni, une tour à deux étages; elle fut brisée par des poutres qu'on lança contre, et ceux qui la garantissaient très-maltraités : une sortie subite et heureuse acheva de la détruire. Les légionnaires plus exercés et plus intelligens causaient de grands dommages aux assaillans, mais ce qui épouvantait le plus ces derniers était un corbeau à bascule, qui s'abaissant toutà-coup, saisissait à leur vue un ou plusieurs des leurs, et par son contrepoids les lançait dans le camp. Civilis ayant perdu l'espérance de forcer les Romains en revint au blocus, pendant lequel il s'appliqua à ébranler la fidélité des légions par des négociations et des promesses.

Ceci se passait en Germanie avant la bataille de Crémone, dont l'événement fut annoncé par des lettres d'Antonius Primus, auxquelles étaient joint un édit de Cecina. Le préfet de Cohorte, Alpinus Montanus, un des vaincus, confirmait par sa présence la défaite de Vitellius: cet événement fit des impressions diverses. Les auxiliaires Gaulois, indifférens envers les deux partis, peu affectionnés au service, exhortés par leurs préfets, abandonnèrent de suite Vitellius; les vieux soldats balançaient mais sur l'ordre de Hordeonius et les instances des tribuns, ils pro

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nonçèrent le serment que leur cœur et leur visage même démentaient. Ils répétèrent les expressions de la formule, en hésitan₺ au nom de Vespasien, ou le prononçant tout bas : quelques-uns même l'omirent.

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Les lettres d'Antonius à Civilis, lues en pleine assemblée irritèrent les soupçons des soldats, parce qu'elles parurent écrites comme à un allié, et hostiles envers l'armée Germanique. Ces nouvelles arrivées au camp de Gelduba, y produisirent les mêmes effets. On envoya Montanus à Civilis, pour lui notifier de cesser la guerre, et de ne plus couvrir les desseins d'un ennemi, sous de faux prétextes. S'il avait eu dessein de servir Vespasien, il en avait assez fait.

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Civilis répondit d'abord avec dissimulation: puis voyant en Montanus un génie audacieux, et disposé à servir ses vues, il commença par se plaindre à lui, de ce qu'il avait souffert pendant vingt-cinq années au service des Romains. « J'ai reçu, dit-il, un digne fruit de mes travaux, la mort de mon frère, » et des fers pour moi, et je dois vraiment respecter le droit >> des gens, envers cette armée, dont les cris forcenés deman» daient mon supplice! Mais vous, Treviriens, et vous tous » dont l'âme est ployée à la servitude, quel fruit attendez-vous » de tant de sang répandu, si ce n'est un service ingrat, des » tributs éternels, les verges, la hache, et tout ce qu'invente l'esprit de domination? N'ai-je pas moi, simple préfet de cohorte, avec les Bataves et les Caninefates, faible portion » des Gaules, ou détruit, ou bloqué par le fer et la faim, ce » vain épouvantail de camp. A la fin, en osant, ou nous ac» querrons la liberté, ou vaincus, nous serons ce que nous étions auparavant. » L'ayant ainsi enflammé, il le renvoya en lui recommandant d'adoucir sa réponse. Montanus revint comme ayant manqué sa négociation, et dissimulant le reste, dont l'effet éclata bientôt.

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Civilis, ayant gardé une partie de son armée près de lui, envoya ses cohortes vétéranes, et les plus déterminés parmi les Germains, sous les ordres de Julius Maximus, et de Claudius Victor, fils de sa sœur, contre Vocula et ses légions. Ce corps

enleva, en passant le quartier d'un régiment de cavalerie, situé à Asciburgium, (Asburg). De là, ils attaquèrent si vivement le . camp de Gelduba, que Vocula n'eut le temps, ni de haranguer ses troupes, ni de les ranger en bataille. Tout ce qu'il put faire, fut de recommander que les légionnaires (1) fussent placés au centre, et les auxiliaires jetés sur les aîles. La cavalerie romaine chargea, mais reçue par des troupes serrées, elle fut renversée sur son infanterie. Ce ne fut plus un combat, mais une boucherie. Les cohortes nerviennes, soit frayeur, soit trahison, dégarnirent les aîles. Les légions, restées seules, perdirent leurs enseignes, et étaient culbutées dans les retranchemens, lorsque tout-à-coup, un secours inattendu rétablit la fortune du combat. Des cohortes de Vascons, levées par Galba, et qui avaient été appelées à l'armée, entendant le bruit du combat, comme elles approchaient du camp, attaquèrent à dos l'ennemi occupé ailleurs; l'épouvante qu'elles produisirent fut plus grande que leur nombre. On crut que c'était la totalité de l'armée, qui arrivait de Novesium, selon les uns, de Mayence, selon les autres. Cette erreur ranima les Romains, et en comptant sur les forces d'autrui, ils recouvrèrent les leurs. L'élite de l'infanterie batave fut abimée; la cavalerie s'échappa avec les drapeaux, et les prisonniers faits dans la première ligne. Les Romains perdirent plus d'hommes, et les moins courageux; les Germains, leurs meilleures troupes.

