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temps, puisqu'elles sont nécessairement déterminées par lui. De plus, dans leur période de pleine vigueur, elles ont toujours eu le caractère progressif, et, en aucun cas, elles n'ont eu le caractère rétrograde, car elles n'auraient pas pu tenir contre la marche de la civilisation, dont elles empruntent toutes leurs forces...

<< En dernière analyse, au lieu de voir dans le passé un tissu de monstruosités, on doit être porté, en thèse générale, à regarder la société comme ayant été le plus souvent aussi bien dirigée, sous tous les rapports que la nature des choses le permettait...

« On trouvera sans doute quelque ressemblance entre l'esprit de la politique positive, envisagé sous ce point de vue, et le fameux dogme théologique et métaphysique de l'optimisme. L'analogie est réelle au fond. Mais il y a une différence considérable d'un fait général observé à une idée hypothétique et purement d'invention. La distance est encore plus grande dans les conséquences. »

Ici Comte s'attachait à justifier son déterminisme historique, son optimisme positif, contre des griefs auxquels est exposé communément l'optimisme du genre « mystique », et qui nous paraissent à nous avoir autant de portée pour un cas que pour l'autre. Mais ne nous arrêtons pas maintenant à ce point. Nous pouvons relever sans peine de nombreux défauts dans ce bref exposé une hypothèse métaphysique, au lieu du prétendu « fait général observé » ; une manifeste pétition de principe; une omission, impardonnable dans la question, et enfin une illusion psychologique chez l'auteur qui s'estime à tort exempt d'idées préconçues et de passion dans ses jugements.

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1o Le déterminisme absolu, en histoire, peut être qualifié d'« idée hypothétique et purement d'invention », chez le philosophe qui prétend s'appuyer exclusivement sur les faits, à bien plus juste titre que chez celui qui invoque à tort ou à raison un principe apriorique ou les lois de la Providence, aussi longtemps que le premier n'a pas réussi et ne paraît même pas se préoccuper de chercher une démonstration générale, conforme à sa propre méthode. Il s'agirait de prouver, et cela de la manière dont se prouvent les faits, c'est-à-dire en les faisant tomber sous l'observation, ou que jamais action individuelle n'est autre chose qu'une certaine résultante des actions antécédentes et ambiantes; ou que du moins l'action individuelle échappant à la loi n'aurait jamais la puissance de jeter dans le cours des événements assez de trouble pour en changer les fins, qui sont arrêtées d'avance. Or il n'est pas possible d'imaginer une plus grande chimère que cette preuve par voie de «< fait général observé ». Les mots seuls, ici, sont pour la logique un sophisme honteux, attendu que ce qu'on entend par fait général dans la question est précisément ce qui dépasse toute observation particulière, toute observation possible. Voilà un exemple entre mille de l'habitude déplorable que nos penseurs de l'école empirique ont contractée de prendre

pour la force de leurs inductions la force des faits d'où ils les tirent, et de se dispenser de la tâche de justifier leurs inférences universelles parce qu'il faudrait quitter le terrain des faits pour l'essayer.

20 La pétition de principe de la « politique positive », dans le passage que nous avons cité, est visible: Comte, voulant prouver que les institutions et les idées ont un caractère progressif à toutes les époques, allègue qu'au cas où elles seraient rétrogrades elles ne pourraient tenir « contre la marche de la civilisation, dont elles empruntent toutes leurs forces »>! Mais c'est précisément la question de savoir s'il y a une marche de la civilisation contre laquelle des idées ou institutions particulières opposées ne puissent tenir. Comte ne démontre là le progrès nécessaire et continu qu'en le supposant.

3 Avec cette manière générale, indéterminée a priori, de traiter l'idée de progrès, on se condamne à juger du progrès, de sa vraie nature, par l'événement, au lieu de juger les événements d'après les notions morales dont la conscience fait naturellement dépendre ses appréciations de ce qui est bien ou mal en soi, et progressif ou rétrograde dans la société. Il y a là une double lacune d'abord le défaut de définition précise du progrès et le manque d'un critère quelconque pour le constater; ensuite, ou plus particulièrement, l'absence de toute mention de la loi morale et de ces idéées du juste et de l'injuste dont nous ne séparons jamais notre estime des choses humaines. Cette omission ne saurait être excusée; car en la motivant même ausssi durement que le fait Comte, quand il déclare que « l'admiration et l'improbation » doivent être sévèrement bannies de toute science positive, de la * politique positive» par conséquent, dont ces passions altéreraient la méthode, il ne laisse pas d'avoir comme tout le monde un idéal moral qui lui sert à comparer chaque époque à la précédente, moins bonne, et à la suivante, meilleure. Et en vérité, comment pourrait-il sans cela parler de progrès, et que signifierait ce mot? C'est donc une pure fiction, un parti impossible à prendre réellement, que celui qui consiste à classer les faits et les époques, abstraction faite de nos passions morales, alors qu'il s'agit en même temps de les envisager comme progressifs ou rétrogrades. Seulement cettte fiction a des conséquences graves: elle oblige son auteur à se contenter d'idées de moralité confuses, pour juger des conditions humaines à différentes époques; et rien n'est facile, avec des idées d'un genre tout eudemonique, comme de voir un fait de progrès dans un passage de la liberté à la servitude intellectuelle, par exemple.

