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Revenons à la racine intellectuelle de la question en son entier. Avant de consentir à croire en la divinité, M. R. veut qu'on lui en fournisse une construction pour l'intellect logique. Sa conception intellectuelle et son affirmation morale doivent coïncider strictement. Dieu doit être pensé sous les catégories (1). Les catégories, en tant qu'elles sont le tout et le terme de la conscience, sont à la racine de la conception polythéiste; car du moment qu'elles nous forcent en tout cas, de concevoir la divinité comme finie, l'hypothèse de plusieurs divinités finies, de même que celle de plusieurs causes finies, satisfait l'imagination à moins de frais que celle de la divinité unique.

La même exigence, exactement, par rapport à une construction de la divinité conforme à l'intellect logique, avant que l'on consente à y croire, est le fondement de la conception unifiante de Dieu chez les scolastiques; si ce n'est que, pour eux, l'infinité est censée être embrassée : une infinité réalisée qui, comme le dit M. R., est une contradiction.

D'un côté l'infinité est niée ; de l'autre, elle est définie. Mais l'infinité ne peut ni se nier ni se définir. Ce n'en est pas moins un fait avec lequel il faut compter. Ce fait s'impose aux théoriciens; ils n'en disposent pas. L'infini, j'ai déjà tâché de le montrer, est un fait de perception, non point un fait de pensée. On ne peut que le concevoir, en entrant dans un processus in infinitum et en concevant successivement, idéal après idéal, le dernier desquels a encore l'infinité, l'indéfini, au delà, et en demeure infiniment en arrière. C'est là une approximation indéfinie de l'infini, et chaque degré de cette approximation, en matière de croyance religieuse, est une conception intellectuelle qui prend de l'être infini jusqu'à ce point et pas davantage (2).

c'est la résurrection, la transformation future du corps humain (forme de l'immortalité) de laquelle la résurrection accomplie du Sauveur est une promesse et une garantie. Et sa conception du Fils (in forma dei, in forma servi) implique anthropomorphisme et polythéisme. — C. R.

(1) Il doit rester bien entendu qu'il s'agit de Dieu conçu comme un sujet d'attributs intellectuels et moraux, partant anthropomorphiques. Ce sont ceux-là qui sont soumis aux catégories. On sait qu'il y a une autre conception du « divin» dans le monde, plus universelle, dérivée d'un postulat de la raison pratique et qui n'implique rien ni des dieux des re igions, ni de l'infini et de l'absolu des théologiens. C. R.

(2) J'ai discuté plus haut, dans mes notes, cette théorie de l'infini et de l'indéfini, qui me semble formulée ici en termes moins scientifiques que jamais (Crit. philosoph., no 15). Qu'est-ce, demanderai-je, que cette chose dont on approche toujours sans en approcher jamais, puisqu'elle demeure toujours aussi loin, infiniment loin? - cet indéfini, interminable qui se termine? cette perception dont la propriété essentielle est

Ce que je dis maintenant, c'est que l'affirmation morale de l'existence de la divinité s'attache à l'Infini; la conception intellectuelle, à des idéaux qui en sont successivement détachés dans une approximation indéfinie. La plus haute conception idéale que nous puissions former est ainsi une image imparfaite de l'infini dont nous ne pouvons connaître la nature autrement qu'au moyen d'idéaux successifs et de plus en plus parfaits, qui en sont des conceptions partielles. L'existence de l'infini est un fait que l'analyse révèle. De ce fait, une croyance, au sens strict du mot, n'est pas possible, mais seulement une connaissance. L'affirmation morale que l'infini, en matière de religion, est représenté (quoique imparfaitement) par notre conception idéale la plus haute, et qu'il existe la renfermant, c'est cela qui est un acte de croyance religieuse, un acte de foi. Par cet acte, on affirme l'existence de quelque chose, non seulement sans y être forcé, mais de quelque chose qui (n'étant pas, comme l'infini seul, un élément abstrait, mais bien un objet concret) ne peut pourtant pas être conçu logiquement en lui-même et pour lui-même, mais seulement dans son approximation représentative (1).

J'accepte aussi pleinement, aussi franchement que M. R. la nécessité de l'antropomorphisme en toute religion. « Tout théisme, aux yeux d'un homme de bonne foi, est parfaitement anthropomorphique » (Phil. de l'hist., p. 767). Mais je tiens que le seul moyen d'échapper à l'étroitesse de Pantropomorphisme et d'éviter le faux sens du πάντων μέτρον ἄνθρωπος,

d'avoir pour objet ce qui ne peut jamais être perçu ? Qu'est-ce, si ce n'est une contradiction impossible à déguiser? Ensuite, je ne saurais voir quel rôle appartient à cette approximation de l'inapprochable << en matière de croyance religieuse ». S'il s'agissait d'un infini moral, ou de perfection, à la bonne heure. Celui-ci n'implique pas des concepts contradictoires à unir; et il est bien aussi l'objet de la religion. Au contraire, les infinis desquels on dit qu'ils sont des termes derniers de séries interminables, les infinis de quantité, eux, sont contradictoires et ne sont pas réellement des objets de foi religieuse, mais bien de spéculation métaphysique. C. R.

