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taine façon. Là de nouveau se place la sélection. Les produits de l'esprit avec une pente esthétique marquée plaisent ou déplaisent à la communauté. Nous adoptons Carlyle, et nous devenons des gens pleins de sérénité, sans rien de sentimental. Schopenhauer nous fascine et nous voilà jetés dans l'extrême affliction. Le penchant auquel obéit la communauté devient pour elle un ferment. De là, dans le ton commun, une altération qui peut être un bien ou un mal; car (n'en déplaise à M. Allen) elle constitue une différenciation du dedans, qui doit après cela subir l'épreuve du pouvoir sélectif d'un milieu plus large. Le Languedoc civilisé, prenant le ton de ses savants, de ses poëtes, de ses princes et de ses théologiens, devint ensuite la proie de son rude. milieu catholique, lors de la croisade albigeoise. La France, en 1792, prenant le ton de ses Saint-Just et de ses Marat fut jetée dans un long cours de relations extérieures instables. La Prusse, en 1806, prenant le ton de ses Humbolt et de ses Stein s'est trouvée admirablement << ajustée » à son milieu en 1870.

M. Spencer, en l'un des plus étonnants chapitres de ses Principes de psychologie (1), cherche à montrer l'ordre nécessaire dans lequel se présente le développement des conceptions dans la race humaine. D'après lui, nulle conception abstraite ne peut se développer tant que les expériences externes n'ont pas atteint un certain degré en hétérogénéité, détermination, cohérence, et le reste : « Ainsi, dit-il, la croyance en un ordre invariable, la croyance en la loi, est une croyance dont l'homme primitif est absolument incapable... Les expériences, telles qu'il en reçoit, lui apportent peu de données pour la conception de l'uniformité, soit qu'elles s'étendent sur les choses ou sur les relations... Les impressions journalières d'un sauvage ne lui fournissent la notion que très imparfaitement et dans peu de cas... De tous les objets d'alentour, arbres, pierres, collines, mares, nuages et autres, la plupart diffèrent grandement... et peu s'approchent de la complète ressemblance assez pour rendre la distinction difficile. Jusque pour les animaux de la même espèce, il arrive rarement que, vivants ou morts, ils se présentent sous les mêmes aspects... C'est seulement à mesure du développement graduel des arts... que viennent de fréquentes expériences de lignes parfaitement droites et complètement superposables, d'où naissent les perceptions d'égalité et d'inégalité. La vie sauvage est encore bien plus dénuée d'expériences propres à engendrer la conception de l'uniformité de succession. Les séquences observées d'heure en heure et de jour en jour ne paraissent rien moins qu'uniformes; la différence est là le trait de beaucoup le plus manifeste... En sorte, que si nous considérons la vie humaine primitive en totalité, nous voyons que ce n'est pas la notion de l'uniformité de séquence qu'elle tend à engendrer, mais plutôt celle de la mul

(1) Part. VIII, chap. IV.

tiformité... C'est seulement autant que la pratique des arts développe l'idée de mesure, que la conscience de l'uniformité peut devenir claire... Ces conditions que réalise le progrès de la civilisation, et qui rendent possible la notion de l'uniformité, rendent simultanément possible la notion de l'exactitude... En conséquence, l'homme primitif ne possède guère de cette expérience qui cultive en nous la conscience de ce que nous appelons vérité. Combien étroitement cette conscience tient à celle que cultive en nous la pratique des arts, nous le savons par le témoignage même du langage. Nous disons une vraie surface, aussi bien que nous disons un vrai exposé. L'exactitude ne s'applique pas moins bien à la perfection d'un appareil mécanique qu'à la concordance parfaite entre les résultats du calcul. »

La tâche que M. Spencer s'est donnée dans sa psychologie consiste toute à montrer la manière dont l'esprit, supposé passif, est moulé fatalement par ses expériences de « relations externes ». Dans ce chapitre, la canne métrique, la balance, le chronomètre et d'autres instruments et machines figurent au nombre des « relations » extérieures à l'esprit. Sans doute c'est ce qu'ils sont, mais après avoir été fabriqués, et seulement à cause de la puissance préservative du milieu social. Originairement, toutes ces choses et les institutions en général ont été des jets spontanés du génie, en des têtes individuelles, et le milieu extérieur n'en montrait point de signe. Adoptées par la race et devenues son héritage, elles sont des sources d'instigation pour de nouveaux génies qu'elles entourent et portent à de nouvelles inventions et découvertes. Ainsi se fait le progrès. Mais ôtez les génies, ou changez les idiosyncrasies, et que pourra par soi opérer le milieu, ou quel ordre montreront ses résultats? Nous défions M. Spencer ou tout autre de nous le dire.