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4° Nous avons parlé d'illusion psychologique. Selon Saint-Simon et Comte, Condorcet a obéi à ses passions en traitant la question du progrès, et cela même contrairement à son but, de manière à mettre trop fortement en relief des maux qui se sont très spécialement appesantis sur l'espèce humaine durant une période que la théorie a besoin de classer comme progressive. C'est la vérité, et les passions de Condorcet

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étaient des passions libérales. Mais Saint-Simon et Comte ont obéi à leurs propres passions quand ils ont consenti, -pour atteindre le but manqué par Condorcet à considérer comme progressive, par rapport à l'antiquité classique, l'époque de la théocratie catholique et de la féodalité. Et leurs passions ont été des passions autoritaires, sans lesquelles ils n'eussent jamais pu se résigner à donner la préférence à l'organisme social du moyen âge sur celui de l'âge gréco-romain, où régnait la liberté de l'esprit, et où le règne de la force en d'autres choses n'a jamais été pire, ni plus désordonné. C'est donc une pure illusion d'esprit autoritaire qui a permis aux initiateurs de la théorie des époques organiques et des époques critiques de croire qu'ils n'obéissaient pas à des passions en regardant les premières de ces époques comme bonnes, indépendamment du mérite intrinsèque des institutions et des idées, et en vertu du simple fait de l'organisation; les secondes comme bonnes seulement d'une bonté négative et provisoire, et appliquées à détruire, non sans dommage, un organisme usé qui doit faire place à un organisme nouveau dès que celui-ci aura la force de s'imposer. A cette illusion il s'en est joint deux autres: celle du déterminisme historique, qu'on s'est plu à croire prouvé par l'histoire, tandis qu'au contraire on s'en servait pour arranger l'histoire ; et celle qui tient à l'esprit de système, à la passion des théories. L'idée de l'« organisation », comme valant par elle-même, en matière de progrès, n'importe la vérité ou la moralité des idées qui << s'organisent » dans une phase sociale, était une bien belle découverte pour des partisans du progrès continu, arrêtés net devant l'anomalie du moyen âge rétrograde !

L' << organisation sociale » à découvrir et à réaliser comme une œuvre d'art et de science, à la façon de tout autre mécanisme et par l'action d'une autorité spirituelle, a été la passion de toute la vie de Saint-Simon, ou plutôt sa monomanie. Nous en verrons les traits les plus étranges, quand nous en serons à l'histoire de son «< physicisme dont Comte, avec plus de bon sens, a fait le positivisme. Il faut se borner, en ce moment à l'idée plus modeste des époques organiques et critiques. A la vérité nous n'en trouvons peut-être pas la théorie présentée dans les écrits confus de Saint-Simon, avec cette forme simple et générale, mais d'autant plus entachée d'arbitraire, qui fut adoptée par ses disciples de l'« Organisateur » et du « Producteur », dans l'Exposition de la doctrine saint-simonienne; mais tous les éléments y sont, et c'est elle qu'on y voit appliquée aux deux plus grandes révolutions de l'histoire occidentale au passage du paganisme à la théocratie catholique, à celui de la théocratie catholique à la liberté religieuse et scientifique de notre âge, et employée à prédire un âge de théocratie future où la direction sociale reviendra à un clergé en droit de dicter le devoir au nom du savoir. Ces idées ont passé dans le positivisme. Elles en sont même le fond.

Dans son Introduction aux travaux scientifiques du XIX siècle (1808),

Saint-Simon professe que « l'établissement du clergé et de la noblesse est un résultat organique de l'espèce humaine » et que ces corporations ne doivent pas être détruites, mais recomposées et réorganisées quand il y a lieu. Dans le même ouvrage, prêtant ses propres vues au « génie le plus transcendant qui ait jamais paru », à Napoléon, « ce législateur suprême » n'est-il pas possible, écrit-il, de conjecturer d'après les premières vues de l'Empereur, que le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel seront divisés, que le premier passera dans les mains d'un Pape et d'un clergé physicistes; que le second sera réparti entre les différents princes qui se trouveront à la tête des différentes fractions de l'humanité, et que les intérêts nationaux de chacune de ces fractions seront surveillés par des corps de représentants choisis parmi les plus grands propriétaires et les lettrés les plus marquants»? Dans le même ouvrage encore, on lit des propositions en lettres capitales, dont les suivantes :

La religion est la collection des applications de la science générale, au moyen desquelles les hommes éclairés gouvernent les hommes ignorants.

