Page images
PDF
EPUB

dant ce temps l'opinion publique avait eu le temps de se former et de prendre une tournure décidée; tandis que la France n'avait pas eu les mêmes avantages. Le gouvernement français était d'ailleurs dans l'intention de poursuivre, comme par le passé, tous ceux qui seraient encore engagés dans ce commerce honteux. Les tribunaux français avaient déjà plusieurs fois puni sévèrement ceux qui se trouvaient justement accusés de s'être mêlés à la traite. Enfin, pour ce qui regardait l'établissement d'une nouvelle loi publique déclarant la traite un acte de piraterie, les plénipotentiaires français étaient d'avis qu'une semblable déclaration n'était pas du ressort d'une conférence diplomatique.

A ceci lord Wellington répondit, dans une conférence, que la proposition du gouvernement anglais n'avait pour but que d'engager toutes les puissances maritimes qui avaient aboli la traite de concerter entre elles les mesures nécessaires pour la déclarer crime de piraterie et pour la punir comme telle.

Les plénipotentiaires français répliquèrent qu'ils avaient parfaitement compris l'intention du gouvernement anglais, mais qu'ils ne pouvaient signer une déclaration dans laquelle cette intention serait exprimée, parce qu'ils ne pouvaient prendre sur eux de prescrire à leur gouvernement ni la forme ni le fond d'une loi nouvelle.

Tout ce qui résulta du congrès de Vérone fut donc une stérile répétition des déclarations faites aux congrès de Vienne et d'Aix-la-Chapelle. Les trois puissances du Nord ne voulurent pas accéder aux propositions de l'Angleterre, et la France refusa positivement de prendre de nouvelles mesures pour l'abolition de la traite.

Il n'est pas étonnant que l'Angleterre ne pût obtenir du congrès de Vérone de lui accorder ce qu'elle demandait, puisqu'elle-même elle était opposée au principal but que s'était proposé le congrès en s'assemblant, à savoir de donner un appui à l'intervention de la France dans les affaires intérieures

de l'Espagne. Depuis le congrès de Troppau et de Laybach, le cabinet britannique s'était, de plus en plus, séparé de l'alliance des grandes puissances, au sujet du droit d'intervention dans les affaires des autres états, pour empêcher des changements révolutionnaires dans leur gouvernement et dans les dynasties qui se trouvent à leur tête 1. Cette différence, sur un sujet si important pour les grandes puissances du continent, commença sous l'administration de lord Liverpool, et continua à grandir sous celle de M. Canning. Ce ne fut pas par la force que l'Angleterre s'opposa à l'intervention armée de la France dans les affaires d'Espagne, intervention qui eut pour conséquence le rétablissement de Ferdinand VII sur le trône de ses pères; mais elle s'y opposa, en reconnaissant l'indépendance des colonies espagnoles en Amérique; et, comme le dit plus tard M. Canning, «<elle donna la vie à un monde nouveau pour rétablir la balance des puissances dans l'ancien 2. » Cette mesure décisive, suivie de l'intervention armée de l'Angleterre en Portugal, en 1826, troubla l'alliance des grandes puissances du continent avec l'Angleterre, et était loin de les engager à lui accorder ce qu'elle demandait, à moins d'en espérer en retour de grands avantages. Cet état de choses continua, comme nous le verrons par la suite, jusqu'à la révolution de 1830. L'Angleterre put alors obtenir de la France la concession du droit de visite; mais le traité du 15 juillet 1840 attira de nouveau l'Angleterre dans l'alliance des trois grandes puissances du Nord, et prépara celui du 20 décembre 1844, par lequel les puissances, autrefois les grands champions des droits maritimes, concédèrent le droit de visite pour la suppression de la traite.

[ocr errors]

Lord CASTLEREAGH'S Circular Despatch of the 18th of January 1821. (British Annual Register, vol. LXII, p. II, p. 737.).

2 M. Canning's Speech in the House of Commons on the British armed intervention in the affairs of Portugal, 11 december 1826. (British Annual Register, vol. LXVIII, p. 192.)

Cependant la traite se faisait avec plus d'ardeur encore que par le passé, et elle était accompagnée d'actes d'une cruauté sans exemple. Cela est incontestablement prouvé par les correspondances diplomatiques du cabinet anglais sur ce sujet, ainsi que par les rapports de l'Institut africain de Londres, et par ceux des commissions du parlement anglais et du congrès américain. Une grande partie de la traite se faisait sous les pavillons de l'Espagne et du Portugal, avec des fonds anglais et avec des navires construits dans les ports de Londres et de Liverpool'. La traite avait été défendue aux sujets espagnols, sur toute l'étendue des côtes occidentales de l'Afrique, depuis le 34 mai 1820; mais les Portugais la faisaient encore au midi de l'Équateur. En 1824 il ne restait aucun état de l'Europe ayant le droit de faire la traite au nord de l'Équateur; et pourtant jusqu'en 1830, et nous pouvons même ajouter jusqu'à nos jours, l'importation frauduleuse d'esclaves a continué, depuis le Rio de la Plata jusqu'à l'Amazone, et dans tout l'Archipel des Indes occidentales 2. La cupidité des commerçants, les intérêts politiques et de finance des divers états, et cette longue habitude qui condamne, depuis tant de siècles déjà, le continent de l'Afrique à rester plongé dans la barbarie, ne pouvaient disparaître en un si petit nombre d'années, par suite de quelques lois et de quelques traités, et des efforts des philanthropes dévoués à la cause de l'humanité. « Ce n'est qu'en faisant de l'HOMME une marchandise que les habitants de l'Afrique ont pu se procurer les objets de luxe de la vie civi lisée,» dit sir Thomas F. Buxton, dans son Histoire de l'Abolition de la traite des noirs.

