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vexations ayant irrité le peuple, les agens secrets de l'insurrection, en profitèrent pour l'exciter à s'opposer aux levées. Civilis de son côté, ayant invité les primats du pays et les principaux du peuple à un grand repas dans un bois sacré, dès qu'il vit les convives échauffés par la réunion et les plaisirs de la table, les harangua dans le même sens que ses émissaires. Leur rappelant la gloire et les hauts faits de la nation Batave, il leur mit sous les yeux les mauvais traitemens qu'ils éprouvaient en ce moment, au mépris des priviléges que leur assurait leur alliance. Enfin il les exhorta à profiter du moment où la guerre d'Italie avait dégarni les camps romains, les assurant que les Gaulois et les Germains seraient prêts à les appuyer, et que d'ailleurs en se couvrant du nom de Vespasien, ils se ménageraient toujours une ressource dans les revers. Cette exhortation fut reçue avec applaudissement et tous les assistans s'unirent à lui par un serment solemnel. On s'adressa sans délai aux Caninefates pour lės engager à s'associer à l'entreprise. Des agens secrets furent expédiés aux cohortes Bataves auxiliaires de Bretagne (1), qui avaient été renvoyées d'Italie en Germanie et se trouvaient à Mayence.

Il y avait chez les Caninefates un certain Brinio, d'une naissance illustre et d'une audace téméraire; son père avait osé commettre des hostilités, et avait impunément bravé la folle expédition de Caligula. Son nom et l'esprit de sa famille le recommandèrent aux insurgés, et l'ayant élevé sur le pavois, ils l'élurent pour chef. Aussitôt et de concert avec les Frisons, il attaqua le camp de deux cohortes, après leur avoir coupé le chemin du rivage prochain de la mer. Les Romains, déjà trop peu nombreux pour se défendre, furent surpris; le camp pris et détruit, les valets d'armée et les marchands romains répandus dans la campagne en pleine sécurité, attaqués et tués. Le

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(1) Elles étaient huit, auxiliaires de la 14e légion. Vitellius les avait amenées avec lui jusqu'à Turin, d'où il les renvoya dans les Gaules, et après la bataille de Bedriac elles eurent ordre de retourner en Bretagne.

même sort menaçait les autres châteaux (1), si les préfets ne les avaient abandonnés, après les avoir incendiés. Toutes les troupes romaines se réunirent dans la partie supérieure de l'île, sous les ordres d'un primipile nommé Aquilius, où elles représentaient plutôt le nom que la force d'une armée, Car Vi→ tellius ayant conduit avec lui les hommes d'élite des cohortes, les avait fait remplacer par de nouvelles levées des cantons environnans des Nerviens et des Germains établis dans les Gaules, Civilis, voulant continuer à employer la dissimulation, reprocha aux préfets d'avoir abandonné leurs camps, pour une insurrection qu'il comprimerait avec sa seule cohorte. Mais les Romains ne donnèrent pas dans le piége; les Germains avides de guerre, n'avaient pas su cacher dans leurs propos, que le chef de l'insurrection n'était pas Brinio, mais Civilis.

Ce dernier, voyant la ruse inutile, eut recours à la force, Ayant réuni et organisé les Caninefates, les Frisons et les Bataves, il s'avança vers les Romains. Ceux-ci se mirent en bataille près du Rhin, appuyés aux vaisseaux qu'ils avaient re→ tirés des châteaux incendiés. Le combat ne fut pas long : bientôt une cohorte de Tongriens se déclara pour Civilis, et mit les Romains entre deux attaques. La flotte n'eut pas une meilleure destinée. Les rameurs bataves, pár une feinte ignorance, jetèrent plusieurs bâtimens à la rive ennemie; dans les autres, ils égorgèrent les chefs et les centurions, et se joignirent aux leurs, En sorte que tous les vaisseaux au nombre de vingt-quatre, furent pris ou livrés. Cette victoire brillante pour le commencement de la guerre, fut utile pour l'avenir. Civilis acquit des armes et des vaisseaux dont il manquait, sa réputation s'étendit en Germanie et dans les Gaules, où on lui donna le nom de fondateur de la liberté. Les Germains envoyèrent de suite offrir dés secours. Civilis cherchant à séduire les Gaulois par ses ma→

(1) Les Romains avaient garni les bords du Rhin de châteaux forts, qui sont devenus après des villes ou des bourgs. Le premier dont il s'agit ici était sans doute celui de l'embouchure du Rhin près de Leyde, Les autres sont indiqués sur la carte comme les donnent les itinéraires sous les noms de Lugdunum, Matilo, Albiniana, etc.

nières et ses dons, renvoya dans leur patrie les chefs des cohortes faits prisonniers; quant aux soldats, il leur laissa le choix de rester ou de partir ; ceux qui restèrent reçurent des honneurs militaires (1), les autres obtinrent des dépouilles des Romains. Il ne les laissa cependant pas partir sans quelques exhortations données en particulier. Il leur représenta que les Bataves quoique non→ opprimés comme eux, avaient pris les armes et vaincu la domination commune. Que ne serait-ce pas si les Gaulois se soulevaient? Qu'il ne fallait pas s'effrayer de la défaite de Vindex, puisque, là même, les Gaulois avaient été vaincus par des Gaulois Arvernes, et Eduens et des Belges auxiliaires de Verginius. Aujourd'hui, qu'un même parti les unirait, et qu'ils auraient dans leurs rangs les cohortes vétéranes des Romains, rien ne devait les empêcher d'attaquer des hommes fatigués et divisés entre eux. C'est ainsi que Civilis, portant son attention sur la Gaule et sur la Germanie, préparait, si ses combinaisons pouvaient réussir, la formation d'un empire riche et puissant. Cependant Hordeonus Flaccus, tranquille à Mayence, facilitait par sa connivence les projets de Civilis.

