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l'usage des nations ne fournit que trop d'exemples de l'exercice du prétendu droit de visite de la part des puissances belligérantes, au grand détriment du commerce neutre; mais que cet usage, étant contraire au droit naturel, et incompatible avec l'utilité et la convenance générale des hommes, ne peut pas être considéré comme suffisant à établir un principe du droit des gens. D'après le droit naturel, le vaisseau d'un neutre est sa propriété exclusive, n'importe où on le trouve; et l'état belligérant n'a pas plus le droit de le visiter pour se saisir des effets de son ennemi, qu'il n'a celui d'entrer dans un port neutre pour y saisir les vaisseaux et les effets de son ennemi. Cette loi naturelle a été confirmée par les lois et les coutumes de toutes les nations, refusant aux vaisseaux de guerre d'une puissance belligérante le droit de poursuivre et de saisir, dans le territorie neutre, le vaisseau de son ennemi dont on avait commencé la chasse en pleine mer. Grotius dit positivement que l'état neutre a le droit de l'empêcher 1.

Si on considérait l'utilité et la convenance générale des hommes, il deviendrait évident que la liberté de commerce et de navigation est d'une utilité générale, pendant que l'application de la maxime qui permet la saisie des effets d'un ennemi à bord du vaisseau d'un ami, doit occasionner des vexations et des pertes infinies aux nations qui ne sont pas engagées dans la guerre. Ces inconvénients avaient été si vivement sentis par les nations commerçantes de l'Europe, que la plupart d'entre elles avaient adopté la maxime inverse que le vaisseau libre rend la cargaison libre, et l'avaient consacrée par des traités entre elles. Et comme l'utilité des hommes forme la seule base solide du droit des gens, ces traités, loin d'établir une exception, prouvent évidemment que la règle qu'ils ont établie appartient à ce droit, et doit être suivie dans l'usage de tous les états.

1 De jure belli ac pacis, lib. III, cap. VI, § 26, N° 2.

La maxime de vaisseaux libres, marchandises libres, est non- seulement conforme au droit des gens, mais il serait même à l'avantage de l'Angleterre que cette maxime fút adoptée par elle, avec la seule exception des effets de contrebande et de ceux qu'on transporte à des ports bloqués. Et comme elle avait déjà établi cette règle avec quelques nations, elle ne pouvait pas justement refuser la même conces sion à toutes les puissances qui consentiraient à entrer dans un engagement réciproque, chaque état neutre ayant le droit d'insister d'être traité sur un pied d'égalité quant à la liberté du commerce. En associant la maxime de vaisseaux libres, marchandises libres, avec la maxime de vaisseaux ennemis, marchandises ennemies, toute dispute regardant la propriété de la cargaison est évitée; et chaque nation neutre peut faire librement le commerce de toute espèce de marchandises qui ne sont pas de contrebande, et dans tous les ports qui ne sont pas bloqués, aussi longtemps qu'elle se renferme dans son propre commerce, sans s'engager dans celui de l'ennemi pour son compte. Dans ce dernier cas, elle n'agirait plus comme neutre, mais comme un allié de l'ennemi, et mériterait justement d'être traitée comme un ennemi, si elle ne cessait après avoir été dûment avertie, Suivant Grotius, il est du devoir de chaque puissance belligérante, lors de la déclaration de guerre, d'envoyer une telle notification aux états qui restent neutres, et particulièrement à ceux avec lesquels la puissance belligérante n'a pas de traités spéciaux, en les avertissant des règles à observer, et surtout à l'égard de la question de contrebande tant contestée. Ce devoir avait été négligé par l'Angleterre dans la dernière guerre; mais Sa Majesté Prussienne avait reçu les assurances les plus positives du gouvernement anglais, d'après lesquelles elle avait eu la plus grande raison de supposer que les mêmes immunités qui avaient été accordées aux autres puissances neutres, seraient étendues au commerce de ses sujets, et qu'ils jouiraient par conséquent de l'avantage

de la maxime de vaisseaux libres, marchandises libres, avec l'exception ordinaire de contrebande.

Cette affaire fut enfin arrangée par une déclaration annexée au traité d'alliance entre l'Angleterre et la Prusse, signée à Westminster le 16 janvier 1756, d'après laquelle le roi de Prusse devait lever le séquestre sur la dette silésienné, et payer le montant du capital et des intérêts dus aux négociants anglais, et le gouvernement anglais devait payer la somme de vingt mille livres sterling, pour satisfaire à toutes les réclamations du gouvernement prussien et de ses sujets contre le gouvernement anglais. Cette somme fut reçue et distribuée entre les sujets prussiens qui avaient établi leurs pertes par suite des saisies devant la commission 1.

