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incidents ou nécessités. Plusieurs obstacles, pour le moment, devaient empêcher l'empereur de prononcer ce fiat lux que lui demandait la diète. Du côté de l'Autriche, n'y avait-il pas à craindre que celles des provinces polonaises qui étaient échues en partage à cet Etat ne vinssent à se soulever, à la nouvelle de la restauration de leur nationalité? Du côté des provinces encore au pouvoir de la Russie, il était d'une mauvaise politique de s'engager à l'avance sur une question qui pouvait servir plus tard d'appoint dans certaines négociations. Un général républicain du temps de la Convention aurait jeté pour dési à l'autocrate russe une république polonaise; mais l'empereur et roi ne pouvait songer à lutter avec de pareilles armes. C'est ce qu'il fit bien sentir aux députés de Varsovie qui vinrent lui soumettre, le 14 juillet, l'acte de confédération.

C'est le sénateur Wibiecky que la diète a chargé d'exprimer les vœux de la Pologne.

Tout son discours est dans ces paroles, qui ne nous offriraient qu'une simple formule d'adulation, si elles n'étaient justifiées par l'ardeur du sentiment national et de l'amour du pays :

«Nos désirs étaient évidents; ils indiquaient nos devoirs, et nous avons proclamé la Pologne. Sire, dites que la Pologne existe, et votre décret sera pour le monde l'équivalent de la réalité. »

Napoléon ne dira point: « La Pologne existe. » Il mettra beaucoup de soin à dérober aux peuples la connaissance des articles secrets du traité d'alliance qu'il a conclu avec la cour de Vienne, et il affirmera qu'il a garanti à l'Autriche ses provinces polonaises. Quant à la Pologne russe, il ne veut point prononcer son adjonction, parce que ses provinces n'ont pas encore toutes répondu à l'appel de la diète. Il n'est point venu, répétons-le, pour soulever les peuples, pour faire jaillir de leurs cendres des idées de liberté et de nationalité; mais bien pour abaisser l'orgueil du czar, pour le contraindre par

TOME V.

les armes à un traité qui l'isole dans son empire et lui ferme l'accès de tous les cabinets européens. La Pologne viendra plus tard, et Napoléon pourra bien, alors, tailler sur les bords de la Vistule quelque dotation royale à la mesure d'un de ses lieutenants.

Voici, d'ailleurs, la réponse de Napoléon à la députation de la diète de Varsovie :

<< Dans ma situation, j'ai beaucoup d'intérêts à concilier et beaucoup de devoirs à remplir. Si j'avais régné pendant le premier, le second et le troisième partage de la Pologne, j'aurais armé mes peuples pour la défendre. Aussitôt que la victoire m'eut mis en état de rétablir vos anciennes lois dans votre capitale et dans une partie de vos provinces, je le fis sans chercher à prolonger la guerre qui aurait continué à répandre le sang de mes sujets.

» Je vous ai tenu le même langage dès ma première entrée en Pologne. Je dois y ajouter que j'ai garanti à l'empereur d'Autriche l'intégrité de ses domaines, et que je ne puis sanctionner aucune manœuvre ou aucun mouvement qui tende à troubler la paisible possession de ce qui lui reste des provinces de la Pologne. »

Nous avons supprimé de cette réponse quelques témoignages de sympathies pour les efforts de la nationalité polonaise et quelques vagues promesses d'un appui lointain subordonné aux circonstances; promesses et témoignages dont il faudrait prendre garde de suspecter la sincérité, mais qui étaient bien peu de choses devant cette formelle déclaration du gendre de l'empereur d'Autriche : « J'ai garanti à la cour de Vienne l'intégrité de ses domaines. »

La Pologne ne cessera pas d'être la grande crucifiée des nations.

Nous n'insisterons point sur les conséquences de la réponse. de Napoléon aux envoyés de la diète. Il serait peut-être puéril

d'exagérer ces conséquences, et peu raisonnable de trouver dans le déni de justice commis à Wilna par l'empereur, une des causes directes de tous les désastres qui vont attrister notre histoire. Cependant, lorsque nous verrons le monde napoléonien craquer de toutes parts, se disloquer aux éclats de la foudre et les peuples suivre les rois dans la croisade de l'Europe contre la France, ne serons-nous pas autorisés à penser que ces peuples auraient moins complaisamment arboré le drapeau de la Sainte-Alliance, s'ils avaient pse dire : « Le grand capitaine tombé, qu'on veut mettre au ban des nations, songeait aux nationalités souffrantes et savait sa crifier aux peuples les intérêts des cours, dans les jours de sa prospérité » ?

Les rois n'ont point d'amour, ils n'ont que des intérêts. Les peuples seuls ont la mémoire du cœur.

Le jour n'est pas loin où le peuple, en France, se souviendra que, si Napoléon Bonaparte a beaucoup fait pour la gloire, il a beaucoup fait aussi contre la liberté. Quant aux nations du continent, elles se rappelleront que notre empereur, quand il détrônait leurs rois, leur donnait en échange une souche dynastique de sa maison, et se bornait à les impérialiser au lieu de les affranchir.

