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les préparatifs déjà faits, continua à cacher toutes les traces d'un projet qu'on était forcé d'abandonner, et bientôt les événenemens qui changèrent la face de l'Europe, en ensevelirent dans l'oubli jusqu'au souvenir.

Cependant le cadre de l'armée d'expédition était déjà arrêté, les troupes et les généraux désignés; le tableau d'organisation revu, corrigé et signé par Napoléon était entre les mains du major-général de cette armée, et de son général en chef, qui devait être le vice-roi d'Italie. 70,000 hommes, dont plus de 40,000 italiens. devaient pénétrer dans la Turquie d'Europe par trois points différents; l'auteur, destiné à un commandement, auquel l'appelaient et la connaissance qu'il avait du pays, et la part qu'il avait eu à ce projet, s'était rendu à Milan, pour entrer en fonctions. Tout en un mot était prêt; car les troupes destinées à l'invasion se trouvant déjà en Italie et en Illyrie, aucun mouvement préparatoire n'était nécessaire pour les réunir. Au mois de juin 1811, l'expédition fut ajournée; un mois plus tard la situation politique de l'Europe démontra clairement qu'il fallait encore soutenir une nouvelle guerre et conquérir une nouvelle paix, avant que de pouvoir s'en occuper de nouveau. Une partie des troupes passa en Espagne; les autres furent destinées pour le Nord, où il n'y avait presque plus d'espoir d'éviter une rupture. C'est de cette expédition, dont il a eu une connaissance imparfaite, qu'aura sans doute voulu parler M. Pouqueville, dans son histoire de la régénération de la Grèce ( Tome I., pag. 395.) Il nous permettra seulement d'observer, que le plein pouvoir donné à un consul, de déclarer la guerre comme, où et quand il veut, paraîtra fabuleux aux yeux de tout homme qui a une idée des affaires, et surtout des convenances politiques.

Un événement tel que l'invasion de la Turquie d'Europe, et la création d'un royaume grec, aurait eu des conséquences trop importantes par le changement qu'il amena dans la situation de l'Europe, pour que le projet même, quoique resté sans exécution, n'aie pas un assez grand intérêt aux yeux des lecteurs éclairés. La position de l'Empire français était alors la plus

favorable qu'on pût désirer pour sa réussite, par l'étendue et la disposition de ses frontières entre la Turquie. Voilà ce qu'il est facile de juger au seul exposé des faits. Mais ce qu'on pourrait désirer de connaître, c'est le développement des moyens d'exécution, sous le rapport de la distribution et de l'emploi des forces, de la nature et de la configuration du pays, et du plan des opérations militaires. C'est ce qu'on pourra trouver dans le mémoire suivant, redigé dès la fin de 1810, par l'auteur, destíné pour Napoléon seul, dans les mains de qui il fut remis directement; et qui a servi de base au plan de l'expédition projetée.

MÉMOIRE

La côte de l'Epire depuis Avlona (la Valona ) jusqu'au golfe d'Ambracie ( golfe de Prevesa) ont été, sous les Romains, et même avant eux, depuis l'établissement des colonies grecques en Daunie et en Japygie, le point de contact le plus immédiat entre la Grèce et l'Italie. C'est par là que Sulpicius, peu après la seconde guerre punique, guida la première armée romaine dans les états de Philippe, roi de Macédoine, et que César, poursuivant son compétiteur, l'atteignit devant Dyrrachium. Sous les empereurs romains les routes qui de Rome conduisaient à By zance et de là en Asie, aboutissaient à Nicopolis, Apollonie et Aulona, et ces villes ainsi que celles de Brindizi et Otrante, et l'île de Corfou, devinrent l'entrepôt des deux empires d'Orient et d'Occident.

La situation géographique de l'Epire, doit encore de nos jours lui conserver les mêmes relations, et l'avantage d'être le point de communication le plus facile entre l'Italie et la Turquie Européenne. Outre que les côtes de l'Albanie supérieure et de la Dalmatie, sont de difficile abord et n'offrent qu'un petit nombre de ports, privés de toute communication par terre entre eux, ce ne sera jamais sur ces ports que se dirigeront les caravanes, qui apportent dans l'occident les productions de la Grèce et de l'Asie, réunies aux foires d'Ochridade Ma

vronoro, d'Elbassan, de Janina et d'Arta. La chaîne des Alpes qui, depuis la source du Tagliamento, se dirige au midi, laissant à sa gauche le vaste bassin qui contient les versants d'eau du Danube, approche trop de la mer Adriatique. Ce golfe qui n'a de profondeur que le long de ses côtes orientales, paraît coupé sur le penchant de la montagne dont il baigne les racines. La Dalmatie et l'Erzegovine qui occupent le versant occidental des Alpes Illyriennes, offrent l'image d'un des nombreux bouleversemens marqués dans les annales du monde. Le sol déchiré par de violentes secousses, n'est plus qu'un amas de roches brisées et éparses en mille monticules irréguliers. Il n'y a plus de contreforts qui guident les eaux à la mer. Un grand nombre de lacs plus ou moins étendus, et la plupart desséchés pendant six mois de l'année, reçoivent les eaux qui s'écoulent par des vallées sans issue. Aucune route n'existait jusqu'à présent dans ces provinces, et il est même presque impossible d'en établir de praticables, à moins de tailler dans le roc vif. Ces deux provinces s'étendent depuis Zara, jusqu'à l'embouchure du Drino d'Albanie. Voilà pourquoi aucune grande communication directe pu être établie entre ce pays et le reste de la Turquie Européenne. La route de Constantinople à Trawuick finit à cette dernière ville, et celle qui conduit en Italie se dirige de Nissa vers Belgrade et de là à Vienne. Il y en a bien une autre qui de Philippopoli en suivant le mont Rodope, conduit à Scopia, Prisrenda et Scutari, mais elle est trop difficile pour les convois du commerce, et elle n'est fréquentée que par les voyageurs. et les marchands de Scutari.

