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nous pensons est incontestable et n'a jamais été contesté, même par les sceptiques les plus décidés, c'est à condition qu'on n'y voie qu'un phénomène. Mais s'il en est ainsi, quand Descartes ajoute comme chose équivalente je suis, ou bien il entend seulement une existence purement phénoménale, il veut dire : Je suis pour moi, je parais être, je suis en tant que phénomène ; ce qui est une pure tautologie, n'avance à rien et ne nous fait pas sortir du point de vue subjectif. Ou bien, et c'est là sa véritable pensée, il donne au mot je suis un sens plein et complet; il entend une substance, existant par elle-même en dehors et au delà des phénomènes. Mais alors l'égalité posée entre cogito et sum n'est plus légitime, ainsi que l'a fait remarquer Maine de Biran. Les deux termes ne sont plus de même ordre : il y a là, comme on dit aujourd'hui, un brusque passage du subjectif à l'objectif qui n'est plus du tout justifié. Qu'on essaye, comme le recommande Descartes, de mettre le cogito après qu'il a été découvert, en forme de syllogisme, et on n'y parviendra pas, car de la pensée donnée à titre de phénomène il est clair qu'on ne saurait déduire analytiquement la substance.

<< Sans doute la difficulté que signale la critique moderne ne s'est pas présentée à l'esprit de Descartes. Il tenait pour accordé, sans y regarder peut-être de très près, que l'esprit humain peut directement saisir la réalité, ou atteindre immédiatement son objet. Ce postulat accordé, le cogito a toute sa valeur : mais il faut l'accorder, expressément ou non.

« La conclusion de tout ceci est que le cogito, ergo sum ne peut être tenu pour le premier principe de la philosophie que si on y ajoute cet acte de foi primitif, cette volonté de croire que rien ne peut remplacer et qui est à l'origine de toute science. La clarté intelligible de ce principe ne suffit pas pour emporter l'adhésion, si la volonté n'y met du sien (1). »

Il résulte de ces lignes assez caractéristiques que M. Brochard qui, en certaines questions s'inspire du criticisme, reste attaché au spiritualisme cartésien par d'anciennes et fortes habitudes de penser et de raisonner. Son esprit est partagé entre la philosophie traditionnelle et celle dont l'influence se fait sentir de plus en plus dans l'Université. Il est préoccupé de sortir du subjectif, de passer du sujet à l'objet, de la conscience à l'être, du phénomène à la réalité. Il est préoccupé de la manière dont s'accomplit légitimement ce passage. Et, pour lui, si je le comprends bien, comme pour Descartes, comme pour Maine Biran, comme pour Victor Cousin et ses disciples, l'objet, l'être, la réalité, c'est la chimère des philosophes de tous les temps, la substance. Il continue de tenir comnie ses maîtres: 1° qu'il y a quelque chose en dehors et au delà des phénomènes; 2° que ce quelque chose est l'objet, la réalité à saisir dans la connaissance; 3° que le premier problème philosophique est de déterminer comment ce quelque chose peut être atteint par l'esprit; 4° que

(1) Discours de la méthode, dit. Brochard, p. 110 et suiv.

si l'esprit ne peut atteindre ce quelque chose, il est réduit à l'unique certitude de la conscience et dans l'impuissance d'y ajouter d'autres certitudes. Au moins, rien n'indique qu'il voie dans ces propositions les erreurs fondamentales qui ont arrêté depuis des siècles le progrès de la philosophie. Rien n'indique qu'il sente la nécessité de sortir de l'impasse, substantialiste. S'il s'était bien persuadé que les phénomènes, les rapports, lois et synthèses de phénomènes, contiennent tout le réel et tout le nécessaire; qu'il n'y a pas à s'inquiéter ni à s'embarasser d'autre chose; que le problème du monde extérieur et des existences individuelles qui le composent, du sujet pensant et de sa durée, n'est nullement celui des substances matérielles et spirituelles; que ce problème, pour être résolu, veut être posé sur le terrain phénoméniste et non sur celui de la vieille mythologie philosophique; que l'esprit n'a pas besoin, fort heureusement, d'atteindre des substances, pour échapper au scepticisme pyrrhonien ou à l'idéalisme égoïste, on peut croire qu'il n'eût pas manqué de le faire entendre dans un éclaircissement sur le cogito.

