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créanciers ne peuvent en saisir les arrérages entre les mains de celui qui les doit. Mais quand il les a payés, l'argent ou les choses achetées avec cet argent sont saisissables chez celui qui l'a reçu ; et depuis qu'il y a des lois civiles dans le monde, on n'a rien demandé, ni proposé, ni trouvé pour éviter cet inconvénient.

Lorsque, par des motifs d'un ordre supérieur, et qu'il ne s'agit pas d'examiner ici, le législateur a permis que certains droits pussent, par la forme des titres qui les constatent, être à l'abri des saisies; il a dû limiter les objets entourés d'un si grand privilège, et on ne peut, dans quelques intérêts particuliers, accroître la masse des dérogations au droit commun. Or, est-il convenable de lancer dans la société de nouvelles valeurs insaisissables? Faut-il surtout appliquer cette mesure d'exception à des immeubles?

Mais sans entrer dans la discussion d'une théorie sur cette matière, examinons si la mesure proposée, réduite à la position qui nous occupe, n'aurait pas des inconvéniens et des difficultés d'exécution qui l'emporteraient sur les avantages, en supposant même que les colons en pussent obtenir de véritables.

Où serait en effet pour eux l'avantage d'avoir sans cesse à compter avec leurs créanciers, qui, à chaque pla cement ou à chaque mutation, auraient droit d'examiner et de discuter si l'immeuble qu'on dit être acheté moyennant telle somme égale à l'indemnité, n'a pas une valeur supérieure formée par des capitaux étrangers à cetté même indemnité? Où seraient les avantages pour les co lons d'être obligés de faire emploi, dans l'année du paier

ment de chaque cinquième, comme le propose M. Mestadier, ou dans tout autre délai; car il faudrait en fixer un?

Mais si les avantages pour les colons sont déjà si problématiques, les difficultés d'exécution nous ont paru insurmontables. Ce ne serait pas un article seul qu'il faudrait faire, ce serait une législation spéciale, prévoyant toutes les dérogations aux lois générales qu'exigerait l'adoption d'un principe nouveau et insolite.

On déclarera, nous le supposons pour un instant, que l'immeuble acquis avec déclaration d'emploi sera affranchi de la saisie des créanciers. Mais de quels créanciers? Sans doute des créanciers antérieurs à l'indemnité. Car il ne peut entrer dans la pensée de personne que le débiteur puisse impunément faire des dettes nouvelles, dont le bien privilégié serait affranchi. Mais lorsque ces créanciers postérieurs à l'acquisition du bien provenant de l'emploi de l'indemnité exerceront des saisies, sera-t-il défendu aux créanciers antérieurs de se présenter? Si l'on répond qu'ils le pourront, on est en contradiction avec ce qu'on veut faire; si l'on répond qu'ils ne le pour. ront pas, ce n'est plus dans l'intérêt du débiteur que l'exclusion des créanciers antérieurs sera prononcée. Ce sera dans l'intérêt des créanciers postérieurs; et par le plus bizarre des résultats, on fera perdre les plus anciens, pour donner aux plus nouveaux.

Le colon aura-t-il droit de vendre le bien provenant de l'indemnité, pour en racheter un autre, et alors la faveur attachée au premier passera-t-elle au second? S'il le vend pour un prix double, triple quelquefois du prix d'achat primitif, ce prix entier sera-t-il insaisissable,

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ou la faculté de saisir sera-t-elle accordée sur ce qui excédera le montant de l'emploi, et alors qui ne prévoit les procès dont l'objet sera de reconnaître à quoi cette augmentation est due; si c'est à une révolution dans la valeur des biens, ou à des augmentations faites avec de l'argent qui n'était pas, comme l'indemnité, à l'abri des saisies?

