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que l'on a à remplir; - et, agnostique ou non d'intention, celui qui nous recommande de nous guider exclusivement d'après les choses sensibles ne part plus du tout lui-même de ses connaissances, il part de l'opinion que ses connaissances représentent tout ce qui est; il ne se contente pas d'affirmer les lois qu'il a pu constater comme des lois qui existent et dont il convient de tenir compte, il les affirme comme les forces, comme les agents perpétuels qui, à eux seuls, déterminent l'impossible et l'inévitable.

Songe-t-on à ce qui résulte de là? Il en résulte que les savants qui ne peuvent pas dire que la science est bonne sans dire qu'elle est la seule bonne chose, travaillent à étouffer ce qu'il y a de meilleur chez l'homme: l'esprit sans cesse à la recherche de toutes les vérités, de tout ce qui peut nous aider non pas à nous prononcer oraculairement sur les causes mais à apprendre de mieux en mieux ce qui est au-dessus de nos volontés. Faute de daigner s'occuper du moi qui ramène les sensations à des notions et à des tendances générales, faute de reconnaître que, puisque cette puissance de penser et de vouloir se forme et se transforme, nous avons tout intérêt à étudier ses lois, faute d'admettre que, puisqu'elle décide des convictions qui dirigent la conduite des hommes, notre premier besoin est de l'éduquer et de la redresser, en nous comme chez les autres, faute de cela nos savants abusent de leur science pour tromper les multitudes; ils aveuglent les simples en les habituant à prendre les notions d'objets qui ne sont qu'une parcelle de leurs sentiments réels pour des choses qui sont la réalité totale, ils rétrécissent les esprits en les empêchant d'acquérir conscience de ce qui se passe en eux, ils rendent leurs doctes élèves plus insensés que ne l'est l'ignorant qui, sans en savoir si long sur la chimie et la physiologie, sait au moins qu'en face des choses il y a des hommes, et que les perceptions de nos sens ne sont pas la moitié des influences dont dépend notre destinée. Et au total, ils se font sciemment ou à leur insu les défenseurs d'une ambition aussi monstrueuse, plus monstrueuse même que celle de la papauté; ils encouragent la France à ratifier le syllabus d'une science spéciale, d'une petite aristocratie de spécialistes qui se piquent de ne tenir compte que des faits incontestables afin de pouvoir présenter toutes leurs assertions comme des dogmes indiscutables, et qui, en faisant semblant d'extraire de ces données seules une sociologie également positive, réclament tout simplement pour eux le droit souverain de légiférer urbi et orbi. Cela ne vaut rien une pareille idolâtrie est sûre de se solder par des mécomptes et des excès aussi, et le jour où la France ne croira plus aux vertus chimériques de la philosophie scientifique, son dépit pourrait la pousser à jeter au fumier la science elle-même et à aller de nouveau demander aux idoles et aux Lamas de sacristie un moyen miraculeux de salut.

Franchement, notre prétention de n'obéir qu'à la science n'est pas à

l'honneur du bon sens de notre époque. Elle montre que nos penseurs ne sont pas guéris de l'étourderie et de la fatuité que nous ont valu tant de faux prophètes et de faux sauveurs. Et elle montre aussi que le public chez nous est toujours bien prêt à s'aplatir devant les candidats à la dictature qui flattent ses désirs et ses antipathies. Nous sommes plongés dans les amphibologies. Nos politiciens et nos économistes aussi bien que nos physiologistes, et nos E. de Girardin comme nos Fourier et nos A. Comte ressemblent fort à des apprentis sorciers qui s'imposeraient le noviciat le plus méritoire, qui s'obligeraient à étudier scrupuleusement toutes les sciences, et qui, cet apprentissage une fois terminé, se croiraient assurés d'être des sorciers émérites. Leur savoir est solide, mais, quant à la méthode par laquelle ils s'élèvent à l'idée des miracles que leur savoir les met à même d'accomplir, elle n'est qu'une réédition complète, et encore accrue, de tous les subterfuges imaginés par le passé, de tout ce qu'il y avait de mauvais dans la scolastique, la méthode géométrique et la méthode d'intuition. Leur logique consiste tout bonnement à supposer qu'il n'existe pas d'impossible peureux, à n'user de leur esprit que pour chercher l'universel, - à décider, suivant leurs préférences, que le facteur invariable qui se retrouve dans toutes les choses différentes est le désir d'être assuré contre les risques, ou l'égoïsme qui veut acheter à bon marché et vendre cher, ou la sensation,-et à supposer enfin, parce qu'ils déduisent résolûment tous leurs axiomes et leurs moyens d'action de la seule notion qu'ils se sont faite eux-mêmes de l'universel, que leurs axiomes sont forcément l'expression du bon universel, et que leurs moyens d'action ne peuvent manquer d'être universellement irrésistibles.

