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Cette omission, on en sait bien la cause; elle tient à l'hypothèse fondamentale d'un socialisme d'après lequel l'essor spontané des passions quelconques, en un milieu physique et social convenablement disposé, ne pourrait jamais amener des perturbations assez profondes pour détruire l'harmonie une fois donnée. Nous voyons là un trait capital de mysticisme, consistant dans l'assimilation d'une société terrestre à une société d'êtres impeccables, ou dont toutes les passions auraient été rectifiées et purifiées sans aucun effort de vertu de la part des individus, sans aucune expérience individuelle du mal, mais par la seule action de l'éducation et de l'entourage. Ce n'est pas là tout ce que j'aurais à dire sur ce grand sujet; je pourrais y joindre des observations plus favorables à l'école sociétaire, et peut-être moins communes; mais il faut se borner.

Muiron n'a pas manqué de s'apercevoir que la cause qu'il assignait à l'invasion du mal était différente de celle qu'ont généralement envisagée les moralistes; mais son parti était pris d'innocenter les passions les plus proprement subversives, en n'attribuant leurs qualités pernicieuses, quand elles n'acceptent pas le gouvernement de la loi morale, qu'à la la nature du milieu troublé, devenu incohérent, où elles prennent leur essor. C'est au luxe, dit-il, c'est à l'orgueil, c'est à l'ambition personnelle que les plus grands génies des diverses écoles ont rapporté la cause des calamités humaines. Mais ils n'ont pas vu qu'une fois le principe d'incohérence introduit, l'orgueil et l'égoïsme étaient devenus les voies rectrices, les seuls mobiles comme les seuls moyens de la conduite des individus, moyens dès lors nécessairement inévitables (1). »

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Après s'être ainsi expliqué sur la manière dont s'établit, suivant lui, la direction faussée des passions affectives et des passions distributives, après avoir défini les caractères des trois sociétés subversives, sauvage, bare, civilisée, qui depuis lors et de nos jours encore se partagent la terre », ne faisant que reproduire des traits qui marquèrent déjà les premières générations humaines décrites par la Bible, Muiron passe à l'origine du mal physique du mal, non pas de celui qu'on peut rattacher aux bornes nécessaires de l'organisation animale, ou aux chances de la vie, mais bien d'un désordre des choses terrestres que sa théorie de la création et de l'harmonie créée lui défend de regarder comme naturel. « La rupture des harmonies de l'homme avec lui-même a entraîné la plus funeste perturbation dans les harmonies de sa demeure. La plaie morale, étendue sur tout le globe, s'est envenimée de plus en plus... Les grandes calamités physiques se remarquent dans la congélation des pôles, les feux dévorants de la zone torride, le désordre général des climatures, les sinistres atmosphériques, les tremblements de terre, l'infection des mers, la surabondance des créations malfaisantes dans les divers règnes de la

(1) Au lieu de ces derniers mots, on lisait dans la première édition: « moyens forcés, inévitables, et dès lors bien moins criminels que les moralistes l'ont prétendu. »

nature, l'invasion des virus morbifiques répandus parmi tous les êtres organisés. >>