Néanmoins, lorsqu'il apprit la prise des châteaux, la défaite des cohortes, l'expulsion des Romains de l'île des Bataves, il se vit obligé à sortir de l'inaction; mais il ne marcha pas luimême : il ordonna à Mummius Lupercus, légat des cinquième et quinzième légions de s'avancer de Vetera Castra (Santen.), où elles campaient, vers l'ennemi. (2) Lupercus réunit des légionnaires du camp, des cohortes ubiennes du voisinage, de la cavalerie trévirienne, qui n'était pas très-éloignée; il y ajouta un régi ment de cavalerie batavé, déjà corrompu et prêt à trahir, et s'a❤ vança avec ces troupes. Civilis de son côté se prépara au combat. Il s'entoura des drapeaux des cohortes vaincues, afin de rappeler aux siens leur victoire, et d'effrayer l'ennemi par la mémoire

(1) Honorata militia signifie un ráng honorable dans leur cohorte soit par des décorations militaires, soit par un supplément de solde ou de vivres.

(2) Tacit. Hiştor. IV. 4.

de ses défaites. Il avait fait venir sa mère, ses sœurs, les épouses et les enfans de tous les siens; il les fit placer derrière la ligne, pour que leur présence raffermît le courage des braves, et retint ics plus faibles dans leurs rangs. Le signal du combat fut donné par le chant de guerre des hommes et les hurlemens des femmes; il ne fut pas rendu avec la même vigueur par les légions et les cohortes romaines. Dès le commencement du combat, la cavalerie Batave dégarnissant l'aîle gauche, passa du côté de Civilis et se tourna contre les Romains. Malgré cette attaque imprévue les légionnaires tinrent ferme et gardèrent leurs rangs, mais les auxiliaires Ubiens et Tréviriens se disposèrent à une fuite honteuse. Les Germains se portèrent sur eux, et les légions se retirèrent à Vetera. Le chef de la cavalerie Batave, Claudius Labeo, avait été, dans les discordes civiles, un émule de Civilis. Craignant d'irriter le peuple s'il le faisait mourir, ou d'entretenir un germe de discorde s'il le gardait, il l'envoya chez les Frisons (1).

Vers ce même temps, les cohortes des Bataves et des Caninefates, qui avaient reçu un nouvel ordre de Vitellius de revenir en Italie, recurent les envoyés de Civilis. Aussitôt, gonflées d'orgueil et d'audace, elles demandèrent pour prix de leur marche, la gratification impériale, la double solde et une augmentation des chevaux de bagage (2), toutes choses promises, il est vrai, par Vitellius, mais qu'elles demandaient moins pourles obtenir que pour avoir un motif de sédition. Flaccus, en accordant beaucoup, ne fit que les exciter à demander opiniâtrément ce qu'elles savaient devoir être refusé. Bravant leur général, elles se dirigèrent vers la basse Germanie pour joindre

(1) Claudius Labco, præfectus alae, ou colonel de cavalerie, avait un grade militaire supérieur à celui de Civilis. 11 paraît qu'il fut entraîné par la défection de son régiment.

(2) Ce passage a été mal rendu par les traducteurs. Les chevaux dont il est question ne sont pas la cavalerie des cohortes auxiliaires, qui n'en avaient pas, mais les chevaux accordés pour le transport du gros bagage. Le donativum était la gratification accordée par les empereurs à leur avénement, et que les armées exigèrent plus tard.

Civilis. Alors Hordeonius réunit les tribuns et les centurions pour délibérer si on contraindrait les mutins par la force. Mais sa connivence ou la pusillanimité naturelle et les craintes de ses officiers, qu'inquiétaient les dispositions des auxiliaires et l'état des légions complétées par de nouvelles levées, le décida à retenir ses troupes dans le camp. Puis il s'en repentit, et ceux mêmes qui l'avaient conseillé, lui reprochant leur propre avis, il écrivit à Herennius Gallus, légat de la première légion, en quartier à Bonne, de fermer le passage aux Bataves, qu'il suivrait lui-même en queue. On pouvait les détruire si Hordeonius et Gallus, se mettant tous deux en mouvement, les eussent renfermés entre leurs troupes; mais il changea encore d'avis et donna contr'ordre à Flaccus. De là naquit chez les soldats le soupçon que les généraux excitaient la guerre, et que tout ce qui se passait ou ce qu'on craignait ne devait pas être imputé à la lâcheté des troupes, ni au courage de l'ennemi, mais à la trahison des chefs.

En approchant de Bonne, les Bataves firent dire à Gallus, qu'ils n'entendaient pas faire la guerre aux Romains pour qui ils avaient combattu tant d'années; qu'ils ne désiraient que leur patrie et le repos après des services longs et mal récompensés; que si personne ne s'y opposait, ils passeraient en paix; mais que s'ils rencontraient des armes, ils s'ouvriraient le chemin par le fer. Les soldats romains forcèrent le légat indécis à tenter la fortune d'un combat. Trois mille légionnaires, quelques cohortes tumultuaires (1) des Belges, et une foule de paysans et des valets d'armées, troupe lâche et présomptueuse, sortirent par toutes les portes et enveloppèrent les Bataves moins nombreux. Ceux-ci, vieux soldats, se formèrent en masses, et dans cet ordre enfoncèrent facilement la ligne mince des Romains. Les Belges dispersés, la légion fut repoussée et culbutée sur les portes et les remparts. Là le carnage fut assez grand, et les fossés se remplirent de cadavres;

(1) Les Romains appelaient tumultuaires les troupes levées en hâte et pour un service extraordinaire, et qui ne faisaient pas partie de l'armée permanente et régulière.

Tom. I.

7.

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