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puissance, nous intéressera d'autant plus, que nous trouverons pour ainsi dire, entre Kowno et Wilna, le terme fatal du phénomène de notre siècle. A peine auront-ils touché le sol de la Russie, que tous ces maréchaux, ces ducs, ces comtes de l'empire, ces grands dignitaires, moins chargés d'honneur encore, de titres et de dotations, que de gloire, seront saisis comme d'un vertige. Napoléon lui-même, cet esprit si lucide, si lumineux et si précis, aura ses illusions, ses mirages, et l'heure des revers sonnera pour l'armée française. Vaincre et abaisser l'Europe monarchiqué coalisée contre l'idée française, couler en bronze notre nationalité révolutionnaire au feu de vingt batailles, telle avait été en partie l'œuvre du grand capitaine. Mais coaliser à son tour l'Europe vaincue, l'Autriche, la Prusse, toute l'Allemagne, rois, princes et capitaines humiliés pour marcher, avec leur concours, à la conquête d'une paix qui eût consolidé leur ruine; mais traîner après soi, à six cents lieues, avec leurs rivalités, leur amour-propre, leur lassitude, toute cette pléiade de généraux auxquels douze années de campagne avaient donné tout ce qu'ils pouvaient attendre de la guerre: c'était semer dans le sillon du premier revers les folles espérances des uns, le découragement des autres, pour recueillir la trahison et les défections des contingents étrangers, l'indiscipline et la discorde des maréchaux de l'empire

Napoléon allait trouver tout cela en traversant le Niémen. Sur le point où s'était porté le centre de la grande armée, le Niémen forme un angle rentrant sur le territoire lithuanien, dont le sommet est marqué par la ville de Kowno. Les deux branches de cet angle ont leur extrémité, sur la gauche à Tilsit, sur la droite à Grodno. Les divisions russes sont rangées à peu près parallèlement à ces deux branches, portant leurs ailes vers Grodno et Tilsit. Quant à Kowno, ce point reculé de l'angle, il esten ce moment peu défendu; mais Wilna se trouve à vingt lieues en arrière, et c'est dans les murs de cette place importante

qu'Alexandre I a établi son quartier général. Entre Kowno et Wilna manœuvrent les seize mille hommes de Baggowouth. Pour compléter cette situation, mentionnons le camp dit de Drissa, à trente lieues environ en arrière de Wilna, très-fortement retranché, approvisionné d'une manière considérable, et défendant la route de Saint-Pétersbourg.

La carte du Niémen a appris à Napoléon tout le parti qu'il peut tirer de la position de l'armée ennemie. Il effectuera le passage sur trois points à la fois à Grodno, à Tilsit, à Kowno. Le 22 juin, il porte son quartier général à Nougoraidski. Deux cent mille hommes le suivent. Pendant qu'il opérera sur Kowno, le maréchal Macdonald, duc de Tarente, marchera sur Tilsit avec vingt-cinq mille hommes; le prince Jérôme, roi de Westphalie, se dirigera sur Grodno avec soixante-cinq mille combattants. Attaqués sur tous ces points à la fois, les Russes, trop inférieurs en nombre pour diviser leurs forces et faire face simultanément à cette triple agression, seront réduits à ces deux alternatives: 1° se concentrer sur Wilna, et abandonner ainsi Grodno et Tilsit; dans ce cas, Napoléon peut être arrêté en arrière de Kowno, mais le duc de Tarente et le roi de Westphalie, passant impunément le fleuve, déborderont l'armée de Barclai de Tolly, et la bataille sera décisive; 2° renforcer les deux ailes pour défendre Tilsit et Grodno. Cette manœuvre peut suspendre le passage des deux lieutenants de Napoléon, mais elle livrera Wilna à deux cent mille Français, qui se précipiteront comme un torrent impétueux dans l'intervalle laissé entre les deux ailes de l'armée d'Alexandre.

Ainsi, dès le début de la campagne, Napoléon doit écraser à la fois les deux corps de Bagration et de Barclai de Tolly, s'ils se concentrent sur Wilna, ou couper les Russes par le centre, séparer les deux généraux en chef, et les battre séparément en se portant tour à tour sur chacun d'eux. L'un et l'autre événement lui donneront la Russie. N'est-ce pas de cette

manière qu'il a vaincu et réduit à crier merci l'Autriche, la Prusse, tous les empires qui ont subi successivement le joug de la France?

Dans la nuit du 23, à deux heures du matin, Napoléon, déguisé en Polonais, monte à cheval et se rend aux avant-postes, accompagné du général Haxo. Il va reconnaître lui-même le point le plus favorable pour le passage de l'armée. Les équipages de pont sont tous prêts. La journée se passe en dispositions préliminaires, en démonstrations, donnant le change aux patrouilles russes qui éclairent la rive droite du Niémen. A huit heures du soir, lorsque la nuit commence à se faire, les pontoniers s'établissent un peu au-dessous de Kowno, près du village de Poniemen. Quelques compagnies de voltigeurs traversent le fleuve dans des barques, et protégent la construction de trois ponts, achevés en moins de deux heures par les soins du général Eblé.

