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ment qu'elle se réduisait à former leurs armées en grandes masses, en carrés pleins, afin de renverser les lignes ennemies par leur propre poids. Avec un pareil système, il ne pouvait presque pas y avoir d'évolutions, et la stratégie devenait à peu près inutile. Les Perses, ainsi que tous les peuples orientaux, paraissent également n'avoir eu d'autre tactique que celle de sc réunir en masses, par peuples, et même par bannière, ainsi que le font encore les Turcs. Le tableau que nous présente Xénophon, de la discipline et de la tactique introduite par Cyrus, nous en donne, à la vérité, une idée un peu différente. Mais la cyropédie n'est qu'un roman politique, et il vaut mieux s'en rapporter à ce qu'il dit lui-même dans la relation de la retraite des Dix-Mille et à la description d'Arrien, dans son histoire de l'expédition d'Alexandre. Les Carthaginois, qui occupent également une place dans les fastes militaires des nations, n'eurent aucun système réglé avant leurs guerres contre les Romains. Leurs troupes, presque toutes étrangères, suivaient chacune la tactique de son pays. Leurs expéditions ne se firent, dans les premiers temps, que contre des peuples à demi-sauvages, et les Syracusains, qui avaient adopté la tactique grecque, leur résis-tèrent, malgré la disproportion des forces. Après la bataille de Tunis, où Xantippe leur enseigna cette même tactique, ils la conservèrent et ne la quittèrent plus jusqu'à la chûte de leur empire.

Les Parthes ont joué un rôle brillant dans l'histoire militaire des Romains, mais il ne faut pas en conclure qu'ils dussent à leur génie militaire les succès qu'ils remportèrent sur Crassus. Les victoires de Lucullus et de Ventidius, la retraite même d'Antoine, prouvent que leur force était toute entière dans les plaines désertes qui les couvraient. Comme tous les peuples scythes, incapables de résister en face à l'ennemi, fuyant tout combat sérieux, ils le fatiguaient en le harcelant continuellement et l'obligeant à se tenir en masse.

Parmi les systèmes militaires des anciens, on n'en peut donc citer que deux qui méritent réellement ce nom, celui des Grecs et celui des Romains. Ces deux systèmes reposaient sur deux

principes absolument différens. Les premiers avaient adopté l'ordre profond, et leur élément était le carré de seize. Les autres, sans choisir un ordre tout-à-fait mince, avaient pris pour élément le carré long de douze de front sur dix au plus de profondeur. Les Grecs avaient préféré l'ordre solide et les Romains le mobile.

La tactique grecque était le résultat de l'expérience acquise par leurs plus grands généraux, dans leurs différentes guerres contre les peuples de l'Orient. Les grandes masses de ces derniers attaquaient avec une impétuosité qui, jointe à leur grande profondeur, leur donnait une force d'impulsion à laquelle des corps faibles n'auraient pu résister. La pratique prouva qu'il ne fallait pas moins de seize hommes de profondeur, en calculant même la supériorité des armes et de la discipline. Mais ces mêmes masses n'étaient imposantes que lorsqu'elles étaient réunies; aussitôt qu'elles étaient ouvertes, on pouvait les regarder comme dispersées. Cette raison fit passer sur la lenteur et la difficulté des mouvemens, et surtout des conversions des corps profonds. Les plaines de l'Asie étaient avantageuses à la phalange, et les victoires d'Alexandre fixèrent les Grecs à cette ordonnance, qui fut toujours victorieuse jusqu'à l'instant où il fallut l'employer contre les Romains. D'après l'ordonnance de la phalange, les manoeuvres devaient se réduire à un petit nombre. La marche de front et celle de flanc étaient les seules dont on pût faire usage; les conversions étaient impossibles. La formation en colonne en avant se faisait en portant chaque section par le flanc sur le terrain qu'avait occupé la première. La colonne sur un flanc se formait d'après les mêmes principes que nos colonnes par pelotons en arrière.

Les Romains, au contraire, dont la tactique se forma dans leurs guerres avec les montagnards agiles et intelligens de l'Apennin, furent obligés d'adopter un principe opposé. Le pays coupé dans lequel ils faisaient la guerre, ne leur offrant presque jamais un champ de bataille étendu et uniforme, les obligea à adopter un ordre assez mobile pour pouvoir à chaque instant changer de forme, et dont chaque élément conservât avec la

mobilité la force d'inertie suffisante pour résister à un choc. Ne donnant jamais plus de dix rangs à leurs corps, l'élément de formation, le carré ne passait pas cent hommes, nombre assez maniable pour toutes les manœuvres qui demandent de la vélocité. Ils ne dépassèrent pas beaucoup ce nombre, car leurs manipules ou pelotons furent formés de cent vingt hommes. De cette manière toutes les manoeuvres qui sont en usage chez nous pouvaient être employées par les Romains.

L'esprit systématique des Grecs, et leur goût prédominant pour les discussions scholastiques, avaient eu beaucoup de part au choix de leur système. Ces mêmes penchans firent que la phalange fut toujours leur ordre favori; après la translation de l'empire d'Orient à Constantinople, ils ramenèrent les légions romaines à cette forme, et éloignèrent la victoire de leurs drapeaux.