Les deux chefs méritèrent également leur désastre, et ne surent pas profiter de leurs avantages. Car, si Civilis avait employé plus de troupes à l'attaque, il n'aurait pas pu être enveloppé par un petit nombre de cohortes, et aurait pris et détruit le camp. Vocula ne fit pas reconnaître les mouvemens de l'ennemi, et fut battu aussitôt qu'attaqué; ensuite, se fiant peu à la victoire, il perdit plusieurs jours avant de marcher à l'ennemi, tandis que s'il l'avait poussé avec vigueur, et qu'il eut

(1) Subsignanus miles, le soldat sous les enseignes, est mis ici pour troupes réglées. L'armée de Vocula se composait de soldats d'élite des légions, qui n'avaient point d'aigles, mais des drapeaux (vexilla ou signa), d'où on les appelait vexillaires, ou subsignani.

profité de son succès, il pouvait du même coup dégager les deux légions. Dans l'intervalle, Civilis essaya d'ébranler les assiégés, en leur faisant croire qu'il avait remporté la victoire, et que les affaires des Romains étaient perdues. Il fit promener dans cette vue, autour du camp, les enseignes prises, et les prisonniers; mais un de ces derniers, par un courage héroïque, fit connaître à haute voix, la vérité des faits. Les Germains le tuèrent sur-le-champ, et sa mort confirma ce qu'il avait dit. En même temps, la dévastation et l'incendie des vil-lages voisins, annonça l'approche de l'armée victorieuse. Arrivée à la vue de Vetera, Vocula ordonna de faire halte, et de couvrir l'armée d'un retranchement, afin que le soldat, dégagé de ses bagages, pût combattre plus librement. Mais un cri général demandant le combat, s'éleva contre Vocula; la menace était devenue une habitude. Sans lui donner le temps de mettre l'armée en bataille, les soldats fatigués et en désordre, coururent au combat; car Civilis était déjà en présence, ne comptant pas moins sur les fautes de l'ennemi, que sur la valeur des siens. Lafortune fut chancelante du côté des Romains; les plus séditieux étaient les plus lâches : quelques-uns, conservant la mémoire du dernier succès, gardèrent leurs rangs et arrêtèrent l'ennemi; leurs exhortations ayant rétabli le combat, ils firent signe aux assiégés de ne pas laisser échapper l'occasion. Ceuxci qui voyaient tout des remparts, sortirent par toutes les portes. Civilis ayant été renversé de cheval, par hasard, le bruit qui se répandit dans les deux armées, qu'il était pris ou tué, jeta l'épouvante dans la sienne, et releva le courage des Romains.

Mais, Vocula, renonçant à poursuivre les fuyards, s'appliqua à augmenter les fortifications du camp, comme s'il eût été menacé d'un nouveau siége. Ayant tant de fois gâté la victoire, l'armée le soupçonna, non sans raison, de vouloir prolonger la guerre. Cependant, l'armée romaine souffrait de plus en plus du manque de subsistances. Pour y remédier, Vocula envoya chercher des vivres à Novesium, et profita de l'occasion pour renvoyer en lieu de sûreté, les bagages des légions, et les noncombattans. Le premier convoi passa sans obstacle, Civilis n'é

tant pas encore rétabli. Mais lorsqu'il apprit qu'un nouveau détachement avait été envoyé à Novesium, et que les cohortes qui le composaient, marchaient comme en pleine paix, les soldats, en petit nombre autour des drapeaux, le restant vaguant par la campagne et ayant leurs armes sur les chariots, il attaqua en bon ordre, ayant d'avance fait occuper les ponts et les défilés. On se battit en longue colonne, avec un succès varié, jusqu'à ce que la nuit mit fin au combat. Les cohortes gagnèrent Gelduba, où le camp était resté en état, gardé par les troupes qui y avaient été laissées. Il n'était pas douteux que le retour ne dût être encore plus dangereux, avec des fourageurs chargés et effrayés. Vccula, obligé par cette circonstance de penser à la retraite, songea, on ne sait trop pourquoi, à renforcer son armée. Il ordonna à mille hommes d'élites, des cinquième et quinzième légions, de le suivre. Il en sortit plus qu'il ne l'avait demandé, et ces soldats, insubordonnés et irrités contre leurs chefs, s'excusèrent de leur désertion, en criant qu'ils ne voulaient plus supporter la famine et la trahison des généraux.

Ceux qui restèrent, se plaignaient d'être sacrifiés par le départ d'une partie des légions. Ainsi, il y eut une double sédition, les uns, demandant le retour de Vocula, et les autres, ne voulant plus revenir au camp.

Cependant, Civilis remit le siège devant Vetera. Vocula se retira à Gelduba, puis à Novesium. Civilis prit Gelduba, et gagna peu après un combat de cavalerie, près de Novesium. Mais le soldat romain, vainqueur ou vaincu, était également acharné à la perte de ses généraux. Les légions renforcées par le détachement des cinquième et quinzième, et ayant appris que Vitellius avait envoyé de l'argent, exigèrent le donativum. Hordeonius, sans balancer, le donna, mais au nom de Vespasien. Ce fut le principal aliment de la sédition. Perdus dans les festins et la débauche, leur vieille haîne contre Hordeonius se réveilla. Profitant de la nuit, qui dispense de toute pudeur, aucun légat ou tribun n'osant s'opposer à eux, les soldats l'arrachèrent de son lit, et le tuèrent. Ils préparaient le même sort à Vocula, s'il ne se fut échappé dans les ténèbres, en habit

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