Il a, d'ailleurs, très bien vu que du cogito phénoménal ne peut se déduire le sum substantialiste, si l'on n'a commencé par l'y introduire, en un mot que le principe de Descartes suppose un acte de foi primitif à la substance. Cet acte de foi se trouve dans la majeure : Penser, c'est exister, ou Tout ce qui pense existe, majeure qui n'est pas un jugement analytique, mais la conclusion d'un autre syllogisme qui pourrait s'énoncer dans les termes suivants : Tout acte suppose un agent, tout phénomène une substance; or, penser est un acte, un phénomène ; donc, la pensée suppose une existence substantielle dont elle procède, une substance pensante. C'est sur ce syllogisme que repose en réalité le cogito, ergo sum. Si, aux yeux de Descartes, cette proposition : Penser, c'est exister, avait été une pure identité, ce que nous appelons aujourd'hui un jugement analytique, il se fût sans doute rendu compte que la conclusion sum ne pouvait rien ajouter à la certitude de la conscience, et que la substance spirituelle, l'âme, n'était nullement prouvée par son enthymème. Selon toute apparence, il n'avait pas si bien réussi à rejeter entièrement comme douteux tous les jugements généraux, principes et axiomes qu'il avait reçus de l'école, qu'il n'en eût gardé quelques-uns au fond de son esprit, sans les mettre à l'épreuve de son doute, sans en examiner la valeur et la légitimité, notamment celui de substance. Ce jugement de substance, il l'avait appliqué, sans y regarder de près, au phénomène de la pensée ; il n'avait pas songé à distinguer, à séparer l'une de l'autre, les deux certitudes qu'il unissait ainsi spontanément, parce que l'habitude lui avait rendu le jugement de substance aussi évident que le phénomène même de la pensée, et inséparable de ce phénomène dans l'intuition.

Je note, en ce point, une différence de vues entre Descartes et le jeune professeur qui le commente. Pour Descartes, le principe de substance,

postulat de son cogito, ergo sum, était un jugement nécessaire, c'est-à-dire un jugement qui ne laisse pas de liberté au doute, et auquel l'esprit ne peut se refuser à cause de sa parfaite clarté. Pour M. Brochard, c'est un acte de foi libre, un acte « de cette volonté de croire que rien ne peut remplacer et qui est à l'origine de toute science ». On peut répondre à Descartes que le jugement de substance est vide de sens, tant s'en faut qu'il soit clair et nécessaire, si par le mot substance on prétend désigner autre chose qu'une somme ou série de phénomènes liés. On peut répondre à M. Brochard que la foi libre, la volonté de croire est sans doute à l'origine de la connaissance, mais qu'elle est aussi à l'origine de l'erreur, comme on le voit assez par les affirmations opposées des philosophes, lesquelles invoquent toutes également l'évidence et la nécessité; qu'il s'agit, par conséquent, d'employer sagement cette liberté de croyance avec le sentiment de la responsabilité qu'elle impose, et qu'on en ferait un usage aveugle et déraisonnable, si on la faisait servir à méconnaître la réalité où elle est, à la chercher où elle n'est pas, à assigner à la philosophie un objet illusoire et chimérique, à se satisfaire d'abstractions inintelligibles docilement répétées, à rester enfoncé dans le trou de l'ancienne métaphysique.

F. PILLON.

REVUE DE THÉOLOGIE ET DE PHILOSOPHIE.

SOMMAIRE DU NUMÉRO DE JANVIER 1881.

Un hébraïsant suisse du XVIe siècle, J.-Henri Ott, par H. Vuilleumier; - Étude sur les données morales de Herbert Spencer, par James Mc Cosh; Un nouveau commentaire sur l'apocalypse, par H. Narbel; — Bulletin.

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REVUE DE BELGIQUE.

SOMMAIRE DU NUMÉRO DE MARS 1881.

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Les universités anglaises et l'enseignement supérieur en Angleterre. Cambridge, par Henri Loumyer; Notes d'un voyage aux Etats-Unis. V. la Nouvelle-Orléans, l'Alabama, Washington, par Édouard de Laveleye; Un essai de décentralisation en Prusse, par Martin Philippson; -Thérèse Monique (avant-dernière partie), par Camille Lemonnier; La musique dans l'antiquité, d'après M. Gevaert, par Adolphe Samuel; - Le centenaire de Lessing, par Ch. Potvin.

SOMMAIRE DU NUMÉRO D'AVRIL 1881.

-

L'État et l'Église aux Etats-Unis, par Goblet d'Alviella; - Libre échange et protection, par Ern. van Elewyck ; Les exagérations et les lacunes du nouveau programme de l'enseignement primaire, par Hermann Pergameni; que (dernière partie), par Camille Lemonnier;

-

Thérèse MoniLa Bibliotheca belgica de M. F. Vanderhaeghen, par Paul Frédéricq; — Poésie: A la mi-février, par Anatole Harzė;

· Revue des livres, par Ch. Potvin.

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LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

DES JUGEMENTS DETERMINISTES EN POLITIQUE

A PROPOS D'UNE LETTRE DE M. CH. Dollfus (1).

Cette intéressante lettre dont l'auteur, un philosophe, transporte sur le terrain des idées générales quelques-uns des plus graves problèmes politiques posés par le sphynx de la démocratie moderne, me suggère, indépendamment de la question capitale de la centralisation, qui doit être traitée à part, des réflexions que je voudrais soumettre à M. Dollfus et à nos lecteurs.

