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les plateaux du moulin de Bussy, de Sambre, de Ligny et de Saint-Amand. Le seul parti raisonnable qui lui restait à prendre était de faire sa retraite sur Bruxelles et d'opérer ainsi, en arrière de ses lignes actuelles, sa jonction avec le duc de Wellington; mais il se laissa entraîner par le fol espoir de battre à lui seul l'armée française, et de terminer la campagne par une brillante victoire remportée sur l'empereur même. Il attendit de pied ferme le choc, quoiqu'un de ses corps lui manquât, trente mille hommes commandés par Bulow qui ne pouvaient se rallier avant deux jours.

Le 16 au matin, Napoléon ordonna au maréchal Ney de se porter, avec l'aile gauche qu'il commandait, sur les QuatreBras. Cette manœuvre avait un double but; d'abord d'arrêter et de culbuter l'avant-garde de l'armée anglo-hollandaise si Wellington essayait de secourir Blücher, et ensuite de lancer une division de huit mille hommes, par la route de Namur, sur les derrières des Prussiens, et de les sabrer dans leur retraite. L'aile droite, commandée par Grouchy, et le centre, marchèrent de front à l'ennemi. « Si Ney exécute bien mes ordres, dit l'empereur au moment d'engager l'action, il ne s'échappera pas un canon de l'armée prussienne; elle est prise en flagrant délit. » Un large ravin couvrait la ligne de l'ennemi. A trois heures la bataille commença; quatre-vingt-dix mille hommes combattaient sous les drapeaux de Blücher, soixante-dix mille seulement sous les aigles de l'empereur. Le village de Saint-Amand fut emporté le premier. Le corps du général Vandamme était engagé sur ce point, qui formait le centre. A droite, le général Gérard attaqua le village de Ligny. Cette position fut prise et reprise plusieurs fois; elle donna son nom à la journée. A l'extrême droite, Grouchy et le général Pajol s'emparèrent du village de Sambre. Tous ces villages étaient situés sur les bords du ravin, et nous en étions entièrement maîtres à sept heures du soir. L'ennemi, forcé de reculer, occupait encore en arrière les hau

teurs du moulin de Bussy. L'empereur, pour achever la défaite, fit donner une partie de sa réserve; huit bataillons de la vieille garde, soutenus par les cuirassiers et les grenadiers à cheval, abordèrent à la baïonnette les hauteurs de Bussy. En vain l'ennemi se forma à plusieurs reprises en carrés, nos escadrons le rompirent chaque fois. La bataille se prolongea jusqu'à dix heures du soir. Enfin les Prussiens nous abandonnèrent le terrain, et cherchèrent leur salut dans une retraite précipitée et pleine de désordre. Ils avaient perdu quinze mille hommes et plus de cinquante pièces de canon, sans compter les prisonniers, et près de vingt mille hommes, qui se débandèrent et se dispersèrent sur les rives de la Meuse pour se livrer au pillage. Les pertes de l'armée française ne furent que de huit à neuf mille hommes.

Des lenteurs inexplicables chez un soldat comme le maréchal Ney, empêchèrent cette journée d'être aussi complète que Napoléon l'avait espéré. Le maréchal avait reçu l'ordre de s'emparer des Quatre-Bras dès la pointe du jour, avec sa colonne forte de quarante mille hommes. Il se laissa prévenir par le prince d'Orange, que Wellington avait lancé en avant au secours de Blücher, en attendant qu'il arrivât lui-même avec toutes ses divisions. Quoique l'ennemi fût privé d'artillerie et de cavalerie, Ney hésita, tâtonna, eut besoin de nouveaux ordres plus pressants pour prendre l'offensive, et ce ne fut qu'à trois heures, au moment où la canonnade de Ligny se fit entendre, qu'il engagea un combat sérieux. Malheureusement une partie de ses troupes se trouvait à trois lieues en arrière; et le prince d'Orange ayant reçu de nombreux renforts, la disproportion devint telle entre les deux armées, que les Français durent se borner à maintenir leurs positions. Ney eût été battu infailliblement si le prince d'Orange avait eu comme lui du bronze et des chevaux. Ainsi, non-seulement l'affaire des Quatre-Bras n'opère point la diversion que Napoléon en avait attendue, mais

encore elle laisse les Anglais s'établir sur ce point et développer leurs lignes pour une seconde bataille. En effet, toute l'armée anglo-hollandaise vint s'y masser successivement. Wellington évacue dans la soirée les Quatre-Bras et bivouaque au village de Jemmapes.

Rompant avec toutes les traditions de la tactique routinière, Napoléon est décidé à précipiter les événements. Le 17, il se porte aux Quatre-Bras; l'armée anglaise se replie devant lui et va camper à l'entrée de la forêt de Soignes. Hier il a battu Blücher, demain il attaquera Wellington : deux grandes batailles rangées en trois jours, quarante-huit heures à peine après l'ouverture des hostilités! Si l'on est tenté d'accuser la fiévreuse impatience de l'empereur, il faut se rappeler que derrière les deux généraux anglais et prussien, il y a quatre cent mille soldats russes et autrichiens qui accourent, et qu'il faut se hâter de mettre, entre ces hordes et la France, la Belgique insurrectionnée. Déjà une grande fermentation règne à Bruxelles à la nouvelle de la défaite de Blücher. Encore un coup de dé, et tout sera terminé pour ou contre l'empire. Napoléon le sait; il ne peut se soustraire à la loi fatale, à la chance terrible que lui ont faites les circonst ances.