La constitution fondamentale de la république romaine et le caractère des Romains les rendaient tout-à-fait propres à la tactique qu'ils avaient adoptée. L'organisation primitive de l'état et celle de l'armée furent semblables. La même centurie qui avait voté aux comices se rendait en armes au Champ-de-Mars et retrouvait dans les enseignes de sa légion l'image de la tribu dont elle dépendait. La vivacité naturelle des Romains et leur intelligence, dirigée plus particulièrement vers la guerre, les rendaient susceptibles d'un mouvement et d'une détermination individuelle, il s'en suit donc que l'ordre mobile était celui qui leur convenait le mieux, et qu'il fut la principalecause de leurs victoires.

Je ne pousserai pas plus loin l'examen de ces deux systèmes, et je me contenterai de renvoyer le lecteur, qui désirerait plus de détails sur cet objet, à l'Abrégé de tactique qui suit mon Histoire des campagnes d'Annibal, je ne me serais même pas permis cette digression, si ce n'avait été pour prouver que, malgré les changemens qu'a éprouvé la science de la guerre, l'étude des anciens est toujours précieuse. Les principes qui les ont dirigés dans leur taclique ont servi à établir la nôtre. Quelques-unes des règles de tactique qui sont exposées dans Xénophon, Arrien, Polybe, César, Salluste, Tacite, etc., sont encore bonnes.

Les stratégiques le sont toutes; il suffit de les modifier à l'usage des armes à feu.

L'influence de l'invention de la poudre et des armes à feu sur la tactique a été successive, parce que leur usage a suivi la proportion de leur perfectionnement. Dans le dix-septième siè– cle, les armes à feu et celles de main étaient encore mêlées, et les règles de la tactique toutes différentes de ce qu'elles sont à présent, quoique déjà elles ne fussent plus les mêmes que dans les quinzième et seizième siècles. Mon intention n'est pas de donner une histoire détaillée de la tactique et des différens changemens qu'elle a éprouvés depuis l'époque la plus ancienne dont nous ayons connaissance; mais il ne sera pas hors de propos, pour le lecteur, que je lui présente un récit abrégé des différentes modifications qu'a éprouvé la tactique dans les siècles passés; modifications qui ont dépendu non-seulement du caractère et des habitudes nationales des différens peuples, mais encore des progrès de la culture morale et de la perfection des

armes.

Dans les temps les plus reculés, les armes en usage étaient simples et en petit nombre; plus on se rapproche du berceau d'un peuple, moins on lui trouve de richesses de moyens. Sans nous arrêter à examiner quelles étaient alors ces armes, nous nous transporterons de suite aux époques les plus brillantes des Grecs et des Romains, à celle où leur premier système de tactique fut établi. Philippe, père d'Alexandre-le-Grand, en élevant le royaume de Macédoine au rang d'une puissance du pre`mier ordre, posa les bases de la grandeur de son fils, et lui prépara les moyens d'étendre ses conquêtes. L'éducation militaire qu'il donna à ses sujets, et la nécessité où des guerres continuelles les mirent, d'avoir toujours des troupes sur pied, amenèrent une révolution importante dans le système de guerre; il fut le premier à avoir des armées permanentes, et son exemple fut suivi par ses successeurs. Dès-lors on put avoir un système régulier de tactique, et fixer l'organisation des troupes sur un pied invariable. Philippe conçut et créa la phalange qu'Alexandre ne fit que perfectionner. J'ai déjà développé plus

haut les principaux motifs qui engagèrent les Grecsà adopter un ordre aussi profond. Leurs vues se portaient naturellement sur les Perses, leurs ennemis irréconciliables, et dont les vexations envers les Grecs d'Asie excitaient des démêlés continuels. Les plaines découvertes de l'Asie donnaient aux Perses et aux autres barbares, leurs vassaux, la facilité de déployer leurs nombreuses armées sur un grand front dont ils occupaient l'étendue en masses informes et mal ordonnées. Pour disperser ces masses sans liaison, il suffisait de les percer et de les séparer; mais pour cela il fallait un corps assez profond pour que son choc eût un effet certain et d'un assez grand front pour que son passage formât une lacune étendue. Leur moindre élément, le carré, étant de seize fois seize, ou deux cent cinquante-six, la petite section, double du carré et premier élément de la colonne, fut de cinq cent douze, la grande section de mille vingtquatre, la phalange simple de quatre mille quatre-vingt-seize; et l'armée d'infanterie pesante ou grande phalange de seize mille trois cent quatre-vingt-quatre. On voit que cette ordonnance, dont toutes les principales subdivisions étaient par quatre, était elle-même très-favorable à la formation des carrés vides, dont ils pouvaient avoir besoin de se servir, si l'ennemi, quoique renversé par le premier choc, cherchait à se rallier et à profiter de la supériorité du nombre. Leurs armes avaient été calculées d'après les mêmes principes. Le phalangite, destiné à combattre toujours en masse, et n'en venant jamais aux combats de main, n'avait pas besoin d'armes de jet, mais bien d'armes de longueur. Ses armes défensives devaient être suffisantes pour le parer d'un trait lancé de loin. Aussi ne lui donna. t-on pour se couvrir qu'un casque et un bouclier, dont la largeur réduite à celle de l'homme permettait aux phalangites de se serrer coude à coude et rendait le front de la phalange semblable à un mur d'airain. Ses armes offensives se réduisirent à une lance dont la longueur, étant portée jusqu'à vingt et même vingt-quatre pieds, il en résultait que l'ennemi avait cinq de ces armes à détruire ou à écarter avant que de pouvoir joindre corps à corps le premier rang.

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