(1) Je reconnais la justesse et la profondeur de la pensée que M. Hogdson exprime ici. C'est de l'expression que je ne puis tomber d'accord. Cette pensée vraie porte, selon moi, sur une idée inattaquable de l'infini, idée qui se forme de celles d'immensité (immensurabilité réelle à notre égard), extension inimaginable en tout ordre de phénomènes, inconnu enfin (deus incognoscibilis): - idée parente de l'indéfini, et qui ne devrait pas exiger de nous, mais plutôt nous interdire toute tentative en vue d'une définition de l'infini quantitatif, contradictoire en soi, bonne seulement pour mener par la contradiction à l'athéisme ou à la démission de la raiC. R.

son.

pour n'en accepter que l'unique signification vraie, réside dans ce fait révélé par l'analyse, à savoir que l'infini tout à la fois existe et se refuse à la définition logique. C'est ce fait qui préserve l'univers d'être misérablement rapetissé à la mesure des pouvoirs de l'homme, ainsi que le rapetissent les catégories quand on les prend pour la mesure de l'existence (1).

Mais ceci suffit-il à prouver que l'une de ces doctrines ou l'autre, le monothéisme ou le polythéisme est la vérité? Assurément non. Seulement, ceci laisse le champ libre au monothéisme, qui serait exclu par la conception plus étroite d'un monde limité par les catégories. Ceci fait une place aux motifs moraux, dont la tendance est à l'unification. Et dès lors voici une considération qui me semble décisive : Si la divinité doit être conçue ainsi que M. R. le soutient dans un passage déjà cité, comme le Dieu de la raison morale et pratique, c'est-à-dire comme le Dieu des consciences de tous les hommes; et si la conscience humaine est formée partout sur le même modèle, à savoir d'après l'idéal de la Justice dont l'accomplissement est la Bonté, ce qui est également la doctrine de M. R., il s'ensuit que chacun de nous, autant qu'il s'approche de son propre idéal, s'approche de l'idéal de tous. L'idéal est le même quoiqu'on s'en approche par des sentiers divers et à divers degrés. Ce que nous nous représentons à nous-mêmes comme l'union de la justice et de la bonté, l'objet infini de cet idéal ouvert à nos approximations, c'est cela et cela seulement qui est l'objet adéquat de la religion (2).

SHADWORTH H. HODGSON.

(1) Le service que M. Hodgson demande à l'infini, pour remédier à l'étroitesse apparente des vues limitées par les règles de l'entendement, est on ne peut mieux obtenu, à mon gré, avec le concept d'extension et puissance indéfinies en tous genres (sans bornes assignables pour nous) que je viens d'indiquer. Non seulement l'imagination et la foi ne peuvent aller réellement plus loin, mais elles ont même bien de la peine à s'avancer un peu loin dans cette carrière ouverte. Non seulement le prédicateur ne parvient pas à communiquer à ses auditeurs l'idée (contradictoire) de l'éternité quæ totum tempus ambit et excedit, ou de l'intelligence infinie qui de deux choses indéterminées sait laquelle est déterminée ! Mais il leur trouve l'imagination bien courte pour se représenter de nouveaux cieux, une nouvelle terre, et admettre des possibilités éloignées de toute perception actuelle. Mais plus je repasse dans mon esprit les explications de M. Hodgson sur l'infini et l'indéfini, songeant à l'accord où nous sommes lui et moi, sur la nonentité de la chose en soi, plus je me demande sérieusement si notre débat porte sur quelque chose de plus que les mots.

C. R.

(2) Je suis heureux de terminer sur une note d'unisson avec mon pro

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UNE THÈSE SUR L'INFINI.

INFINI ET QUANTITÉ. ÉTUDE SUR LE CONCEPT DE L'INFINI EN PHILOSOPHIE ET DANS LES SCIENCES.

Par E. EVELLIN. 1880 (Germer-Baillière, éditeur).

« On peut, dit un habile critique qui a rendu compte avant nous de l'ouvrage de M. Evellin, on peut ouvrir sans crainte ce livre (consacré à un sujet qui semble au premier abord si rebattu): on n'y trouvera rien qui ressemble aux pompeux lieux communs d'autrefois, mais des discussions très neuves et très modernes, une multitude de faits empruntés aux derniers travaux de nos physiciens et de nos chimistes, une connaissance approfondie des mathématiques, des vues engageantes et hardies, exposées avec une sorte de candeur métaphysique qui séduit, une dialectique sincère et passionnée, enfin un langage précis sans obscurité, élégant sans afféterie, ferme et coloré, tel en un mot qu'il convient à la difficulté et à la gravité du sujet. On se convaincra aussi que la question de l'infini n'est pas de celles où l'on marche toujours sans avancer jamais: et nous ne croyons pas faire un éloge exagéré du très remarquable livre de M. E., en disant qu'il contient sur l'infini plusieurs choses définitives » (1).