C'est à croire que la France est peuplée de somnambules. Et le pis est que le positivisme de nos jours a encore renchéri sur ces vieilles folies. Lui, par toute sa partie théorique, il est la casuistique et la dogmatique de l'escamotage. Pour se persuader qu'il peut raisonner directement sur les faits extérieurs, il prend héroïquement le parti d'affirmer que les hommes n'ont pas d'être pensant à eux, et que par conséquent nos sensations sont évidemment un pur et exact contre-coup des mouvements du dehors. Pour se persuader ensuite que, par la synthèse des sensations, il peut connaître positivement tout ce qui est, il affirme carrément qu'il n'existe absolument rien en dehors des choses qui se font voir et sentir de tous. Q'on ne prenne pas cela pour du phénomisme. Le positivisme ne s'abstient pas simplement lui-même de recourir à des notions de causes finales et de causes efficientes quelconques, il certifie comme s'il l'avait vu qu'il n'y a ni absolu, ni puissance invisible d'aucun genre, que ce sont les faits sensibles qui se gouvernent eux-mêmes, qui s'engendrent les uns les autres à eux seuls; et rien qu'en disant cela, répéterai-je, il dit bel et bien que les faits sensibles sont les causes efficientes ellesmêmes. Donc, conclut-il, le positivisme a réellement trouvé le moyen

d'arriver à la science absolue, à la science qui est l'absolu en personne révélé par lui-même.

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Ajoutons à cela qu'après s'être piqué de mettre de côté toute métaphysique, il aboutit à une sociologie, qui sans doute peut être fort utile comme collection de renseignements, mais qui, à la prendre pour ce qu'elle croit être, n'est pas autre chose que la plus fabuleuse et la plus audacieuse des mythologies. Car à la lettre elle ne revient à rien de moins qu'à éliminer l'homme lui-même de son histoire. Elle traite d'arbitraire et d'accidentel tout ce qui varie, c'est-à-dire la vie; elle escamote les personnalités, les caractères nationaux, les mobiles humains; elle fait abstraction des malades particuliers et des groupes de malades pour ne considérer que des types de maladies; elle supprime les commerçants, et les peuples qui commercent pour ne voir en esprit que dès lois d'après lesquelles la richesse se fait et se distribue elle-même; elle remplace toutes les sociétés réelles qui se sont développées par une moyenne idéale, par une procession d'abstractions; et elle déclare que dans notre monde ce sont les vivants qui ne vivent pas, que la seule réalité est une formule algébrique, une série invariable de situations et d'institutions qui se produisent les unes les autres sans que les hommes y soient pour rien. Autant dépenser son esprit à combiner une définition ambiguë qui puisse indistinctement s'appliquer aux hommes et aux plantes, aux lions, aux escargots et aux poissons, et déclarer ensuite que la connaissance de ce portrait universel suffit pour nous enseigner infailliblement la zoologie, l'agriculture et la morale.

Il n'y a vraiment rien à répondre à cela; car au fond nul n'y croit; il n'existe pas une personne qui puisse ignorer que les actions et les œuvres humaines sont des volontés réalisées, et que les volontés des Anglais proviennent du caractère des Anglais; il n'existe pas un homme qui, lorsque ses enfants se montrent menteurs ou malicieux, songe à redresser leurs voies en leur faisant étudier la chimie et la sociologie. Toutes ces opinions-là ne sont que des choses que l'on dit au profit d'une colère ou d'une ambition. On embrasse la science pour mordre indirectement autre chose. Et c'est là le plus dangereux côté de notre positivisme. Les convictions peuvent être réfutées : mais nul argument ne saurait guérir les esprits dont le mal est de ne pas s'inquiéter de ce qu'ils peuvent croire et de se façonner leur idée du vrai d'après leurs penchants.

La France porte la peine de la tradition qui l'a formée. Le catholicisme, avec son matérialisme législatif et son matérialisme ascétique, n'a rien su opposer aux déréglements et à la déraison qu'un soi-disant spiritualisme qui prétendait délivrer et sauver l'âme immortelle en exterminant la chair. Notre époque ne veut plus que la chair soit immolée, et elle a grand raison; mais nous avons gardé le dualisme catholique, l'habitude invétérée de nous représenter l'homme comme un sac où sont enfermés un Ormuz et un Ahriman; et notre science conclut encore,

comme le faisait l'Église, qu'il s'agit d'exterminer l'Ahriman pour rendre à l'Ormuz la liberté et la souveraineté. Seulement c'est de l'esprit que nous avons fait le malin génie; et c'est contre lui que se tourne notre courroux. Quand donc laisserons-nous là ces distinctions irritantes et décevantes entre la matière et l'esprit pour nous dire simplement que l'homme est un être unique à la fois pensant, sentant et voulant!