Le passage s'effectue aussitôt, et deux cent mille hommes, après s'être emparés de Kowno, se jettent sur la route de Wilna, dans la journée du 24. L'armée qui franchit ainsi le Niémen, sous les yeux de l'empereur, se compose du premier corps, commandé par le général Davoust, ayant sous ses ordres les généraux Morand, Friand, Gudin, Desaix, Compans et Pajol; du deuxième corps, dirigé par le maréchal Oudinot, avec les généraux Legrand, Verdier, Merle et Castex; du troisième, conduit par le maréchal Ney et les divisionnaires Ledru, Razout et Marchand; de la cavalerie du roi de Naples et de la garde impériale.

Le même jour, Macdonald traversait le fleuve à Tilsit avec les divisions Grandjean, d'Yorck et Massembach.

Confiant dans les forces qui se déployaient sur ses lignes, de Tilsit à Grodno, Alexandre Ier attendait à Wilna, dans une grande sécurité, l'ouverture de la campagne. Il pensait qu'une armée aussi considérable que celle de son adversaire, manœuvrant

avec une certaine lenteur, ne renouvellerait pas ces prodiges de hardiesse, ces mouvements aussi prompts que la foudre, qui avaient valu tant de triomphes à Napoléon dans la campagne de Prusse et dans les deux invasions de l'empire d'Autriche. Il se trouvait au château de Zacresk, où le général Beningsen donnait un grand bal en son honneur, lorsqu'il apprit le commencement des hostilités et le double passage de l'ennemi à Tilsit et à Kowno. Il se hâta de publier un manifeste, dans lequel il dénonçait à ses peuples et à l'Europe l'invasion des Français, affectant dans cette pièce une modération qui n'était point dans sa politique, et prenant à témoin le continent de la justice de sa cause et des prétentions exorbitantes de son adversaire.

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« Wilna, le 25 juin 1842.

Depuis longtemps nous avions remarqué de la part de l'empereur des Français des procédés hostiles envers la Russie; mais nous avions toujours espéré les éloigner par des moyens conciliants et pacifiques. Enfin, voyant le renouvellement continuel d'offenses évidentes, malgré notre désir de conserver la tranquillité, nous avons été contraint de rassembler et de compléter nos armées. Cependant, nous nous flattions encore de parvenir à une réconciliation, en restant aux frontières de notre empire, sans violer l'état de paix, et seulement prêt à nous défendre. Tous ces moyens conciliants et pacifiques n'ont pu conserver le repos que nous désirions. L'empereur des Français, en attaquant subitement notre armée à Kowno, a le premier déclaré la guerre. Ainsi, voyant que rien ne peut le rendre accessible au désir de conserver la paix, il ne nous reste plus, en invoquant à notre secours le Tout-Puissant, témoin et défenseur de la vérité, qu'à opposer nos forces aux forces de l'ennemi. Il ne m'est pas nécessaire de rappeler aux commandants, aux chefs de corps et aux soldats leur devoir et leur bravoure. Le sang des valeureux Slavons coule dans leurs veines. Guerriers, vous dé

fendez la religion, la patrie et la liberté! Je suis avec vous; Dieu est contre l'agresseur! >>

Un conseil extraordinaire se réunit à Wilna, afin d'aviser au plan de défense le plus efficace à opposer à l'attaque des Français. Ce fut alors, dit-on, que plusieurs généraux dissuadèrent Alexandre Ier de disputer ses lignes à Napoléon et de livrer immédiatement quelque combat décisif. S'exposer au premier choc de la grande armée, lui fit-on observer, c'était courir presque inévitablement à une défaite. Avec un empire comme la Russie, aussi étendu à lui seul que le reste de l'Europe, mais dont les ressources et les forces militaires ne sont pas proportionnées au territoire, il était sans doute moins fâcheux de sacrifier quelques places, quelques provinces, que de perdre un seul régiment. Une bataille pouvait détruire en un jour la meilleure armée d'Alexandre et livrer à Napoléon l'empire des czars. Il était plus prudent de se retirer sur le Dniéper et la Dvina, de détruire et de brûler les magasins que l'on ne pourrait emporter, de ne rien laisser derrière soi qui pût servir à l'ennemi, de l'attirer par des manœuvres habiles, et tout en concentrant les divisions russes, au sein même de l'empire; de l'affaiblir par des escarmouches, des attaques d'avant-garde; de se réserver pour le moment où les soldats français, épuisés par les privations, par les intempéries du climat, les marches forcées, disséminés par la nécessité de maintenir leurs communications. avec la Pologne, auraient perdu cette aveugle confiance dans leur chef qui, jusqu'alors, les avait rendus invincibles.

Nous aurons occasion de revenir sur ce plan, dont un écrivain russe (*) a essayé de nier l'existence. Mais il paraît évident que ce fut à la suite de son adoption dans le conseil de Wilna, qu'eurent lieu les premiers mouvements de retraite de l'armée

(*) Le colonel Butturlin.

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