« La religion vieillit, de même que les autres institutions. De même que les autres institutions, elle a besoin d'être renouvelée au bout d'un certain temps.

<< Toute religion est une institution bienfaisante à son origine. Les prêtres en abusent quand ils ne sont plus contenus par le frein de l'opposition, quand ils n'ont plus de découvertes à faire dans la direction scientifique qu'ils ont reçue de leur fondateur: elle devient alors oppressive. Quand la religion a été oppressive, elle tombe dans le mépris, et ses ministres perdent la considération et la fortune qu'ils avaient acquises. >> Suit une observation qui depuis s'est retrouvée caractéristique de l'esprit positiviste le plus sincère, et qu'on illustrerait sans peine par des citations de Comte et de Littré.

« Ce que je viens de dire est une réfutation claire d'un préjugé assez accrédité dans l'Ecole: beaucoup de savants craignent que les prêtres ne resaisissent peu le pouvoir qu'ils ont perdu. Cette crainte est bien mal fondée. Il serait bien plus raisonnable de craindre qu'ils ne perdissent le peu de considération que le gouvernement leur a rendu, avant que l'esprit humain ait fait assez de progrès pour pousser le nouveau système scientifique au point de le faire servir de base à une nouvelle religion » (1).

« Je vois bien clairement, écrit Saint-Simon à un autre endroit, que le pouvoir des théologiens passera dans les mains des physiciens, et qu'il se revivifiera à cette époque; mais je ne suis nullement en état de dire quand ce passage aura lieu, ni de quelle manière il s'opérera. » Il attend, du reste, ajoute-t-il, « que le chef des travaux de l'esprit humain, que le grand Napoléon ait parlé ».

(1) Edition Lemonnier, t. I, p. 173, 213, 226, 244.

Cette idée de la substitution de la science à la religion, pour la direction sociale, est si bien propre à Saint-Simon et ancienne chez lui, qu'on la rencontre déjà, — avec d'autres importantes idées positivistes sur lesquelles nous reviendrons, dans son premier ouvrage daté de 1802. lly propose une réorganisation sociale par l'initiative des savants, des artistes et de tous les hommes qui ont des idées libérales, avec le concours intéressé des propriétaires, et conclut en ces termes :

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« Je crois que toutes les classes de la société se trouveraient bien de cette organisation : le pouvoir spirituel entre les mains des savants; le pouvoir temporel entre les mains des propriétaires; le pouvoir de nommer ceux appelés à remplir les fonctions de grands chefs de l'humanité entre les mains de tout le monde » (1).

Voyons maintenant la partie du sujet qui concerne l'application de l'idée de progrès à l'histoire, moyennant la distinction des époques organiques et critiques. RENOUVIER. (A suivre.)

JUST MUIRON, LE PREMIER DISCIPLE DE FOURIER.

Il vient de mourir à Besançon, dans sa quatre-vingt-quinzième année, un homme qui eut une part importante, non pas sans doute à la conception, mais du moins à la mise au jour de l'un des principaux et des plus ingénieux systèmes du socialisme moderne. Cet homme, resté à peu près inconnu en dehors du cercle de l'École sociétaire, est M. Just Muiron, le premier en date des disciples de Fourier, et celui qui provoqua, qui rendit possible l'impression du grand ouvrage de ce novateur, le Traité de l'Association domestique agricole, paru en 1822.

Avoir été ainsi le promoteur du mouvement d'idées socialistes le plus original et le plus complet qui se soit produit dans notre siècle; avoir été, si l'on veut me passer le mot, l'accoucheur du système phalanstérien, c'est là un titre assurément, tout au moins à une notice nécrologique.

Just Muiron naquit à Besançon, le 2 septembre 1787.

De très bonne heure il entra dans les bureaux de la préfecture du Doubs, où son père était employé, sous Jean Debry, l'ancien montaguard, placé à la tête de ce département par Napoléon. Lorsque M. de Rambuteau fut chargé d'organiser, en 1810, le département du Simplon, nouvellement annexé à la France, Muiron fut un des collaborateurs qu'il emmena avec lui à Sion.

Atteint de surdité, à l'âge de vingt-trois ans, par suite d'une fièvre maligne (fièvre typhoïde grave, comme on dirait de nos jours), le jeune employé de préfecture n'en continua pas moins sa carrière administrative.

Rentré à Besançon après la chute de l'empire, en 1814, il s'adonnait, en dehors de son travail de bureau, à la lecture des écrits de Sénancourt,

(1) Lettres d'un habitant de Genève à ses contemporains, édition Olinde Rodrigues, p. 47; Lemonnier, t. I, p. 32.

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