Ci près encore du foyer révolutionnaire de 1792, avec son puissant génie, Napoléon aurait produit, s'il l'eût voulu, en 1812, dans toute l'Europe, un mouvement semblable à ce lui que nous voyons de nos jours: le réveil universel de la démocratie. Alors une coalition eût été impossible contre lui. Mais la démocratie sur le Danube, sur la Vistule, en Espagne et en Italie, c'était en France des institutions républicaines, et le rude soldat d'Egypte n'avait pas fait le 18 et le 19 brumaire pour retourner à ce qu'il appelait les jacobins et les idéologues.

Le séjour de Wilna s'est prolongé pendant deux semaines. Au début d'une campagne, un tel repos a semblé inexplicable à quelques uns, chez ce même capitaine qui, levant en 1805 le

camp de Boulogne pour repousser la coalition sur le Rhin, entrait à Vienne après une marche offensive de quarante jours, dont chaque étape avait été un combat. On a dit depuis, pour justifier ce repos, que Napoléon attendait à Wilna un parlementaire d'Alexandre, dont la mission lui avait été indirectement annoncée et qui devait apporter des propositions de paix. En effet, le comte Balachow et le lieutenant de police du cabinet de Saint-Pétersbourg s'étaient rendus au camp de Wilna; quelques conférences eurent lieu; mais tout se borna à des généralités, et les deux envoyés se retirèrent sans avoir rien conclu. Ils eure at même le talent, à leur retour auprès d'Alexandre, de l'irriter davantage encore contre son ancien ami de Tilsit. Mais il nous paraît que le séjour de Wilna s'explique fort naturellement par tous les soins qu'exigeait, dès l'entrée sur le territoire enneini, la concentration d'une armée d'opération de quatre cent mille hommes, sans compter plus de deux cent cinquante mille hommes de réserve, laissés en garnisons, occupant le grand-duché de Varsovie, couvrant la Prusse et les frontières autrichiennes, et destinés à se porter en avant au fur et à mesure que la grande armée s'enfoncerait dans la vieille Russie. En exagérant, en portant au delà de toutes les limites du connu les moyens d'attaque, Napoléon est arrivé à cet déplorable résultat de se priver de la condition habituelle de ses succès la promptitude dans les mouvements, l'imprévu dans l'offensive.

Le camp de Wilna est levé. Napoléon quitte cette ville le 16, après y avoir installé le duc de Bassano, ministre des relations cxtérieures. Des pouvoirs extraordinaires sont laissés à ce dernier. Tandis que la grande armée, la France conquérante va pénétrer dans les déserts de la Russie, le duc de Bassano doit établir à Wilna un vaste bureau politique et administratif qui sera entre le quartier général de Napoléon et Paris le point de jonction, le centre où tout ce qui concerne la diplomatie, les

intérêts moraux et matériels de l'empire et de l'armée viendra

converger.

Des mouvements offensifs sont imprimés au même instant à tous les corps; mais la diversité de ces mouvements laisse encore les esprits dans le doute sur les intentions réelles de l'empereur. Est-ce sur Saint-Pétersbourg ou sur Moscow que l'on opère? La marche de la garde, qui se porte sur la gauche, vers Swentziany, semble indiquer la première direction; mais les corps placés sous les ordres du prince d'Eckmülh et du vice-roi s'avancent vers les sources de la Bérésina, c'est-à-dire du côté de Moscow, et l'incertitude continue. Il est probable que Napoléon lui-même, en ce moment, n'est point fixé sur la marche définitive qu'il donnera à son armée; tout doit dépendre de la grande bataille qu'il poursuit.

La pointe poussée simultanément sur la route de SaintPétersbourg et sur la route de Moscow prolonge la situation périlleuse des généraux russes. Bagration sur notre droite, et Barclai de Tolly sur notre gauche, seront forcés de faire de longs détours pour opérer leur jonction, et les mouvements qu'ils essayent dans ce but dessinent d'une manière plus nette encore, exagèrent même le plan de retraite adopté à Wilna. Barclai de Tolly s'est jeté avec toutes ses divisions derrière le camp fortifié de Drissa. L'empereur Alexandre est avec lui. Mais, sur la nouvelle que le duc de Tarente, Murat, les ducs de Reggio et d'Elchingen se disposent à l'attaquer, et que Napoléon, dont le quartier général a été porté de Swentziany à Gloubokoë, va marcher sur Drissa, Barclai de Tolly, sans communication avec Bagration, lève à la hâte le camp et se dirige du côté de Witepsk, dans l'espoir d'y rejoindre l'armée de l'Est. Celle-ci était perdue, si les belles dispositions de l'empereur avaient été suivies par le roi Jérôme, et si les ailes de la grande armée avaient agi avec l'ensemble, la résolution et l'intelligence que Napoléon lui-même imprimait au centre. Il n'en a

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