C'est le maréchal Grouchy qui poursuit, avec l'aile droite, les débris de Blücher. Il devra les contenir, les attaquer de nouveau, s'ils se rallient, pendant que l'empereur sera aux prises avec les Anglais. Dans la soirée du 17, Wellington s'est établi au village de Mont-Saint-Jean. Le quartier-général des Français est à la ferme de Caillou. La pluie tombe par torrents; le terrain semble impraticable. Napoléon craint que l'état de l'atmosphère ne soit un obstacle à la journée projetée, et que les Anglais n'en profitent pour traverser la forêt de Soignes. A neuf heures, il apprend que Blücher a réuni ses trois corps à Wavres, au nombre de quarante mille hommes environ. Un officier est alors expédié au maréchal Grouchy,

pour lui annoncer qu'une grande bataille aura lieu le lendemain. L'empereur lui prescrit, en conséquence, de détacher avant le jour une division de sept mille hommes, avec seize pièces de canon, qui rejoindra la grande armée par la droite; Grouchy, avec le reste des troupes, se mettra lui-même en marche, appuiera le détachement et opérera du côté de la forêt de Soignes, dès que le feld-maréchal Blücher aura évacué Wavres pour continuer sa retraite sur Bruxelles ou sur une autre direction.

Toutes les circonstances de la marche de Grouchy sont précieuses. C'est d'elles que dépendra le dénoûment d'une action immense. Le sort de vingt peuples, de plusieurs générations, ce qui fera leur consolation ou leur malheur, est attaché aux mouvements de quelques milliers de soldats, aveugles instruments d'un homme dont le caprice les mène à une mort certaine ou à la victoire! Nous ne pouvons, ici, faire taire nos réflexions et comprimer les pensées qui viennent nous assaillir. Eh quoi! nous parlons sans cesse de civilisation, de justice, de progrès; nous sommes fiers de nos sociétés, et nous les disons basées sur des assises inébranlables. Est-ce donc la justice, est-ce donc la loi incessante du progrès, est-ce l'intelligence, la philosophie, la morale qui règlent en définitive la marche de ces sociétés? Quelques-uns le prétendent; examinons les faits. Nous sommes arrivés à l'un des points culminants de l'histoire moderne. Deux principes sont en présence; l'un doit absorber l'autre, survivre seul, et pendant un demi-siècle, un siècle peut-être, peser sur le monde de tout son poids et de toute sa force. Ces deux principes, pour lesquels des rois combattent, poussés par une puissance supérieure, et ne croyant défendre que les misérables vanités de leur trône, c'est la liberté de l'homme et le privilége des castes, c'est le règne du droit et l'oppression du fait, c'est la vie sociale et l'agonie incessante de la société, c'est le jeu naturel et fécond des peuples se mou

vant dans une atmosphère rayonnante, et le pénible travail du monde se traînant à la remorque des ambitions mesquines de princes, dans la nuit des préjugés et de l'ignorance. Eh bien, à quel tribunal suprême va donc être portée la décision? Un congrès de sages, de philosophes, va-t-il se constituer, pour refouler le mal dans les ténèbres profondes et faire jaillir le bien à la surface? L'Europe est là, qui attend! Le tribunal est un champ de bataille, où la faiblesse, l'impéritie, la trahison d'un soldat brutal décident irrévocablement et presque en dernier ressort... Quelques coups de canon de plus ou de moins, un accident, une fausse manœuvre, et l'Europe sera condamnée aux présides de la Sainte-Alliance.

A peine la dépêche de l'empereur était-elle expédiée à Grouchy, qu'on reçut un rapport du maréchal, daté de Gembloux, village situé à trois lieues de Wavres. Grouchy écrivait qu'il avait perdu les traces de Blücher. Un second officier lui fut envoyé pour réitérer l'ordre précédent. A cinq heures du matin, un nouveau rapport arriva de Gembloux. Le maréchal annonçait qu'il venait d'apprendre que toutes les forces prussiennes s'étaient réunies à Wavres; que sa première intention avait été de marcher immédiatement sur ce point; mais que les troupes ayant déjà pris leur camp, il partirait seulement au point du jour, de manière à arriver de très-bonne heure sur Wavres, ce qui aurait le même effet: le soldat, reposé et plein d'ardeur, se battrait beaucoup mieux.

Il n'y avait aucune inquiétude du côté de Blücher, dont les quarante mille hommes, découragés de leur défaite, seraient tenus en respect par les divisions victorieuses de Grouchy. Tranquille de ce côté, Napoléon ne songea plus qu'à livrer la bataille à l'armée de Wellington, si le généralissime anglais avait l'imprudence de l'accepter dans une aussi mauvaise position, ayant à dos une forêt pleine de défilés dangereux. Napoléon voulut se convaincre par ses propres yeux de la ré

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