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Maintenons ses droits », conservons-lui son office. Vous pourriez ajouter qu'il y a de plus l'adversaire éventuel de l'extérieur, que ce n'est pas le moment d'affaiblir l'État où la France trouve en cette période de transition le seul refuge de son unité. Plus l'union sociale manque, plus l'unité gouvernementale prévaut. L'Église au dedans, une Europe troublée au dehors, en de telles conditions si la centralisation n'existait pas, si nous ne possédions pas les institutions que Napoléon a parachevées, il faudrait les inventer, les créer pour discipliner la France dans son propre intérêt.

J'ignore si je vous fais tort en supposant que telle est au fond aussi l'opinion de votre Revue. D'ailleurs, ceux qui pensent ainsi, qui sentent ainsi sont peut-être dans le vrai de la situation, en tout cas ils sont en pleine tradition nationale; ils ne prennent pas la France à rebours de son histoire; mais alors qu'ils ne parlent pas de liberté, car la décentralisation et la liberté c'est la même chose. Où l'État se trouve réduit à la protection de la liberté individuelle, celle-ci n'a plus à s'accroître, elle n'a plus qu'à s'exercer. Comment en effet augmenter la portion de liberté afférente aux individus, sans la prendre à qui la possède et l'exerce en leur lieu et place, au gouvernement? Décentralisation signifie non pas créer une fonction nouvelle dans la société, mais transporter une fonction de l'État aux citoyens. Elle consiste en un transfert. Le gouvernement est un moyen, il n'est pas un but: moyen approprié à une fin, laquelle est la liberté des individus. Plus il garantit de liberté, meilleur il est. Un gouvernement se perfectionne à mesure qu'il sert de garantie à une plus grande somme de liberté répartie entre un plus grand nombre de citoyens. Si le gouvernement exerce lui-même ces libertés pour la plus forte part, il ne le peut qu'en les enlevant aux citoyens. Si les citoyens s'en augmentent, c'est en les ôtant à celui-ci. Mais qu'y faire, du moment où les citoyens ne s'en soucient pas, et que, soit crainte, soit apathie, soit habitude, soit ignorance, ils préfèrent en laisser la charge, la responsabilité et l'honneur à l'État ?

En l'an 1900, lorsque plusieurs choses auront vraisemblablement changé intra et extra-muros, lorsque le soleil du dix-neuvième siècle se sera couché (hélas! j'en ai peur, dans des nuages de pourpre), la liberté se mettra enfin à l'ordre du jour, et l'on verra par toute l'Europe, aujourd'hui engagée en d'autres voies, que liberté et décentralisation ne font qu'un. La France alors s'apercevra qu'elle a mis du temps à s'en apercevoir.

Jusque-là, il faudra nous contenter de phrases sur la liberté et sur le progrès. Les institutions de la liberté, puis les mœurs de la liberté demeureront absentes. Que nous restions ou non sous le régime électif qu'on appellera républicain, république, nous n'aurons jusque-là sous ce régime comme sous les autres qu'une liberté plus ou moins étendue de parler, d'écrire et d'élire. Qui s'en plaindra, puisque c'est nous qui n'en

voudrons pas davantage, nous les électeurs souverains? Libre à nous de rester dans la tradition et d'en subir les conséquences.

CH. DOLLFUS.

UN MOT SUR LA LETTRE QUI PRÉCÈDE.

La lettre qu'on vient de lire soulève des questions intéressantes. Nous comptons y répondre prochainement. Dès à présent nous devons dire que M. Dollfus ne nous a pas bien compris, s'il croit que nous verrions avec plaisir notre gouvernement républicain revenir au monopole universitaire, et rétablir au lieu et place du Concordat quelque chose d'analogue à la Constitution civile du clergé. Il existe d'autres moyens de défense contre l'Église papiste et qui nous paraissent conformes à la politique de décentralisation. Il est vrai que la politique de décentralisation ne 'se confond pas, à nos yeux, avec celle du libéralisme américain.

C'est un problème complexe plus complexe que ne le pensent nombre de libéraux que celui de l'organisation rationnelle de l'État et des garanties de la liberté dans un pays catholique de tradition. Ce problème, il faut l'envisager sous tous ses aspects; et c'est ce que nous nous efforçons de faire. La question de décentralisation est une question de liberté politique, de souveraineté, non de liberté privée. L'État, entendu dans son sens le plus large, comprend tous les pouvoirs publics, centraux et locaux. C'est pour mieux le dépersonnaliser, pour mieux distinguer et séparer les pouvoirs et les fonctions dont il se compose, pour mieux réaliser la souveraineté pratique du peuple, que l'on décentralise. Décentraliser, c'est modifier l'équilibre et les rapports des pouvoirs publics, ce n'est pas réduire l'État, considéré comme un mal nécessaire, au minimum de fonctions et de services, ce n'est pas lui refuser toute attribution d'ordre intellectuel et moral. Décentralisation ne veut pas dire nihilisme administratif. Ce n'est donc pas abandonner la cause de la décentralisation que de repousser, en France, la liberté des congrégations religieuses et la séparation de l'Église et de l'État. Nous croyons rester fidèle à cette cause en mettant nos concitoyens en garde contre un optimisme libéral dont l'effet certain serait de fortifier la centralisation religieuse, mère de la centralisation politique et administrative. F. PILLON.