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Les côtes de l'Épire au contraire reçoivent toutes les routes qui partant de Salonique, comme des rayons d'un même centre se dirigent sur Mouastir, Castoria, Greveno et Larissa, et aboutissent à la Valona, Corfou et Arta. Toutes ces communications sont faciles, et quoiqu'elles ne puissent pas en ce moment servir pour des voitures, on y rétablirait avec bien peu de peine et de dépense les grandes routes qu'y avaient les Romains. Les provinces qu'embrassent ces mêmes communications commerciales, sont la Macédoine, la Thessalie, l'Épire, la Hellade et la Morée,

c'est-à-dire la partie la plus fertile et la plus policée de la Turquie d'Europe, celle enfin qui est habitée par des Grecs, qui frémissent sous le joug avilissant des Turcs, et qui courageux et intelligens comme leurs ancêtres, voleraient au devant de leurs libérateurs, et leur fourniraient de puissans moyens. Les provinces que je viens de nommer forment une espèce de presqu'île, dont la base depuis Avlona jusqu'à Salonique, n'a pas plus de 60 lieues en ligne droite, et dont chaque côté en s'étendant vers le cap Matapau, qui en est à peu près le sommet, a environ 120 lieues. C'est cette base d'opérations, dont il est aisé de se rendre maître, qui facilitera et appuyera toute invasion qu'on voudra faire en Turquie, et dont l'avantage est de couper aux Turcs la communication avec l'Hellade. Le récit abrégé que je vais faire des campagnes des Romains contre Philippe avant dernier roi de Macédoine, et de César contre Pompée, prouvera que dès lors les généraux romains qui voulurent s'emparer de la Grèce, proprement dite, s'empressèrent de se saisir de l'Epire et de la Thessalie, et que lorsqu'ils se furent affermis dans ces deux provinces, le reste de la Grèce fut soumis sans coup férir. Corfou fut dans tous les temps leur place d'armes, et leurs débarquemens se firent par la côte de la Thesprotie, actuellement appelée Chamouri. Comme mon but est de prouver que les mêmes avantages se reproduiraient de nos jours, en faveur d'un conquérant maître de Corfou, et que même des circonstances politiques plus favorables que celles qui aidèrent Flauminius dans son expédition, faciliteraient une nouvelle invasion, je vais donner d'abord une description succincte des côtes de l'Épire. Cette description embrassera la géographie ancienne et moderne de ce pays, sa division politique actuelle, un abrégé de la topographie et de la statistique des peuples qui l'habitent, et ce qui est plus important, leur caractère, leurs mœurs, et les relations qui existent entr'eux.

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Sous les Romains, toute la côte de l'Adriatique depuis Fiume, jusqu'au golfe d'Ambracie était divisée en quatre préfectures; Illyrie appartenante à l'enipire d'Occident, la Praevalitaine, ét les deux Epires qui dépendaient de l'empire d'Orient. Cette

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division était elle-même une conséquence des révolutions qu'avaient essuyées les peuples qui habitaient la côte dont nous parlons. A une époque beaucoup plus reculée, les différentes peuplades de la nation Illyrienne avaient possédé ce qui compose à présent, la Servie, la Bosnie, les deux Croaties, l'Erzegovie, la Dalmatie, la Morlaquie, et l'Albanie, jusqu'à la Voyutza qui est l'Acus des anciens. Depuis la fondation du royaume de Macédoine, les peuples de l'Illyrie et surtout ceux qui avoisinaient ce pays, furent en guerre avec les successeurs de Caranus. Après une longue lutte et des succès variés, Philippe père d'Alexandre-le-Grand, fixa la fortune en sa faveur. Ce monarque, le plus grand général et le plus habile politique de son temps, fit la conquête d'une grande partie de l'Illyrie, et étendit son royaume jusqu'à la mer Adriatique, dont il posséda les côtes depuis le Hismo au nord de Duzazzo, jusqu'aux frontières de l'Epire. Les principaux peuples qu'il soumit furent les Dassarètes, les Eordéens, les Lyncestes, les Taulantiens et les Par hiniens, qui comprenaient les cantons ou provinces actuelles de Gheortcha, Voscopoli, Samarina, Prespa, Ochrida, Elbassan, Berat, et Tirano. Les Dardaniens, se maintinrent indépendans et unis aux Dalmates et aux autres Illyriens, dans la vallée du Drino, depuis Dibra jusqu'à Prisrenda.

Après la chûte du royaume de Macédoine, et sa réduction en province Romaine, les districts inéditerranés en formèrent la troisième région, et ceux de la côte la quatrième. Lorsque la séparation des deux empires d'Orient et d'Occident exigea une nouvelle division des provinces, la partie de la Dalmatie comprise entre la Moraccia et le Chismo, fut attribuée à l'empire d'Orient, sous le nom de Prévalca, dont la métropole était Doracium, qui paraît être la moderne Croïa. Le reste de la quatrième région de la Macédoine, prit le nom d'Epirus novus. Après la prise de Constantinople par les princes croisés, Michel l'Ange parent de l'empereur d'Orient, s'empara de la Prévalitaine et des deux Epires qu'il gouverna sous le nom de Despote. Son frère Thomas, ayant aggrandi son domaine, prit le titre d'Empereur, que ses descendans retinrent jusqu'à Charles, dernier

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