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SECTION III.

DE LA FORCE DE GUERRE EN GÉNÉRAL ET DE SES ÉLÉMENS.

Quoique la stratégie soit une science de combinaisons et par conséquent intellectuelle, ses agens sont physiques. Car la force physique est nécessaire pour appuyer et exécuter nos propres combinaisons; pour empêcher l'effet de celles de l'ennemi, et pour sortir des crises que produisent les collisions prévues ou imprévues, dans lesquelles nous ne pouvons manquer de nous rencontrer pendant le cours d'une guerre.

Pour ne pas laisser passer sans définition les expressions dont je suis obligé de me servir et de créer pour ainsi dire, je dois au lecteur celle du mot collision. Il exprime la situation de deux armées qui sont à peu de distance l'une de l'autre, et par conséquent qui se trouvent dans la nécessité d'avoir recours à un moyen extraordinaire pour se dégager et se remettre dans la possibilité d'agir sans obstacles. Ce moyen extraordinaire est un conflit tactique ou stratégique, c'est-à-dire une bataille ou une.

manœuvre.

La totalité de la force physique qui sert d'agent à la stratégie compose la force de guerre d'une nation. Elle est l'agrégation de tous les moyens matériels et personnels qui concourent à l'objet quelconque de la guerre. La force de guerre se divise donc en force passive ou immobile et force active ou mobile. La première est le pays et ses produits, la seconde est l'armée.

L'élément mobile de la force de guerre est le produit de l'élément immobile. Le pays est la force fixe et absolue; l'armée est la force mobile, relative, isolée et mise en état de liberté. Le pays est le complément de toutes les ressources de l'armée.

Hommes, armes, vivres et attirails de guerre de toute espèce sont le produit du pays. Sa configuration topographique doit en elle-même être considérée comme un élément de guerre de la plus grande importance. Car elle peut augmenter, diminuer et modifier à l'infini la force et les moyens d'action de l'armée. Les différentes sections de terrein dans lesquelles la nature a divisé le pays, doivent être également regardées comme autant d'armes offensives et défensives, ajoutées aux agens de la stratégie.

La force de guerre d'une nation se composant de la réunion de tous les élémens qui y concourent, c'est à-dire de la réunion du pays et de l'armée, cette force ne peut résider dans l'un des deux séparément. Elle ne peut exister que dans l'unité et l'identité de tous deux. Cette proposition fournit un corollaire politico-militaire. Tout ce qui agit pour détruire cette unité de la force de guerre et la transporter toute entière dans l'un de ses agens, le pays ou l'armée, tend directement à sa destruction et doit préparer ou achever son anéantissement. Au contraire ce qui agit pour conserver ou rétablir cette unité, tend directement à conserver la force de guerre et à la rendre durable. Nous établirons donc, comme principe général et absolu que, les deux élémens qui composent la force totale de guerre d'une nation, doivent non-seulement être en relation directe et réciproque, mais unis et inséparables; que cette union est le principe constituant de la vie politique, et que la désunion est un principe de mort et de destruction.

Pour développer ce principe, je vais en présenter quelques applications générales. Supposons d'abord le transport absolu de la force de guerre dans l'élément mobile, c'est-à-dire dans l'armée; celle-ci devient par le fait même permanente; car la force de guerre d'une nation ne peut pas cesser d'exister, lors même qu'elle cesse d'agir. Cet élément permanent peut être de deux espèces. Ou l'armée chargée exclusivement de la force, de la conservation et de la défense de l'existence de la nation, se compose, se complète et se remplace dans la nation même, quoiqu'elle en reste séparée et forme un état distinct; ou cette armée

n'ayant pas sa racine et les canaux fixes de son remplacement dans la nation, se compose d'agens mercenaires.

Dans le premier cas, lorsque l'ennemi aura forcé la ligne des frontières, réduit les forteresses, battu et dispersé les armées, la nation ou plutôt le souverain reste sans force. Le citoyen écarté des exercices de la guerre et de l'esprit militaire, désarmé, inhabile au maniement des armes, éloigné par système de tous les sentimens qui font naître et entretiennent la valeur, ne pourra pas servir de remplacement, ni concourir à la réorganisation de l'armée, avant d'avoir reçu une éducation qui exige un temps plus ou moins long. Pendant ce temps l'invasion s'est achevée et la nation a politiquement cessé d'exister.

Dans le second cas, si la nation attaquée n'est pas inaccessible à une invasion continentale par son isolement, sa situation insulaire et sa puissance maritime, les mêmes causes produiront les mêmes effets.

Supposons maintenant l'union intime des deux éléments de la force de guerre, c'est-à-dire un pays où l'armée permanente soit une mobilisation d'une partie de la force armée totale de la nation; un pays où le système militaire soit tel que tous, ou la plus grande partie des citoyens soient ou exercés matériellement à la guerre, ou reçoivent une éducation apte à développer et entretenir l'esprit militaire; et que cet esprit militaire soit principalement fondé sur le noble désir de défendre la patrie aux jours de danger et de détresse, de faire respecter l'indépendance nationale, conserver les droits de la patrie et sauver son existence politique.