Que M. Dollfus me permette de lui faire un peu la guerre sur un sujet qui me tient beaucoup à cœur et sur lequel ses études en philosophie de l'histoire l'inclinent peut-être à prendre une attitude qui n'est à mon avis la meilleure ni pour l'homme politique ni pour le philosophe qui offre ses conseils à l'homme politique. Je veux dire que, quand on est disposé à passer condamnation sur les fautes qu'on voit présentement commettre aux pouvoirs publics, et sur les erreurs communes d'où elles procèdent, par cette raison que la nation a des tendances fatales et des antécédents historiques déterminants; quand, à la vérité, on a soi-même d'autres vues pour l'avenir, mais dont on se résigne à n'envisager la réalisation qu'à une époque où les conséquences de l'esprit régnant se trouvant épuisées, d'autres directions s'ouvriront tout naturellement au mouvement intellectuel et aux instincts populaires, on se met vis-à-vis de son temps dans une position qui est celle de l'observateur du passé et de l'historien, non de l'acteur du présent qui, lui, doit apprécier les faits auxquels il prend plus ou moins part, comme si d'autres faits que ceux-là, et de tout opposés, eussent pu ou pouvaient tout aussi bien se produire.

Il s'agit des trois fautes dont M. Pillon a parlé et sur lesquelles je suis complètement de son avis : « Après la démission de M. de Mac-Mahon, le parti républicain avait trois fautes à commettre. La première était de ramener les pouvoirs publics à Paris, la seconde de rétablir le scrutin de liste, la troisième de supprimer le sénat. Il est à craindre que les deux premières ne conduisent à la troisième. » Au moment où ces lignes. s'écrivaient, la première faute était un fait acquis, et la seconde semblait

(1) Critique philosophique, n° 20.

CRIT. PHILOS.

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imminente. Celle-ci a été heureusement évitée, et dans des circonstances qui devraient prouver à tout observateur impartial l'utilité d'un sénat, puisqu'il est certain que les votes des députés avaient eu leur sincérité altérée en divers sens par les intérêts personnels, les antécédents d'opinions déclarées et l'excessive pression d'un chef de parti, en sorte que le résultat avait été, en ce qui concerne la chambre, ce qu'on a le droit d'appeler un cas fortuit, un accident, et réclamait un sérieux contrôle. Le sénat, en l'exerçant, et il faut avoir l'esprit bien prévenu par la théorie des Conventions, pour ne pas comprendre que des cas de cette nature se présentent nécessairement dans le fonctionnement d'une chambre unique attirée par les ambitions et les partis dans de forts dangereux défilés, le sénat, à mon avis, a diminué les probabilités de la troisième faute, loin qu'il ait mis sa propre existence en danger plus grand par sa ferme résistance à une opinion bruyante, en grande partie factice.

Voici maintenant ce qu'écrit M. Dollfus en se plaçant au point de vue des entraînements que subit la France, nation à traditions monarchiques, à habitudes d'esprit monarchiques, même avec des pouvoirs populaires de nom et des lois qualifiées de libérales. Il rappelle la marche de l'histoire d'Angleterre, opposée à la nôtre, et la conduite de cette aristocratie qui a constamment travaillé pour les libertés communes des citoyens, si bien que c'est aujourd'hui dans ce pays-là « qu'il y a le plus de républicanisme et de républicains ». Mais, dit-il :

« Sur terre gauloise, la monarchie a détruit tout ce qui l'entravait, elle s'est engraissée des libertés qu'elle ôtait ou qu'elle ne donnait pas à l'individu, et puis elle est tombée, au profit des partis ou des hommes qui se sont succédé en prenant sa place, en s'emparant des outils qu'elle avait longuement façonnés. Avec une telle tradition dans le dos, pouvait-on rester à Versailles, ne devait-on pas être ramenés, les pouvoirs publics dans la capitale, au sein du cratère, les électeurs au scrutin de liste et au joug des comités de départements? C'était écrit. D'autres choses le sont encore, et on tournera la page ».

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Afin de nous bien rendre compte de l'esprit et des résultats pratiques d'une telle méthode d'appréciation de faits importants vus après coup, ou prévus à raison d'antécédents donnés, faisons ici quelques suppositions sur ce qui aurait pu se produire, ou du moins sur ce que, par erreur, on aurait pu prévoir, au lieu de ce qui s'est passé, depuis quelques années, sur le théâtre de la politique. A de semblables hypothèses, maintenant démenties par l'événement, appliquons ce même mode de jugement. Je prétends que nous aurions eu de tout aussi spécieuses raisons de dire de ces choses qui ne sont point arrivées, mais qui dans ce cas auraient été acquises: « c'était écrit », et de quelques autres pires en expectative : « l'on tournera la page ».

Supposons, par exemple, que les transactions ou concessions de partis desquelles est née notre constitution républicaine n'eussent pas été

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