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Nijh 11-4-29 19184

REVUE

DES

EAUX ET FORÊTS

III SÉRIE. TOME VI

DE L'ÉCLAIRCIE DES ÉPICÉAS

PLANTES DE MAIN D'HOMME

A la suite de l'article inséré dans la Revue du 1er janvier dernier sur les éclaircies on m'a posé une question difficile, celle du traitement des peuplements artificiels d'épicéa.

En devisant sur l'éclaircie des futaies d'épicéa, j'ai répété que j'avais uniquement en vue les peuplements spontanés et traités dans le but d'en obtenir les produits les plus utiles. Créés par la nature sans l'intervention de l'homme, ces massifs qui forment, pour bien dire, toutes les pécières de nos montagnes du Jura et de la Savoie, ont un caractère propre et ne doivent être exploités qu'à grand âge, à plus de cent ans, pour donner les bois les plus utiles. Tout au contraire,la plupart des épicéas appartenant aux particuliers sur les collines ou dans les plaines de France ont été plantés de main d'homme et sont destinés à une exploitation hâtive. Ne convient-il pas de les éclaircir hardiment de manière à donner aux arbres un plus rapide accroissement et à réaliser par les éclaircies des revenus importants? Telle est la question, dont l'intérêt grandit en même temps que les épicéas plantés se multiplient. Or, je m'apercois que je ne l'ai pas envisagée d'une manière explicite au Traitement des bois, soit en étudiant l'éclaircie des sapinières, pp. 299 et s.,

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soit en parlant de l'épicéa, p. 556, au chapitre des Emplois des bois, qu'on ne lit guère, que je regrette un peu d'avoir développé, et cependant..... quelle sylviculture faire si l'on ignore les qualités diverses des bois ou les particularités des essences à traiter!

Les épicéas plantés ont comme les fils d'Ève un vice originel pour eux c'est d'être égaux d'âge et d'espacement. D'autre part, les peuplements qu'ils constituent ont une destination différant de l'un à l'autre, celui-ci devant fournir des perches à houblon, tel autre de la pâte à papier, ou des poteaux de télégraphe, ou de la petite charpente, ou des sciages communs, ou encore autre chose. Enfin, ils ont été le plus souvent plantés uniquement en épicéa, ou parfois en mélange d'autres résineux à végétation rapide, pins et mélèzes. Ces trois ordres de faits viennent compliquer l'éclaircie des massifs.

Pour voir à fond combien diffèrent les peuplements d'épicéas spontanés, il serait bon de savoir d'abord comment ceux-ci se constituent, comment ils naissent. Non seulement ils proviennent de semis naturels très souvent de hasard, capricieux par suite et inégaux en âge et en densité d'un point à un autre point tout voisin. Mais encore, dans quels cas les voit-on se produire ? Est-ce en terrain entièrement dépourvu de végétation arbustive ou arborescente ? Et les futaies uniquement formées d'épicéas ont-elles toujours été sans mélange de feuillus, d'arbrisseaux, de hêtre ou de sapin? Il y a là une histoire de sylviculture que je ne sais avoir été approfondie nulle part. M. Mathey est peut-être le premier qui s'en soit occupé, tout récemment, dans son ouvrage sur le Pâturage en forêt, en signalant divers adjuvants, l'aune vert, le genévrier nain, le coudrier, l'épine blanche. MM. les forestiers de l'épicéa pourraient réunir les données de cette étude des origines. En voici quelques-unes, insuffisantes, que j'ai recueillies sur le terrain quand je vivais dans les hautes régions.

Un jour de printemps, me reposant à l'ombre du bois du Brey, sur un pré moussu qui verse à la queue du lac de Remoray (Doubs), je vis des semis naissants d'épicéa tout autour de moi, en plein découvert. En est-il resté après l'été? Il n'en subsistait pas qui provinssent des volées antérieures.

Une autre fois, sur le communal de Boujeons, pâturé chaque année par les vaches, je fus frappé par la vue d'épicéas noirâtres, buissonnants, qui éclataient au soleil sur la neige. Ces épicéas, dont quelques-uns pointaient assez haut déjà pour soustraire leur flèche à la dent du bétail, n'étaient-ils pas les précurseurs d'un massif?

Au-dessous de la forêt d'Outriaz (ou de la Condamine) (Ain), s'éten

dait un pâturage à moutons dont l'herbe était, comme d'habitude, broutée au rez du sol, la terre graveleuse apparaissant entre les collets des touffes rongées à fond. L'épicéa s'y établissait peu à peu sous la protection de petits buissons de genévrier, malgré le parcours quotidien des moutons; l'action de chaque genévrier abritant son ou ses épicéas de tailles diverses depuis un décimètre était évidente, et à son tour l'action de chaque épicéa devenait apparente à mesure qu'il s'élargissait. Déjà une surface entièrement boisée de la sorte avait été englobée dans la forêt, qui gagnait de proche en proche par étapes successives.