La pure vérité est que cette a philosophie » de l'évolution (en tant que distincte de nos connaissances spéciales touchant des cas particuliers de changement) est une croyance métaphysique, et rien de plus. C'est une certaine humeur contemplative, une disposition du genre émotionnel, plutôt qu'un système de la pensée. Et cette humeur est aussi ancienne que le monde; aucune réfutation dont ses incarnations diverses (telle que la philosophie spencérienne) peuvent être l'objet ne la dissipera. C'est l'humeur du panthéisme fataliste, avec son intuition du Tout et de l'Un qui fut, est et sera et du sein duquel toute chose particulière procède. Loin de nous la pensée de parler ici avec mépris d'une aussi vieille et imposante tournure d'esprit, dans la manière d'envisager le monde. Ce que nous nommons actuellement découvertes scientifiques n'a été pour rien dans sa naissance; et il n'est pas facile de concevoir qu'elles arrivent jamais à lui donner le coup de gráce, quelque tournure logiquement incompatible avec cet esprit que puissent prendre à la fin les distinctions phénoménales accumulées par la science. Cet esprit peut se rire des distinctions phénoménales sur lesquelles la science

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est basée; car il tire sa vie d'une région qui supérieure ou inférieure qu'on la juge est en tout cas entièrement différente de celle où la science réside. Mais une critique impuissante à réfuter une croyance métaphysique peut du moins élever la voix pour protester contre les prétentions de cette croyance déguisée qui se pare des plumes de << la science ». J'estime que tous ceux qui auront eu la patience de me suivre jusqu'ici m'accorderont que la « philosophie » spencérienne du progrès intellectuel et social est un vieil anachronisme qui nous ramène à un type de pensée d'avant Darwin; de même aussi que la philosophie spencérienne de la « force », en effaçant toutes les distinctions antérieurement reçues de vis viva, énergie potentielle, moment, travail, force, masse, etc., auxquelles les physiciens sont arrivés avec tant d'efforts et de peine, nous fait revenir en arrière et jusqu'aux siècles d'avant Galilée. WILLIAM JAMES.

CORRESPONDANCE.

UNE LETTRE DE DELESCLUZE.

Monsieur le Rédacteur,

Ne jugerez-vous pas à propos de publier dans un prochain numéro la lettre suivante? Je l'emprunte à un recueil périodique qui se publie à Lyon sous le titre de Revue du Lyonnais, et il m'a semblé que par le nom de celui qui l'a écrite, par les sentiments qui y sont exprimés, elle intéresserait vos lecteurs. N'est-il pas en effet surprenant de voir Charles Delescluze, le chef le plus éminent sans contredit du mouvement communaliste de 1871, celui que nous considérions comme un pur jacobin, ennemi déclaré de tout culte, se rencontrer avec les fondateurs de la Critique religieuse, et, dès 1868, reconnaître que, si on voulait combattre utilement le catholicisme, il fallait populariser parmi les masses et travailler à lui substituer une religion plus éclairée, plus libérale, le protestantisme ou quelque chose d'approchant? Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble que cette lettre nous fait connaître un nouveau Delescluze et qu'elle est de nature à lui rallier les sympathies des personnes qui jusqu'à présent l'avaient sévèrement jugé.

Delescluze, notons-le avec soin, ne veut pas que l'humanité soit athée. Par là il se sépare nettement de tous ses collègues de la Commune, qui ont en horreur l'idée de Dieu et pour principe de lui faire une guerre sans relâche. Que nous voilà loin du révolutionnaire farouche aux vues étroites, aux idées subversives que l'on avait coutume de nous représenter! Delescluze ne croyait donc pas, comme tant d'autres, que la religion fût chose funeste, nuisible! Peut-être serait-il permis de trouver dans cette lettre l'explication de sa fin héroïque.

PAUL VIGNE.

Voici cette lettre qui remonte au mois d'avril 1868 et qui était adressée à M. Chadal, avocat à Bourg (1) :

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< L'avenir est aux républicains s'ils y travaillent énergiquement et s'ils savent se concerter. Notre département se réveille au souffle de la liberté, et il faut favoriser et développer ce précieux mouvement. Le journal actuel du républicanisme est trop timide, trop inexpérimenté, trop peu démocratique, trop bénin envers les abus de tout genre, et surtout ne travaille nullement au renversement du catholicisme.

« Je vous propose donc de vous mettre à la tête d'un mouvement départemental plus prononcé en fondant chez nous un journal plus effectivement démocratique, ayant pour titre un nom qui le fasse recevoir partout, par exemple : l'Ami du Peuple.

« Ayant pour collaborateurs tous les démocrates du département et de la contrée, inspiré par votre talent, dirigé par votre habileté, le journal populaire produira le plus grand bien dans le pays et, dans peu de temps, vous serez justement apprécié, et nous aurons le plaisir et le grand avantage de vous envoyer à Paris dicter les lois de notre pauvre France régénérée.