Je ne pouvais mieux faire, en commençant, que de reproduire cette appréciation et ces éloges, auxquels je me joins complètement de grand cœur. Outre que l'expression de la louange est ici parfaite, à la fois franche et forte, et non sans finesse à l'endroit où il est parlé de candeur métaphysique, on la trouvera moins suspecte dans une autre bouche que la mienne, attendu que c'est à moi que M. E. emprunte, il veut bien le reconnaître, et cela n'ôte rien à l'originalité de son livre, les vues et les arguments relatifs à la thèse principale qu'il défend au sujet de l'infini, et qui sont certainement ceux auxquels a pensé M. V. Brochard en parlant de « choses définitives », au risque de montrer lui-même une honorable candeur.

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fond et courtois contradicteur, que je remercie de nouveau de sa parfaite bienveillance et de l'étude si sérieuse qu'il a bien voulu consacrer à ma philosophie.

Depuis que ces lignes sont écrites, M. Hodgson a donné dans le Mind (avril 1881), une suite de ce travail. Le sujet est cette fois la Psychologie, et les problèmes débattus sont avant tout ceux du déterminisme, de la liberté humaine et de la nature de la certitude. J'espère suivre M. Hodgson sur ce nouveau terrain.

Faute à corriger dans l'article troisième page 194, ligne 23 : établissent; lisez : pour; et à la ligne suivante: sont; lisez : établissent.

(1) Revue philosophique, avril 1881, article de M. V. Brochard.

C. R.

Cette thèse, aussi ancienne que la philosophie, mais dont on est encore loin d'avoir reconnu toute la portée et les conséquences, les tenants et les aboutissants, car ils ne vont pas moins loin que le rapport tout entier do la connaissance à la réalité, et, par suite, que nos affirmations quelconques sur cette dernière, c'est celle de l'impossibilité de l'infini de quantité, en matière de choses données, réelles et actuelles. Un mérite éminent du travail si sérieux et si approfondi de M. E., au point de vue des progrès qu'on peut attendre d'une étude prolongée de la question, à notre époque, se lie étroitement à mes yeux à ce que je considère comme une erreur de ce philosophe. Il s'est appliqué, en effet, et avec une force dialectique peu commune, à opérer la conciliation de deux théories selon moi incompatibles : l'une qui nie que des choses données puissent exister en nombre actuellement infini; l'autre qui affirme que les quantités mathématiques (étendue, durée, mouvement) constituent des choses données en soi, et dont les parties de composition sont également toutes données en soi. Mais précisément en se donnant cette tâche ardue et, je le crois fermement, en y échouant, M. E. aura contribué à mettre en lumière ce dilemme auquel il ne se rend pas ou la négation justifiée de l'infini quantitatif actuel, et alors la preuve que les quantités mathématiques ont une existence purement subjective (1); ou le réalisme de nos idées mathématiques, et, dans ce cas, la porte toute grande ouverte à l'acceptation des infinis actuels, tant de multiplication que de division.

On peut distinguer trois parties dans l'ouvrage, encore qu'elles s'y trouvent presque partout mêlées : 1o celle où l'auteur établit ce que nous appellerons pour abréger l'impossibilité du nombre infini; 2° celle où il définit et s'efforce de démontrer les éléments naturels et finis de composition des essences mathématiques; 3° celle où il poursuit l'accord entre l'existence qu'il admet d'une composition fixe de la quantité, toujours naturellement formée d'unités concrètes, indivisibles, et la méthode du géomètre qui ne peut admettre, lui, aucun terme à la division de cette même quantité, objet de son étude. La doctrine réaliste, invoquée ou soutenue à plusieurs endroits, n'est soumise dans aucun à une critique spéciale faisant droit aux difficultés. La métaphysique est présentée dans la conclusion comme une science de raison pure qui a son objet et ses procédés propres, et une juridiction sur des problèmes qu'on ne lui soumet pas d'ordinaire. L'auteur assure même qu'il s'est proposé comme but ultérieur de son étude sur l'infini l'établissement de cette vérité sur un exemple. Et toutefois on ne peut dire qu'il se soit occupé de justifier les principes les plus généraux dont il fait usage en ses explications sur le phénomène et la chose en soi, ni par conséquent pour distinguer la

(1) J'emploie le mot consacré; mais si j'étais maître du langage je préférerais nommer objectives des idées qui sont essentiellement les formes sous lesquelles nos objets nous sont représentés; et je dirais alors que ces idées n'ont pas des sujets propres en lesquels elles soient réalisées.

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