DEUX LETTRES DE M. ÉMILE DE LAVELEYE SUR LES OBSÈQUES CATHOLIQUES DE LITTRÉ.

Je trouve dans la Flandre libérale deux lettres fort remarquables de M. E. de Laveleye sur les obsèques catholiques de Littré. Elles ont été adressées successivement par l'éminent publiciste belge au rédacteur en chef de ce journal, la première le 8 juin, la seconde le 11 juin dernier. Je tiens à les mettre sous les yeux de nos lecteurs.

Cher Monsieur,

Permettez-moi d'ajouter quelques mots aux réflexions que vous a inspirées la triste comédie qui s'est jouée au lit de mort de cet éminent homme de bien, qui s'appelait Littré. J'y trouve une preuve nouvelle de cette vérité sur laquelle, à différentes reprises, j'ai appelé l'attention des libéraux. En fait d'institutions et de croyances, inhérentes pour ainsi dire à l'humanité, on ne tue que ce qu'on remplace.

J'ai dit souvent à ceux qui veulent faire revivre le nom de nos aïeux du xvi siècle, les Gueux : Pour être dignes de porter ce nom, vous devriez avoir leur logique et leur courage. Vous poursuivez l'Église catholique de vos attaques, souvent ardentes et convaincues, parfois aussi mesquines ou peu justifiées, et vous n'avez pas l'énergie de vous séparer d'elle. Vous aboyez au prêtre comme s'il était un malfaiteur, et, dans toutes les grandes occasions de votre vie, vous vous agenouillez devant lui; c'est lui qui vous reçoit à votre naissance, qui vous marie et qui vous enterre. Si les Gueux du xvIe siècle avaient été aussi inconséquents et aussi faibles que vous, l'Europe tout entière serait maintenant courbée sous la main toute puissante du Pape; car il n'y aurait eu d'émancipation ni en Allemagne, ni dans les PaysBas, ni en Angleterre, ni aux États-Unis. Ou taisez-vous, ou séparez-vous. J'ai soutenu que la seule conclusion logique du libéralisme est le protestantisme, surtout pour deux motifs, parmi beaucoup d'autres.

Premièrement, parce qu'étant admis que la famille et la société ne peuvent s'établir sur la base d'une négation absolue de tout élément religieux, le christianisme, compris comme il l'a été par son fondatenr, apporte la meilleure solution possible aux problèmes de la vie individuelle et sociale. Secondement, parce que le catholicisme vous ressaisit tôt ou tard, vous ou les vôtres, si vous n'adoptez pas un autre culte plus conforme aux besoins et aux droits de l'humanité.....

Combien ne voyons-nous pas de ces fiers apôtres de la libre pensée quitter ce monde dûment confessés, administrés et bénis! Qui aurait jamais pu croire que Littré, le grand-prêtre du positivisme, eût été de ce nombre ! Et que de noms je pourrais citer à côté de celui-là!....

Si tous les adversaires décidés du cléricalisme avaient imité les hommes du xvIe siècle, — dont, en vérité, ils devraient bien s'abstenir de prendre le nom- un certain terrain aurait été conquis définitivement. Aujourd'hui tout est livré aux hasards des courants de la mode, ou des influences de famille. ÉMILE DE LAVELEYE.

Cher Monsieur,

Les faits que vous empruntez au Clairon, à propos de la mort de Littré, ne font, me semble-t-il, que confirmer ma thèse. Littré a reçu les sacrements par l'entremise de sa femme. C'est exactement ce que j'ai fait remarquer: le père est libre penseur, mais la femme, représentant l'élément traditionnel, reste attachée au catholicisme, et ainsi les filles vont au couvent, les fils chez les Jésuites, et le libre penseur meurt dans les bras de l'Église.

Je trouve dans la Pall Mall Gazette des détails curieux sur l'intérieur de Littré. C'est l'image de la situation habituelle dans la famille de nos Gueux du xixe siècle.