Au fond du communal de Malbuisson (Doubs), en plateau non loin de la vieille forêt, les épicéas mélangés de quelques feuillus formaient déjà en 1857 un gaulis très irrégulier, mais presque continu; on circulait encore dans les sentiers du bétail, on pouvait même tirer et tuer le lièvre entre les bouquets des épicéas très serrés, plus hauts au centre de chaque bouquet que sur les bords. La clôture naturelle du massif était imminente; aujourd'hui, il peut constituer un haut perchis d'aspect

uniforme.

Au canton de Mâclin, forêt de la Grand-Côte, le versant sud était entièrement couvert de fourrés de hêtre. Nous le regardions avec regret, en 1857, M. le conservateur Vouzeau et moi, jeune garde général, le croyant voué au hêtre pur. Trente ans plus tard, j'eus la satisfaction d'y voir des flèches d'épicéa émergeant du massif des feuillus. Et dans maints cantons peuplés d'un perchis de bois feuillus, hêtres ou autres, sur souches ou de franc pied, j'ai eu l'occasion de voir, sans les chercher, des épicéas disséminés sous le feuillage, de tailles diverses et dont les uns perçaient déjà en plein soleil; d'autres attendaient leur tour pour s'émanciper, tandis que d'autres enfin, entièrement secs, avaient péri sans y parvenir; mais à la longue, la pécière prenait la place des feuillus. N'est-ce pas ainsi que se sont formées certaines belles futaies d'épicéa sur le haut Jura?

même en

Dans cette région, les forêts mélangées de sapin et d'épicéa, ce dernier plus nombreux, montrent fréquemment l'épicéa se reproduisant sous les sapins, dont le terreau doux lui a permis de germer; là, sous le couvert des grands sapins il se maintient longtemps, ramassé sur luiune sorte de boule un peu lâche, attendant la lumière d'en haut pour grandir et se fortifier. Sous les épicéas mêmes le sol est ordinairement garni d'un tapis d'aiguilles mortes, acide ou charbonneux, et le semis de l'essence fait généralement défaut; c'est le semis du sapin, dont la graine plus lourde et la radicule allongée arrivent à percer la couverture sèche ou aigrelette, c'est le semis de sapin qui prend pied

le premier sous la pécière; aussi les massifs de sapin remplacent-ils très ordinairement les massifs d'épicéa.

Ce dernier présente donc chez nous, en France et sur la chaîne du Jura en particulier, le caractère d'une essence de passage, qui se reproduit difficilement sur place, et les massifs compacts d'épicéa pur semblent provenir de semis inégaux, d'âges et de consistances divers au début. Aussi peut-on en différer les premières éclaircies, opérer les suivantes avec une grande modération et même voir prospérer indéfiniment sans notre intervention ces futaies naturelles.

Il n'en est pas ainsi des plantations d'épicéa faites de main d'homme, en lignes, en triangles ou en quinconces, et, d'une même année, d'un seul jet, sur sol découvert. Tous les plants partent alors d'un pas égal et luttent à forces égales. A ce sujet une première question s'est posée, qui n'a pas reçu et ne peut pas recevoir une solution générale, surtout pour l'épicéa : c'est celle de la distance à garder entre les plants. Les réponses varient de o m. 50 à 3 mètres! Et de fait l'écartement des plants doit être en rapport avec le but à atteindre. Veut-on produire des perches à houblon qu'on exploitera en bloc, vers l'âge de 25 ans, il convient de serrer les épicéas, au nombre d'une centaine par are, 10.000 à l'hectare. A-t-on comme objectif la pâte à papier ou de belles perches à exploiter vers l'âge de 40 ans, on réduira le nombre des plants aux deux tiers peut-être du chiffre précédent. Veut-on des poteaux télégraphiques ou de la petite charpente, a exploiter à 60 ans, on n'emploiera guère que 5.000 plants d'épicéa par hectare. S'agit-il d'obtenir des arbres propres au sciage, on pourrait ne demander même que 3 à 4 mille épicéas par hectare en les espaçant de 1 m. 50 à 1 m. 80, et mieux encore sans chercher une distribution irrégulière.

Il est certain que les jeunes brins espacés, qui donnent des sujets trapus dans la jeunesse, font des arbres forts et de végétation très active. Mais il faut absolument que l'épicéa, pour être d'un bon emploi, forme un fût dénudé de bonne heure, qu'il perde rapidement ses branches basses, qu'elles sèchent et tombent encore menues, sans laisser de gros nœuds. Il faut donc que l'épicéa monte vite; la cîme, toujours ascendante, lui permet de prospérer même quand elle n'occupe que le quart de la hauteur de l'arbre. On se trouve par là conduit à n'éclaircir que peu à peu le massif des épicéas qui s'allongent et à lui conserver toujours une densité favorable à l'élagage naturel en même temps que des cîmes capables d'une belle végétation. A coup sûr, c'est bien plus difficile quand tous les sujets sont égaux que dans les cas différents, et cependant c'est beaucoup plus nécessaire.

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