La guerre maritime terminée par la paix de Paris, en 1763, fut signalée par la première tentative de la part de l'Angleterre d'établir le principe qui prohibe aux neutres, en temps de guerre, tout commerce qui ne leur est pas permis en temps de paix. Ce principe, qui a depuis reçu le nom de règle de la guerre de 1756, fut appliqué pour limiter les neutres à leur commerce accoutumé avant la guerre, et les exclure du commerce avec les colonies et sur les côtes de l'ennemi, comme étant ordinairement interdit aux étrangers en temps de paix. Cette règle, qui semblerait recevoir quelque appui dans les ordonnances de la France de 1704 et de 1744, paraît avoir été fondée dans son origine sur la circonstance que les Français, trouvant le commerce avec les colonies, sous leur propre

1 CHARLES DE MARTENS, Causes célèbres du droit des gens, vol. II, pp. 73-88. M. de Mariens ajoute, dans une note, que «M. de Hertzberg, en 1747, a rédigé un mémoire sur cette dispute, qui n'a pas été imprimé, mais qui fut envoyé au ministère britannique. On peut dire que c'est Frédéric II qui a le premier soutenu les principes de la neutralité maritime, et que M de Hertzberg en a été le premier défenseur.» J'ai fait chercher ce document dans les archives prussiennes, mais malgré tout le soin que l'on a mis à cette recherche, elle est malheureusement restée infructueuse. /

$ 11. Règle de la

guerre de 1756,

regardant le commerce

des colonies et

sur les côtes

d'un ennemi.

pavillon, presque entièrement détruit par la marine anglaise, ont permis aux Hollandais de faire ce commerce avec des passeports ou licences spéciales, en excluant en même temps tous les autres neutres de ce commerce. Un grand nombre de vaisseaux hollandais, employés dans ce trafic, furent saisis par les croiseurs anglais, et confisqués dans leurs tribunaux des prises, sur le principe que par cet emploi ils étaient incorporés dans la navigation française, ayant perdu le caractère neutre et adopté celui de l'ennemi. Aussitôt qu'il fut connu qu'un tel effet était attribué à ces passeports, ils furent discontinués, mais ce changement n'influa en rien sur les décisions des tribunaux anglais. Ils continuèrent à prononcer la confiscation des vaisseaux neutres avec leurs cargaisons. Leurs sentences furent quelquefois motivées sur le principe originel que ces vaisseaux sont devenus français par adoption, et que le commerce qu'ils faisaient était un commerce ennemi; quelquefois elles reposaient sur le principe que c'était un commerce interdit aux neutres en temps de paix. Les Hollandais ont fait des remontrances contre ces saisies et ces confiscations, et ils ont invoqué le traité de 1675 entre les deux pays, d'après lequel la maxime de vaisseaux libres, marchandises libres, fut adoptée réciproquement, et la déclaration explicative de 1675, par laquelle la liberté de la navigation neutre fut expressément étendue au commerce d'un port ennemi à un autre port ennemi, que ces deux ports appartinssent à une ou à plusieurs puissances avec lesquelles l'autre partie contractante serait en guerre. Le gouvernement anglais a insisté d'abord pour que cette liberté fût limitée par les termes du traité au commerce accoutumé des neutres en temps de paix; mais, ayant été obligé de renoncer à ce moyen, il justifiait la mesure en invoquant le principe d'adoption ou de naturalisation. Mais quelque aurait pu être le véritable caractère de la règle, elle ne paraît pas avoir été établie par l'Angleterre, avant la guerre de 1756; elle est tombée en

désuétude pendant la guerre de l'indépendance de l'Amérique du Nord; et, comme nous le verrons plus tard, elle fut renouvelée pendant la guerre de la révolution française, et appliquée à l'interdiction totale de tout commerce neutre avec les colonies ennemies 1.

La Hollande n'était pas le seul état neutre qui se trouvât offensé des mesures adoptées par les puissances belligérantes, et particulièrement par l'Angleterre, pendant la guerre maritime qui fut terminée par la paix de Paris, en 1763. Le Danemark, sous l'administration libérale et sage du comte de Bernstorf, cherchait à se prévaloir des avantages de sa position neutre, pour faire fleurir son commerce et sa navigation. Ces intérêts importants ne pouvaient pas échapper tout à fait aux ravages d'une guerre dont les opérations étaient dirigées par le gouvernement anglais, contre les colonies et le commerce de ses ennemis. Le gouvernement danois envoya une mission spéciale pour se plaindre, auprès des cours d'Angleterre et de France, des déprédations commises par les croiseurs belligérants sur le commerce et la navigation de ses sujets. Le ministre employé à cette occasion fut M. Hubner, et cette circonstance a donné occasion à la publication de son traité de la saisie des bâtiments neutres, ouvrage si souvent cité dans les discussions récentes sur les droits respectifs des nations belligérantes et neutres 2.

Dans cet ouvrage, l'auteur pose, comme fondement de ses raisonnements, le principe de la liberté des mers, comme la propriété commune de tous les hommes, qu'une seule nation ne peut pas s'approprier, et dans le libre usage desquelles

1 MADISON, Examination of the British doctrine which subjects to capture a neutral trade not open in time of peace, pp. 51 - 55, 84, 99. London, édit. 1806.

2 HUBNER, De la saisie des bâtiments neutres, ou du droit qu'ont les nations belligérantes d'arrêter les navires des peuples amis, etc., à la Haye, 1759.

$ 12. Hubner. De la saisie des bâtiments neutres.

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