« Mais comme l'humanité ne doit être ni athée ni scélérate, et qu'elle ne peut parvenir que graduellement aux bienfaisantes institutions de la philosophie, il convient, dans l'intérêt général, de passer d'abord par le protestantisme ou quelque chose de semblable en secouant le manteau catholique romain.

« Notre journal démocratique devra donc s'appuyer sur les meilleurs principes de l'Evangile, c'est-à-dire de la raison et sur les meilleures formules de la démocratie sociale. A ce titre seul il jouira de la considération, du respect, de la faveur publique et produira tous les bons fruits. qu'on peut en attendre. » CH. DELESCLUZE.

(1) Cette lettre est curieuse et méritait d'être mise sous les yeux des lecteurs. Nous remercions notre ami et collaborateur M. Vigne de nous l'avoir fait connaître. Delesciuze avait compris, quoique d'une manière incomplète et trop vague, que la question religieuse domine la question politique et sociale; qu'elle ne saurait être résolue pour une nation par des doctrines purement négatives; que l'athéisme, s'il devenait un facteur durable de la conscience populaire, ne pourrait avoir qu'une influence funeste sur la moralité moyenne; que, suivant un aphorisme souvent cité, on ne peut détruire le catholicisme qu'à la condition de le remplacer dans l'office d'éducation populaire qu'il remplit, et que, pour cette raison, il serait désirable et très important que la démocratie moderne s'attachât à une autre forme du christianisme. Le tort qu'il avait, ainsi qu'Eugène Sue, était d'abaisser l'idée qu'il préconisait, en n'accordant au protestantisme, à l'Évangile, à la religion en général, qu'une valeur de transition, relative à l'infirmité intellectuelle et passionnelle du grand nombre, et à des besoins moraux envisagés et présentés comme temporaires. (Note du Rédacteur-Gérant.)

BIBLIOGRAPHIE.

LA TRIBUNE DES FEMMES

Journal hebdomadaire (rue Richelieu, 22).

Ce journal, dont nous venons de recevoir le programme, a pour objet la revendication des droits des femmes : droits intellectuels, droits civils et droits politiques. Il répudie nettement, ce dont nous félicitons ses fondatrices, la méthode révolutionnaire des Louise Michel. « Nous ne voulons rien par la violence, y lisons-nous; la persuasion est notre unique méthode, parce que nous savons qu'elle est la seule qui donne de vrais résultats. » Nous remarquons, dans le premier numéro, le commencement d'une étude intéressante de Mme André Léo sur la question de la femme. Cet article est intitulé: La citoyenne; en voici quelques passages:

<< Cette question de la femme est une de celles qui ont le plus accusé jusqu'ici l'insuffisance du XIXe siècle, sa légèreté, la confusion de ses idées et l'égoïsme de ses instincts. Elle a montré que la démocratie, dans sa généralité, n'est pas sortie encore de cette phase instinctive de toute revendication, où l'émancipé réclame l'empire, au lieu de la liberté qu'il ignore, et, tandis qu'il s'indigne contre ses tyrans, est révolté qu'on lui conteste ses esclaves.

« Le bourgeois, ennemi personnel des monarques, le prolétaire, qui prend au sérieux le titre de souverain, qu'on accole à son bulletin de vote, ont absolument besoin d'un royaume dans leur maison. Ils se croiraient déshonorés à moins, et toute la superbe, toute l'indignation passionnée, toute la hauteur et tout le dédain, sans préjudice des méprisantes railleries par lesquels les maîtres de peuples défendent leur droit divin, les sujets révoltés, les émancipés d'hier, les mettent au service du droit masculin - divin également, et dont l'origine est la même. Mais a-ton besoin de remonter aux origines quand on a la loi? Et quel besoin de raisonner quand le fait vous donne raison?

« La question du droit de la femme date de la grande révolution, ou, ce qui revient au même, de la philosophie du xvIIe siècle. Elle ne pouvait naître que du droit individuel. Les femmes l'ont senti à cette époque ; elles se jetèrent et dans la philosophie et dans la Révolution avec ardeur, et la Révolution ne périt que lorsque, rebutées, désaffectionnées, elles l'abandonnèrent. Leur cause alors n'était comprise et soutenue que par un petit nombre de penseurs, Condorcet en tête; mais c'était l'élite de la Révolution, tandis que les violents et les ambitieux, c'est-à-dire les faux révolutionnaires: Hébert et Chaumette, Robespierre et les jacobins, renvoyaient dédaigneusement la femme à sa quenouille, à son foyer ou à sa parure. Elles y allèrent et se mirent à préparer le Directoire. »

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