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La chute de l'usurpateur n'eut presque point 1811. de degrés ou d'intervalle. Il tomba subitement Empire. du faîte des grandeurs au fond du précipice. Un an ne s'étoit pas encore écoulé depuis son second mariage, lorsqu'il eut un fils, qu'il appela Roi de Rome (20 mars). Son berceau fut inondé de vers; Buonaparte payoit les éloges avec prodigalité, on ne les lui éparguoit en aucune circonstance un peu marquante. Cependant, par une précaution surabondante, il mettoit en réquisition un certain nombre de poëtes ou de versificateurs, espèce d'habitués de la cour, qui célébroient tout ce qu'on vouloit: mariages, naissances, victoires, bâtimens. Les flatteries des écrivains françois allèrent peut-être plus loin que ces marques de la servitude romaine dont Tibère se trouvoit fatigué. Ils reproduisirent les auteurs dont s'est tant moqué Boileau ces auteurs qui attachoient au char de Louis XIV Alexandre et César. Ils s'écrioient: << Annibal, Scipion, César, Condé, Vil

lars, Turenne, vous disparoissez tous de>> vant Napoléon. » La folie fut poussée encore au-delà. Ce n'est pas assez, disoit-on à Buonaparte, de donner des lois aux mortels; élève tes regards au ciel : « Jupiter a pâli; déclare» lui la guerre, et son trône est à toi. » On

1811. voit que l'adulation étoit arrivée bien prompEmpire. tement au dernier terme.

A la vérité, celui qui en étoit l'objet avoit livré quatre-vingt-six batailles ou combats; à la vérité, il fut en possesion, médiate ou immédiate, des trois quarts, à peu près, de l'Europe, considérée du moins sous le rapport de la population; mais une observation qui se présentoit à tout le monde, sembloit avertir 、de ne pas désespérer de sa disgrâce. A chaque

1812.

campagne contre les grandes puissances de l'Europe (nous n'y comprenons point l'Espagne), se faisant accompagner de presque toutes ses forces, il mettoit toute sa fortune à la merci d'un seul revers considérable, et quoiqu'il n'en eût pas encore essuyé de pareil, on en pressentoit la possibilité; on se flattoit qu'il n'y échapperoit pas toujours, et l'on étoit persuadé que s'il réussissoit dans la Russie, qu'il se proposoit d'attaquer, il tenteroit d'autres aventures. Un miracle l'avoit sauvé de l'expédition d'Egypte, dans laquelle, suivant toutes les apparences, il devoit périr, ou tout au moins être réduit à une capitulation, qui eût été pour sa réputation un échec notable: on devoit penser que ce miracle ne se reproduiroit

pas.

On le vit donc avec plaisir s'embarquer

contre l'empereur Alexandre dans une nou- 1812. velle guerre qu'on jugea plus dangereuse que Empire, toutes celles qu'il avoit faites. Le prétexte fut le système continental. Il reprochoit au gouvernement russe de ne pas fermer assez rigoureusement ses ports aux Anglois. Quoique par l'expédient des licences, il permît aux François beaucoup d'affaires commerciales avec la Grande-Bretagne, il prétendoit exclure la Russie de la même faculté; on assure qu'il poussa même l'insolence jusqu'à vouloir établir dans ses ports des inspecteurs pour veiller à ce qu'il n'y fût point porté atteinte à la prohibition des marchandises angloises. Alexandre indigné préféra la guerre. Comme l'usurpateur ne pouvoit s'en dissimuler l'importance, il mit la France entière en réquisition. La garde nationale, composée de tous les hommes de vingt à soixante ans, fut divisée en trois classes, appelées premier, second ban, et arrière-ban : le premier ban devoit garder les frontières, et ne les jamais passer. Buonaparte ne mettoit pas le succès en question. Dans la proclamation qu'il fit à ses soldats, il leur dit : « La Russie » est entraînée par la fatalité; ses destins doi» vent s'accomplir. » Ce qui signifioit, dans son langage, qu'Alexandre alloit perdre sa couronne. Il est vrai qu'il mena contre lui

1812. l'armée la plus formidable que la terre eût enEmpire. core vue. Outre cent mille étrangers, il avoit

rassemblé trois cent mille François, des meilleurs soldats qui aient jamais existé, presque tous exercés en de nombreux combats, et enhardis par la constante habitude de la victoire. L'Europe, entraînée de force par Buonaparte, se précipitoit sur un empire qui n'avoit pas un allié. Buonaparte arriva sans obstacle à Wilna, capitale de la Lithuanie. La Pologne crut dès lors son indépendance assurée. Elle avoit assemblé à Varsovie une diète, qui députa vers Buonaparte, pour le prier de ne pas s'y opposer. Mais l'usurpateur avoit d'autres vues; il vouloit rétablir cet Etat à son profit, et le faire régir par son frère Jérôme : ce n'étoit pas même un secret le roitelet de Westphalie avoit dit publiquement à Paris, en partant pour cette campagne, qu'il étoit roi de Pologne. Son frère fit donc à l'ambassade polonoise une réponse ambiguë. Dès ce moment, il perdit presque toute son influence sur cette nation, qui ne le seconda que très-foiblement; ce fut une des causes de son désastre. Le premier combat de quelque importance fut livré à Ostrownovo, à six lieues de Vitepsk (26 juillet). Les Russes, après une résistance opiniâtre, cédèrent à la force supérieure des François; il

en fut de même aux environs de Smolensk, 1812. où, de chaque côté, il y eut seize mille hommes Empire. hors de combat (17 août). Les François entrés dans la ville n'y trouvèrent pas un habitant; ils eurent d'autres succès moins chèrement payés. Les Russes se retiroient de poste en poste, brûlant tout et détruisant tous les vivres sur leur passage. Le 7 du mois de septembre, Buonaparte gagna une sanglante bataille. Le maréchal Ney, qui contribua puissamment à ce succès, fut nommé prince de la Moskowa, du nom de la rivière sur les bords de laquelle on se battit. Le 14, les François entrèrent dans Moscou. Mais, deux jours après, la ville devint la proie des flammes, allumées par l'ordre du gouverneur, le comte de Rostopchin, qui, en la quittant, y avoit laissé un corps d'incendiaires. Buonaparte, dans ses Bulletins, le traita de fou: c'étoit son injure accoutumée envers ceux qui traversoient ses desseins. La prétendue folie du général russe sauva l'Europe, en perdant l'usurpateur. Les deux tiers d'une des premières villes de l'univers furent la proie des flammes. Les vainqueurs trouvèrent dans ce qui restoit d'immenses richesses, et même des comestibles; mais ces ressources ne furent pas d'une grande utilité, parce que tout fut livré au pillage. Le voisinage

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