Dans un pays ainsi organisé on conviendra facilement que les élémens de la force de guerre sont en union étroite et indissoluble. Les pays et l'armée se confondent en un tout indivisible et menaçant. Un tel pays ne peut périr que par une catastrophe épouvantable, qui laisserait au milieu des nations un désert couvert de cendres et d'ossemens. La prise de toutes les forteresses; la destruction d'une ou plusieurs armées ne suffirait pas pour les subjuguer; car la dernière armée se composerait des derniers citoyens en état de porter les armes.

Qu'on réfléchisse qu'il n'y a presque pas d'état en Europe, dont la population aptè à porter les armes, ne soit supérieure de beaucoup à la force des armées, qui peuvent essayer de l'envahir, et on verra que ce que je viens d'avancer est loin d'être exagéré.

Il résulte de tout ce qui a été dit ci-dessus que nous devons constamment nous appliquer à conserver l'union des élémens de notre force de guerre, en même temps que nous devons nous efforcer de diviser celle de l'ennemi. C'est là le problême du général en chef, et la stratégie lui fournit les moyens de le résoudre. L'union des élémens de la force de guerre est la base principale de la défense, leur désunion est le but auquel tend l'attaque. L'action réciproque de ces deux mobiles opposés est ce qui constitue à proprement parler la guerre.

DE LA FORCE IMMOBILE DE GUERRE ET DE SES RELATIONS AVEC LE PAYS. SYSTÉME DE FRONTIÈRES.

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Nous avons vu ci-dessus que l'intégrité des forces de guerre doit être maintenue dans toutes les circonstances et que le succès des opérations de la guerre, dépend en entier de cette intégrité Il en résulte que l'armée et les mouvemens qu'elle exécute, doivent avant tout et toujours être en relation directe avec le pays dont elle dépend. Donc, le pays doit toujours être couvert par l'armée. Or, le système de guerre n'étant autre chose que l'organisation proportionnelle de l'armée, et la détermination de la nature du système des mouvemens qu'elle doit opérer, déduits de l'examen réfléchi du théâtre de la guerre, il en résulté encore que le système de guerre doit avant tout et toujours être en relation directe avec le pays auquel il est appliqué; sans cela, il cesserait d'être coordonné avec ses facteurs : ce qui ne peut pas être. Nous allons essayer de développer ce principe.

La défense d'un pays, prise dans le sens le plus étendu, ren

Ferme des conditions qui, si elles ne sont pas impossibles, sont au moins très difficiles. Il faudrait pour les remplir exactement et en entier, écarter constamment les forces de l'ennemi de toute la surface de ce pays et en maintenir toujours le souverain, quel qu'il soit, considéré comme propriétaire fictif, dans la possession paisible et entière de sa grande propriété. Le stratégicien chargé de la solution de ce problême, se trouve entre deux contraires, l'un et l'autre nuisibles. L'affaiblissement de la force mobile de guerre, produite par sa distension même, s'il veut lui faire couvrir tous les points d'invasion à la fois; et l'inertie résultante de l'impossibilité de parer à tous les mouvemens de l'ennemi, s'il tient cette force mobile réunie en un seul point. Il est obligé d'employer un moyen terme. Pour ne pas perdre tout, il ne doit pas vouloir tout défendre à la fois. Dans l'étendue de l'espace qu'il doit couvrir, il faut qu'il recherche et qu'il choisisse certains points, dont la position et les relations avec l'ensemble du théâtre de la guerre et entr'elles, soient telles qu'en les conservant en son pouvoir, il puisse espérer de conserver le tout. Ainsi qu'en mécanique on considère la masse des corps comme concentrée dans leurs centres de gravité respectifs; de même, le stratégicien devra supposer que la totalité du pays forme un système de corps représenté par les points qu'il aura choisis et qui en sont les centres de gravité. C'est sur ses points qu'il doit porter toute son attention, et c'est à les conserver qu'il doit employer toute son opiniâtreté et toute la masse des moyens qui sont en son pouvoir. Tant qu'il pourra les soustraire au pouvoir de l'ennemi, il n'y aura rien de perdu.

Ce principe de concentration est tiré de la nature des choses et de l'organisation sociale même. Une ville est toujours le centre d'une certaine surface de pays, d'un certain district, qu'on peut, économiquement parlant, appeler son domaine. Les produits des travaux agricoles, c'est-à-dire les productions de la terre, dans l'étendue de ce domaine, affluent à la ville. ..

Réciproquement, les produits de l'industrie commerçante et manufacturière, et ceux des arts refluent de la ville dans toute l'étendue de son territoire. Des trois élémens de la richesse na

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