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LA POLITIQUE CONCORDATAIRE 1

Il n'est pas toujours facile de distinguer les éléments très divers dont se forme l'opinion publique dans un pays qui, comme le nôtre, a traversé tant de révolutions et successivement acclamé des régimes si contraires. Depuis près d'un siècle, la France a fait, on peut le dire, toutes les expériences, connu toutes les extrémités. Il y a des nations privilégiées, dont la marche semble obéir à des lois naturelles, qui se développent harmonieusement, dans le sens de leurs intérêts traditionnels, tantôt avec une sage lenteur, tantôt avec l'irrésistible puissance que donne aux sociétés, comme aux individus, le sentiment de leur force matérielle joint à l'orgueil de race. Telle la Prusse depuis plus d'un demi-siècle et même, en remontant au delà, depuis le grand Électeur; telle l'Angleterre depuis l'heureuse révolution qui l'a délivrée des sectes et des factions; tels dans tous les 1. 15 juin 1882.

temps, anciens aussi bien que modernes, les peuples qui ont eu le bonheur de trouver d'habiles conducteurs ou la sagesse de se donner de bonnes institutions et de s'y tenir. Tout au rebours aujourd'hui chez nous n'y ayant plus rien de fixe, si ce n'est quelques principes que tous les régimes et tous les partis professent également, sauf à n'en respecter aucun, nous allons à l'aventure et nous vivons, au jour le jour, dans le perpétuel devenir qui est l'essence même de la démocratie. Toutefois, si par ses contradictions et ses caprices l'esprit public, en France, échappe souvent à l'analyse, s'il a des élans qui trompent les plus sages prévisions et des retours qui déconcertent les plus sûrs jugements, il lui arrive aussi parfois d'offrir à ceux qui prennent la peine de l'étudier une parfaite clarté. Par exemple, en ce moment, on ne saurait contester que la grande majorité des Français est pour la République. Le pays a donné dans ces dernières années des preuves répétées de son goût pour cette forme de gouvernement. Que ce goût soit plus apparent que profond, qu'il tienne aux circonstances, qu'il soit fait chez beaucoup de lassitude plus que d'inclination, c'est fort possible, mais il n'en existe pas moins. La masse de la nation est devenue républicaine, comme elle était impérialiste sous l'Empire et constitutionnelle sous la monarchie de Juillet. Le régime actuel a même sur les précédents - on voit que nous lui faisons la part large cette grande supériorité qu'aucun de ses adversaires ne soit présentement en état de recueillir sa succession. Sous

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l'Empire, l'héritier présomptif, en cas de révolution, était connu d'avance: il avait son organisation, ses cadres, son personnel, un état-major important et une armée parfaitement disciplinée qui n'attendait qu'un signe pour marcher et qu'aucun scrupule on l'a bien vune retenait. L'héritier présomptif, aujourd'hui, quel est-il et où est-il? Où est celui que la voix publique désigne et que chacun, dans les profondeurs intimes de son moi, tient en réserve? Comment s'appelle cette espérance? Elle n'a plus, hélas! de nom que pour quelques rares et imperturbables fidélités, dont c'est l'honneur de vivre et de mourir où elles sont attachées. A part cette toute petite élite, il n'y a pour ainsi dire plus de partis en France celui-ci s'est lié les mains pour longtemps en faisant acte de repentir et de fidélité; celui-là s'est enseveli tout vivant dans son drapeau; le troisième, poursuivi par une succession de fatalités sans exemple, s'est enfermé dans son deuil. De quelque côté qu'on se tourne enfin, l'œil n'aperçoit que des ruines 1.

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Qu'on ne s'y trompe pas cependant. De ce que les partis n'ont jamais été plus impuissants, il ne s'ensuit pas nécessairement, ni que le régime actuel possède une plus grande force, ni qu'il soit assuré d'une plus longue durée que ceux qui l'ont précédé. Ce n'est pas tout d'avoir le nombre, encore faut-il le garder.

1. Il ne faut pas oublier que j'écrivais ce passage au lendemain de la mort du Prince impérial et bien avant celle du comte de Chambord.

Le nombre se donne vite, en France, à qui sait le prendre ou lui plaire, mais il se retire plus vite encore. Il y a même infiniment plus de manières de le perdre qu'il n'en est de le retenir. Vienne une guerre malheureuse, une crise sociale et financière, un simple accident, comme en 1848, et le voilà soudain qui se retourne. Aucun gouvernement, quels que soient sa force et son crédit apparents, n'est à l'abri de ces vicissitudes; aucun n'échappe, un peu plus tôt un peu plus tard, aux complications qui, d'un événement ou d'une question en apparence sans gravité, font parfois sortir une crise mortelle. La monarchie de Juillet a eu la réforme électorale, l'Empire a eu le Mexique, dont il était déjà malade, avant le ministère Ollivier, dont il est mort. La République s'est mis sur les bras un duel avec la plus haute puissance morale qui soit dans le monde. On ne prétend pas qu'elle y périra violemment, mais on est fondé à penser qu'elle pourrait bien à la longue s'y user, et peut-être, à ce point de vue, ne sera-t-il pas sans intérêt d'étudier la première phase de cette lutte et d'en marquer avec quelque précision l'état présent.

I

Lorsqu'en 1801 Bonaparte, « après avoir fait la paix avec toutes les puissances de la terre », entreprit de réconcilier la République avec l'Église, de tous les obstacles qu'il eut à surmonter dans cette négo

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