Le privilège d'insaisissabilité passera-t-il aux heritiers? sera-t-il prolongé jusqu'à l'infini? C'est la conséquence de la proposition de M. de Frénilly; mais sans doute son auteur a déjà fait des réflexions qui l'ont fait reculer devant les conséquences de ces majorats d'une espèce nouvelle, dont les propriétaires seraient assurés jusqu'à la fin des siècles, que ni le fonds, ni les revenus ne pourront être saisis. Il est probable qu'il adoptera le sousamendeinent de M. Mestadier, tendant à ce que le privilège ne subsiste que pendant la vie des colons. Alors c'est simplement ajourner l'action du créancier, qui en conservant son droit aux intérêts par des commandemens tous les cinq ans, pourra, au décès du débiteur, demander sur le bien devenu insaisissable le paiement de tout ce qui lui sera dû. Dans ce cas, il faudra lui reconnaître le droit de s'inscrire aux hypothèques, pour conserver ses droits à la date de son titre primitif, ou du jugement qui aura liquidé sa créance; et cette inscription absorbant la valeur du bien, enlèvera tout crédit, toute ressource au propriétaire de ce bien.

Le temps nous a manqué, non pour discuter et prévoir une foule d'autres inconvéniens, mais pour en rédiger l'exposé et les développer par écrit. Vos lumières et

vos réflexions vous en ont déjà fait prévoir et apprécier une grande partie.

Mais quand on voudrait se dissimuler tous ces inconvéniens, que nous croyons réels, et tels que la mesure proposée serait plus nuisible qu'utile aux colous, ne faut-il pas aussi prendre en considération les abus que la mauvaise foi pourrait faire de cette mesure?

Le moraliste, peut à son gré, supposer que tous les hommes sont naturellement portés au bien, et incapables de tromper leurs semblables. Une tâche plus triste et plus sévère est imposée au législateur; et tout en faisant des lois qui excitent et dirigent les hommes dans la voie de la justice, il doit prendre des précautions, comme si les hommes devaient s'en écarter. Je ne répéterai pas ce que j'ai eu l'honneur de vous dire à la dernière séance sur la possibilité des fraudes et des abus.

C'est donc, et parce que les amendemens proposés n'offrent point en résultat d'avantages réels aux colons, qui auront des ressources suffisantes pour placer les débris de leur indemnité en valeurs actuellement et légalement insaisissables; et parce qu'on ne pourrait créer une classe d'immeubles insaisissables, sans être conduit à la nécessité de faire un code entier sur cette matière exceptionnelle; et parce que la mauvaise foi pourrait abuser d'une mesure que les honorables auteurs des amendemens provoquent seulement en faveur des débiteurs malheureux et de bonne foi, que votre commission est unanimement d'avis de les rejeter.

Car tel est le sort des institutions humaines, qu'à côté d'une chose bonne, sous quelques rapports, et même

desirable au premier coup-d'oeil, se trouvent le danger des abus, et l'impossibilité de l'exécution.

La crainte des abus ne doit pas toujours arrêter sans doute; autrement il ne faudrait rien faire: les difficultés ne doivent pas retenir; car le mérite du législateur est précisément de les aplanir.

Mais la sagesse lui commande de tout prévoir, de tout comparer; et si la somme des abus qu'une mesure entraînerait nécessairement est plus forte que les avantages, si les difficultés sont telles qu'elles équivalent à une impossibilité morale, le législateur doit céder devant une force supérieure à la sienne.

Nous craignons bien, Messieurs, que ces propositions, faites certainement dans les plus droites et les plus loyales intentions, n'aient un résultat fâcheux pour les colons. Peut-être beaucoup de créanciers comprenant mal et les principes qu'on a fait valoir dans leur intérêt, et jugeant mal leur situation, se refuseront à des transactions, qui leur seront encore plus nécessaires qu'à leurs débiteurs eux-mêmes. Mais lorsque les premiers momens d'irritation seront passés, la raison, l'intérêt feront entendre lear voix; et, ce qui n'a pas toujours lieu, l'une et l'autre seront d'accord pour amener des accommodemens.

Le débiteur, connaissant la précaireté de sa position, qui ne lui permettra de conserver les débris de son indemnité, qu'en les plaçant en effets insaisissables, d'après nos lois actuelles, effets qui ne sont pas toujours du goût de tout le monde, desirant recouvrer la faculté de devenir, sans risques, propriétaire d'immeubles, achetera, par le sacrifice d'une partie, la disponibilité du reste. and i

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