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No XXII.

Premier rapport du ministre des relations extérieures, du 24 avril 1808, sur l'Espagne. (Moniteur du 7 septembre 1808.)

SIRE,

Bayonne, le 24 avril 1808.

La sûreté de votre empire, l'affermissement de sa puissance, la nécessité d'employer tous les moyens pour forcer à la paix un gouvernement qui, se faisant un jeu du sang des hommes et de la violation de tout ce qu'il y a de plus sacré parmi eux, a mis en principe la guerre perpétuelle, imposent à Votre Majesté l'obligation de mettre un terme à l'anarchie qui menace l'Espagne et aux dissensions qui la déchirent. La circonstance est grave, le choix du parti à prendre extrêmement important: il tient à des considérations qui intéressent au plus haut degré et la France et l'Europe.

De tous les Etats de l'Europe, il n'en est aucun dont le sort soit plus nécessairement lié à celui de la France que l'Espagne. L'Espagne est pour la France ou une amie utile ou une ennemie dangereuse; une alliance intime doit unir les deux nations, ou une inimitié implacable les séparer. Malheureusement

la jalousie et la défiance qui existent entre deux nations voisines ont fait de cette inimitié l'état le plus habituel des choses; c'est ce qu'attestent les pages sanglantes de l'histoire : la rivalité de Charles V et de François Ier n'était pas moins la rivalité des deux nations que celle de leurs souverains; elle fut continuée sous leurs successeurs. Les troubles de la Ligue furent suscités et fomentés par l'Espagne : elle ne fut point étrangère aux désordres de la Fronde, et la puissance de Louis XIV ne commença à s'élever que lorsqu'après avoir vaincu l'Espagne, il forma, avec la maison alors régnante dans ce royaume, une alliance qui, dans la suite, fit passer cette couronne sur la tête de son petit-fils. Cet acte de sa prévoyante politique a valu aux deux contrées un siècle de paix après trois siècles de guerre.

Mais cet état de choses a cessé avec la cause qui l'avait fait naître. La révolution française a brisé le lién permanent qui unissait les deux nations. Et lors de la troisième coalition, lorsque l'Espagne prodiguait à la France les protestations d'amitié, elle promettait secrètement son assistance aux coalisés, comme l'ont fait connaître les pièces communiquées au parlement d'Angleterre. Le ministre anglais se détermina, par ce motif, à ne rien entreprendre contre l'Amérique espagnole, regardant déjà l'Espagne comme son alliée, et l'Espagne, ainsi que l'Angleterre, présageant la défaite de vos armées. Les évè

nemens trompèrent cette attente, et l'Espagne resta amie.

A l'époque de la quatrième coalition, l'Espagne montra plus ouvertement ses dispositions hostiles, et trahit, par un acte public, le secret de ses engagemens avec l'Angleterre. On ne peut oublier cette fameuse proclamation qui précéda de neuf jours la bataille d'Jéna, par laquelle toute l'Espagne était appelée aux armes, lorsqu'aucun ennemi ne la menaçait, et qui fut suivie de mesures promptement effectuées, puisque l'établissement militaire de ce royaume fut porté de 118 mille hommes à 140 mille. Alors le bruit s'était répandu que l'armée de Votre Majesté était cernée, que l'Autriche allait se déclarer contre elle, et l'Espagne crut pouvoir aussi se déclarer impunément. La victoire d'Jéna vint confondre ses projets.

Le moment est arrivé de donner à la France, du côté des Pyrénées, une sécurité invariable. Il faut que si jamais elle se trouve exposée à de nouveaux dangers, elle puisse, loin d'avoir à craindre l'Espagne, attendre d'elle des secours, et qu'au besoin les armées espagnoles marchent pour la défendre.

Dans son état actuel, l'Espagne, mal gouvernée, sert mal, ou plutôt ne sert point la cause commune contre l'Angleterre. Sa marine est négligée ; à peine compte-t-on quelques vaisseaux dans ses ports, et ils sont dans le plus mauvais état; les magasins manquent d'approvisionnemens; les ouvriers et les ma¬

telots ne sont pas payés; il ne se fait, dans ses ports, ni radoubs, ni constructions, ni armemens. I règne, dans toutes les branches de l'administration, le plus horrible désordre; toutes les ressources de la monarchie sont dilapidées; l'Etat, chargé d'une dette énorme, est sans crédit; les produits de la vente des biens du clergé, destinés à diminuer cette dette, ont une autre destination; enfin, dans la pénurie de ses moyens, l'Espagne, en abandonnant totalement sa marine, s'occupe cependant de l'augmentation de ses troupes de terre. De si grands maux ne peuvent être guerris que par de grands changemens.

L'objet le plus pressant des sollicitudes de Votre Majesté est la guerre contre l'Angleterre. L'Angleterre annonce ne vouloir se prêter à aucun accommodement; toutes les ouvertures de Votre Majestě ont été repoussées ou négligées; l'impuissance de faire la guerre déterminera seule l'Angleterre a conclure la paix. La guerre contre elle ne peut donc être poussée avec trop de vigueur; l'Espagne a des ressources maritimes qui sont perdues pour elle et pour la France; il faut qu'un bon gouvernement les fasse renaître, les améliore par une judicieuse organisation, et que Votre Majesté les dirige contre l'ennemi commun, pour arriver enfin à cette paix que l'humanité réclame, dont l'Europe entière a si grand besoin. Tout ce qui conduit à ce but est légitime. L'intérêt de la France, celui de l'Europe con

tinentale, ne permettent pas à Votre Majesté de négliger les seuls moyens par lesquels la guerre contre l'Angleterre peut être poursuivie avec succès.

La situation actuelle de l'Espagne compromet la sûreté de la France et le sort de la guerre contre l'Angleterre. Le pays de l'Europe qui offre le plus de moyens maritimes est celui qui en a le moins.

Sire, l'Espagne sera pour la France une amie sincère et fidèle, et la guerre contre l'Angleterre ne pourra être continuée avec l'espérance d'arriver à Ja paix, que lorsqu'un intérêt commun unira les deux maisons régnantes sur la France et sur l'Espagne. La dynastie qui gouverne l'Espagne, par ses affections, ses souvenirs, ses craintes, sera toujours l'ennemie cachée de la France, ennemie d'autant plus perfide, qu'elle se présente comme amie, cédant tout à la France victorieuse, prête à l'accabler du moment où sa destinée deviendrait incertaine.

Il faut, pour l'intérêt de l'Espagne comme pour celui de la France, qu'une main ferme vienne rétablir l'ordre dans son administration, dont le désordre a avili son gouvernement, et prévenir la ruine vers laquelle elle marche à grands pas. Il faut qu'un prince, ami de la France par sentiment, par intérêt, n'ayant point à la craindre, et ne pouvant être un objet de défiance pour elle, consacre toutes les ressources de l'Espagne à sa prospérité intérieure, au rétablissement de sa marine, au succès de la cause qui lie l'Espagne à la France et au con

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