Dans cet ouvrage, l'auteur établit d'une manière incontestable que de nos jours plus de 150,000 esclaves sont annuel

1 Lord Castlereagh lui-même l'a avoué dans les débats qui eurent lieu au parlement, le 9 février 1848.

2 Report to the House of Representatives in the American Congress, 16 february 1825.

ད་

lement transportés des côtes de l'Afrique; que des armes et d'autres objets spécialement destinés à la traite sont fabriqués en Angleterre sur une vaste échelle; que non-seulement le nombre des victimes de ce commerce odieux s'est singulièreiment accru depuis que Clarkson et Wilberforce commencèrent leurs travaux philanthropiques, mais que chaque victime souffre infiniment plus à cause même des moyens que l'on prend pour faire la traite clandestinement. Il en conclut que les moyens pris pour arriver à l'abolition n'étaient pas efficaces, et que quand même l'Angleterre arriverait à obtenir de toutes les nations (ce dont il doute) leur consentement au droit de visite, ce ne serait là qu'un avantage illusoire. Le vrai moyen d'arriver à l'abolition complète et efficace de la traite est, selon lui, la civilisation de l'Afrique. Tant que les Africains ne seront pas assez civilisés pour ne plus vendre leurs frères pour obtenir les deux grands objets de leurs désirs, les armes et les liqueurs fortes, la traite continuera. La conviction que l'on doit maintenant avoir que tous les efforts faits jusqu'à présent pour abolir la traite sont restés infructueux, ne doit nullement refroidir le zèle de ces philanthropes qui protestent au nom des droits les plus sacrés de l'humanité contre ce trafic, mais seulement les rendre plus circonspects dans les moyens à employer pour atteindre le noble but qu'ils se proposent. Il faut, avant tout, qu'ils n'oublient point que, pour arriver à ce but, ils n'ont pas le droit de fouler aux pieds les droits des autres nations aussi indépendantes de l'Angleterre que cette puissance l'est d'elles. Il ne faut pas qu'ils oublient qu'un de leurs plus grands légistes a dit que «<nulle nation n'a le droit de frayer le chemin à l'affranchissement de l'Afrique, en foulant aux pieds l'indépendance d'une autre nation; de chercher à atteindre un grand bien par des moyens illégaux, ou d'établir un principe important en sacrifiant d'autres principes également sacrés 1. »

1 Conclusions de lord STOWELL dans l'affaire du navire français le Louis. (DODSON's Admiralty Reports, vol. II, p. 238.)

Nous avons déjà vu que tant que dura la guerre maritime en Europe, les lois qui défendaient la traite aux sujets de l'Angleterre furent exécutées au moyen du droit de visite belligérant, au moins dans le cas où des navires anglais avaient recours au pavillon des neutres pour couvrir leur commerce illicite. Les bâtiments saisis et conduits dans un port anglais pour y être jugés sous l'exercice de ce droit, étaient condamnés, quand même ils n'appartenaient pas à l'ennemi, comme des biens de l'ennemi, d'après la formule établie des tribunaux de prises. En principe cette procédure n'avait pour but que de garantir l'exécution des lois du pays contre ses propres sujets, en rejetant leurs réclamations fondées sur la violation de ces lois. Mais en 1810 se présenta un cas où cette doctrine fut singulièrement étendue et appliquée aux biens appartenants aux sujets d'un état neutre qui violaient les lois de cet état. Ce fut le cas d'un navire américain, l'Amadie, qu'on employait à transporter des esclaves des côtes de l'Afrique à une colonie de l'Amérique espagnole. Un croiseur anglais s'empara du navire ainsi que des esclaves qui étaient à bord. Le tribunal de vice-amirauté à Tortola prononça la confiscation du navire ainsi que de la cargaison au profit du capteur anglais. Cette sentence fut confirmée par la cour d'appel pour les affaires de prises. Sir William Grant fonda l'arrêt de la cour d'appel sur les raisons suivantes. Selon lui, ce navire était évidemment occupé à transporter des esclaves des côtes de l'Afrique à une colonie de l'Amérique espagnole; et pourtant son propriétaire, citoyen américain, se plaint de ce que le vaisseau a été pris, et demande la restitution de la proprieté dont il se dit injustement dépossédé. Lorsque l'Angleterre n'avait pas encore reconnu l'abolition totale de la traite, la question n'était pas du tout la même que depuis qu'elle avait déclaré que la traite était contraire aux principes de la justice et de l'humanité. Tant que la traite était tolérée par le gouvernement anglais, un tribunal anglais ne pouvait la condamner chez les

« PreviousContinue »