Mme et Mile Littré étaient non seulement pieuses, mais dévotes. M1le Littré fesait partie de la congrégation du Rosaire, qui se réunissait parfois sous sa présidence dans l'église du village de Ménisl, où résidait Littré. Toutes deux gémissaient de l'incrédulité du philosophe qu'elles adoraient. « C'est un saint qui ne croit pas en Dieu, disaient-elles. » Un de ses amis engageait Littré à faire quelques efforts pour amener sa femme et sa fille à partager ses idées. Il refusa toujours, en disant : cela jetterait entre nous de la mésintelligence et du froid. Le libre penseur comprenait instinctivement que la religion est nécessaire à la famille, et il la respectait. Il s'isole, et ainsi la famille lui échappe, et, un jour, lui-même est repris. La mère de Littré était proteslante, son père était si hostile au catholicisme qu'il refusa de laisser baptiser ses enfants. Sa vie durant, Littré tient ferme, mais Rome remet la main sur les siens et même sur lui, à sa mort. La séparation ne dure pas une génération. La Sainte Église recueille bientôt ses ouailles, un moment égarées. Si le père de Littré avait fait de son fils un calviniste, comme les ancêtres de sa mère, il eût fait souche protestante, et l'émancipation eût été définitive.

Avec la libre pensée vous créez une opposition individuelle, mais rien de permanent et d'héréditaire. Je ne connais pas d'exemple plus convaincant que celui de la mort et de l'intérieur de Littré. ÉMILE DE LAVELEYE.

Je ne saurais trop appeler l'attention sur les conclusions de la seconde lettre. La mère de Littré était calviniste, mais calviniste sans doute fort indifférente. Son père était libre penseur, hostile au catholicisme, mais en même temps hostile aux autres formes du christianisme, et même, à ce qu'il paraît, jusqu'à refuser de laisser baptiser ses enfants dans la religion de leur mère. Il est certain, il est clair comme le jour que, si la mère de Littré eût eu plus de zèle pour le protestantisme, si son père n'eût pas enveloppé tous les cultes dans le même mépris, leur race eût été bien plus sûrement soustraite au papisme. Que les protestants y songent l'indifférence religieuse pratique, en qui appartient par sa naissance à une religion de minorité, à une religion de libre examen, à une religion toute psychologique et intérieure, est nécessairement, par ses conséquences, un principe de faiblesse et une cause de ruine pour cette religion. Que les libres penseurs le sachent bien : le scepticisme théorique qui ne distingue pas entre les religions, qui, les jugeant du point de vue de la science expérimentale, non du point de vue de la morale, les met au même rang, sous prétexte qu'on ne peut rien affirmer ni rien nier touchant l'incognoscible, ce scepticisme qui ne peut être qu'un état mental exceptionnel, qui ne tient pas compte des besoins spirituels du grand nombre, et dont il serait d'ailleurs facile de montrer le caractère antiphilosophique, ce scepticisme ne sera jamais dangereux pour une religion de majorité, de coutume, de formes extérieures. F. PILLON.

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LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

DE LA JUSTIFICATION DE LA MÉTHODE INFINITÉSIMALE EN GÉOMÉTRIE.

EXAMEN DU SYSTÈME DE M. EVellin (1).

En rendant compte de la théorie de l'infini et de la quantité de M. E., nous avons vu ce philosophe embrasser l'idée d'un espace objectif et en soi, en désaccord avec l'idée que les géomètres se font et doivent se faire de l'étendue divisible sans fin. Non seulement les principes et les propositions fondamentales de la géométrie sont infirmés quand on donne ainsi à cette science, en outre de son objet unique, qui est l'étendue dans la représentation, indéfiniment divisible, un autre objet en contradiction avec le premier, et qui serait le seul réel, l'étendue formée d'éléments concrets indivisibles; mais encore il est clair qu'on renverse la base du réalisme même auquel on a l'intention de s'attacher. Car sur quel fondement le réaliste peut-il asseoir la définition de quelque chose en soi ? Sur l'idée qu'il s'en fait, uniquement et bien évidemment. Or l'idée que nous nous faisons tous invariablement, et non pas les seuls géomètres, de quelque chose d'étendu, c'est l'idée de quelque chose de divisible et dont les parties sont toujours divisibles.

Il me paraît donc qu'une logique réaliste plus résolue aurait conduit M. E. à suivre l'objet en soi aussi loin que va l'idée que nous prenons de l'objet idéal par l'expérience et par l'imagination, et à raisonner ainsi : Puisque, d'une part, les divisions que nous nous représentons dans l'étendue sont réelles en dehors de toute représentation, et que, d'autre part, il n'y a point de terme aux divisions que nous pouvons nous représenter à un même titre, il faut qu'elles soient toutes données actuellement, quoique la faiblesse de notre intelligence nous réduise à ne les pouvoir comprendre sous cet aspect. En ce cas, au lieu de combattre l'existence de l'infini actuel, comme il l'a fait très énergiquement, au lieu de l'estimer impossible par la simple raison qu'il est contradictoire dans les termes, il aurait pu penser avec M. Lotze que c'est à la nature et non pas à nous de savoir comment elle s'y prend pour réaliser ce que nous jugeons irréalisable! Et au lieu d'adopter le système des indivisibles en

(1) Voyez les numéros 17 et 18 de la Critique philosophique.

CRIT. PHILOS.

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