Que l'on me permette encore une remarque. Puisque la science tirée des faits sensibles seuls ne vise pas seulement à compléter les sciences morales, mais bien à les remplacer ; je dirai un mot des reproches qu'elle leur adresse. En même temps qu'elle se pose elle-même comme une, universelle et invariable, elle accuse les philosophies, les psychologies et les religions d'être innombrables, locales et variables. Et quand cela serait! Quels potentats sommes-nous donc pour ne vouloir tourner notre attention que sur les choses qui peuvent nous sembler immuables et que nous nous croyons capables de connaître à fond? D'ailleurs il n'est pas vrai que le propre des sciences morales soit d'être variables, pas plus qu'il n'est vrai que le propre des sciences physiques soit d'être immuables. Les deux axiomes ne reposent que sur des équivoques. Les religions et les psychologies, dit-on, ont été innombrables: oui, aussi innombrables que les théories scientifiques, si l'on entend parler des théories théologiques ou psychologiques. Mais, de même que la variation des explications scientifiques n'empêche pas qu'il existe une science physique vraiment une, la variation des explications théologiques ou psychologiques n'empêche pas non plus qu'il existe une science morale qui s'est montrée aussi invariable. Comment la nommerai-je ? c'est la science du fas et du nefas, de ce qui est au-dessus des législations humaines; c'est celle des mauvaises actions qui ont contre elle ce que les théologiens appellent les volontés du Tout-puissant et ce que les philosophes appellent les lois de la nature humaine ; c'est la connaissance enfin des choses que nul ne peut se permettre sans attirer sur lui un châtiment et celle des choses que tous ont à faire pour obtenir l'indispensable. On l'a souvent relevé dans les polémiques engagées contre les religions; on a répété que le chistianisme n'avait rien innové en fait de morale; et dans un sens cela est exact. Pourvu que, par le mot de morale, on désigne simplement les devoirs pratiques, tels que celui de ne pas tuer, de ne pas voler, de ne pas mentir, on ne se trompe pas en soutenant que les mêmes préceptes se retrouvent à peu près dans toutes les philosophies; et le décalogue lui-même est de cet avis, puisqu'il les présente comme les commandements de l'Éternel. Sans doute cette science-là aussi est susceptible de s'accroître. On a pu ignorer que l'orgueil et la vengeance revenaient contre ceux qui s'en faisaient une arme contre autrui, comme on a pu ignorer que l'oxigène en contact avec le fer engendrait la rouille; et l'on a pu aussi s'imaginer que des génuflexions et des amulettes rapportaient des bénédictions, comme on s'est imaginé que le plomb, fondu avec telles

et telles substances, produisait de l'or. Mais il n'est pas moins certain que du jour où la lumière s'est faite dans les esprits, il est devenu incontestable pour eux que le vol et le meurtre provoquent la vengeance, que l'amour et la sincérité peuvent seuls inspirer la bienveillance et la confiance.

C'est que les vérités morales nous sont données et imposées aussi directement que les notions d'objets. De même que nous sommes forcés d'apprendre que le feu brùle, nous sommes forcés d'apprendre que le coup de pointe qui blesse excite la colère du blessé ; et absolument comme tous les hommes ne peuvent être brûlés par le feu sans en conclure que, pour ne pas être brûlé, il est nécessaire de ne pas toucher le feu, - tous aussi, quand leur esprit est libre, ne peuvent s'empêcher de conclure que la violence qui les irrite quand ils ont à la subir est aussi ce qu'ils ne doivent pas faire subir aux autres pour ne pas les irriter.

Il me semble que ces connaissances morales nous sont encore plus nécessaires que les connaissances physiques; et en vérité les théories morales et religieuses, par cela seul qu'elles les impliquent, ont elles-mêmes le privilège de rester éternellement jeunes, tandis que les théories scien. tifiques sont vieilles au bout de cinquante ans comme une gravure de modes.

Nous sommes dupes d'une illusion d'optique. Aujourd'hui, si nous aimons tellement à croire ou à dire que l'instruction scientifique est la moelle des lions et suffit à tout, c'est que nous regardons seulement aux progrès de l'industrie, aux machines, aux procédés de fabrication. A l'égard des choses de la nature, et du profit que nous pouvons en tirer, la science qui ne part que des lois des choses nous a réellement rendus raisonnables; mais les découvertes qu'elle peut faire dans ce domaine ne sont pas ce qui rend les hommes capables de vivre en société; et, comme la science physique eile-même n'est possible que pour des êtres vivant en société, la chose la plus indispensable aux hommes est toujours la morale, qui les tire de la barbarie, qui les met en état de collaborer, de s'entr'aider les uns les autres.

J. MILSAND.

CORRESPONDANCE.

A Monsieur Pillon, rédacteur de la Critique philosophique,

30 mai 1881.

• Si le parti républicain veut travailler efficacement à diminuer les chances de durée de la troisième République, il n'a qu'à reprendre toutes ses traditons de 1848. L'Assemblée de 1871, en l'obligeant de s'en écarter, lui avait rendu un grand service. Il paraît malheureusement peu capable de comprendre. Après la démission de M. de Mac-Mahon, il avait trois. fautes à commettre : la première était de ramener les pouvoirs publics à

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