Nous pouvons omettre les arguments par trop faibles, dont se sert notre phalanstérien pour prouver que le globe en son état général, et sous ces différents rapports, depuis que l'homme y a fait son apparition, a été plus favorablement disposé qu'il ne l'est maintenant, pour servir à son établissement. Il est manifeste que le mystique, ici, n'élève pas, n'agrandit pas suffisamment ses vues, et ne pose pas le problème sur un terrain où puisse aisément se déployer l'hypothèse. On peut aussi lui reprocher, à cet endroit, d'envisager les « créations malfaisantes» et << l'infection des mers sous l'aspect d'un anthropomorphisme enfantin, sans songer qu'il est des lois de la nature suivant lesquelles une corruption quelconque des choses doit évidemment s'opérer, dès l'instant qu'on en suppose une, de même que s'opère en sens inverse une génération normale ou un progrès. Il va directement au créateur, il le fait paraître comme un deus ex machina, pour expliquer le changement de front de la création harmonique : « c'est, dit-il, une subversion, née de la nécessité ou s'est vu le Créateur de manifester, dans les êtres divers qui constituent le mobilier du globe, les analogies révélatrices de la déviation du destin, Adam s'était corrompu; la corruption a dû s'étendre à tout ce qui dépendait d'Adam ». Une dépendance qui ne va pas à moins qu'à la production d'une faune au lieu d'une autre sur la terre, et porte sur les climats, sur la salure des mers, etc., met en jeu des puissances d'un ordre supérieur à celles que le socialisme le plus optimiste peut attendre de l'action propre de l'homme sur sa planète. Il faudra donc que les suites physiques de la réhabilitation de l'homme collectiftiennent du miracle, ainsi qu'ont fait les suites physiques de sa chute. Je dois ajouter toutefois que le miracle n'est pas mis ici dans une intervention directe de la volonté créatrice unique, comme on pourrait le croire. d'après le passage cité ci-dessus. Muiron, comme Fourier, son maître, charge des travaux harmoniques de la création », et puis de ceux de la réparation, les astres et les planètes, êtres doués d'intelligence et de passion, et tous mutuellement solidaires de leurs destinées et des nôtres dans l'univers. Mais cette espèce d'anthropomorphisme multiplié à l'infini, et arbitraire au plus haut chef, n'atténue pas, aggraverait plutôt le défaut d'esprit scientifique imputable aux hautes spéculations de Fourier. Tout y roule sur la supposition d'actions occultes qui n'ont rien de commun avec les lois observables de la nature. On s'y trouve, au sujet de la relation du mal physique avec le mal moral, ou des générations malfaisantes avec l'harmonie supposée du monde primitif, dans un état de gnôse prétendue qui ne vaut certainement pas l'ignorance avouée. Mais c'est un trait de plus de ressemblance de la doctrine phalanstérienne la plus profonde, ou considérée dans ses vrais principes, et des systèmes favoris auxquels le néoplatonisme, le néopythagorisme et la théosophie ont in

cliné de très nombreux penseurs à différentes époques. L'intérêt bien ou mal entendu de la propagande de l'École sociétaire, et le goût personnel de ses principaux adhérents ont seuls empêché le caractère réel de cette doctrine mystique de paraître aussi saillant qu'il le devrait à la critique. Il me serait aisé de montrer que ce même caractère, à d'autres égards, est inséparable des applications mêmes du principe de l'harmonie à l'association domestique-agricole étroitement lié qu'il est aux preuves que Fourier allègue en faveur de la possibilité de son organisation sociale. Ces preuves sont toutes fondées, en effet, sur l'existence de certaines relations numériques, inhérentes à toutes les créations et manifestations ou données ou possibles au monde, et desquelles il n'y a qu'une révélation, une illumination particulière d'esprit qui puisse fournir la garantie.

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Je ne m'engagerai pas aujourd'hui dans cette question curieuse, encore mal élucidée selon moi pour la plupart des critiques; mais je compte la retrouver. Et je m'en tiendrai là également de cette imparfaite analyse des Transactions sociales de Just Muiron, quoiqu'il y ait dans ce livre d'autres parties intéressantes et développées d'une manière fort originale chez un disciple. Non seulement la satire, ordinairement trop juste, des vices de la société actuelle y est traitée avec la supériorité qu'il faut reconnaître à l'École sociétaire sur toutes les autres en semblable matière, mais encore on y trouve au sujet de la loi de contrainte de nos sociétés civiles, de la loi de tempérance et de gêne, essentielle dans notre morale et nos mœurs, et de la loi d'austérité et de sacrifice, qui est celle de la religion après la chute, celle du christianisme, des réflexions et des théories qui, pour être toujours rapportées à l'utopie mystique d'une société qui ne connaît plus que la loi d'amour et les douces forces de l'attraction, ne laissent pas d'être éminemment instructives et suggestives. On est frappé d'y voir les institutions religieuses et sociales. du monde actuel justifiées par le fait même de l'immense écart entre ses errements et ceux du monde harmonique futur. Cette apologie relative de la a civilisation » est remarquable. Ce qui ne l'est pas moins, c'est l'analogie de l'inspiration, et même des vues, sous plusieurs rapports, entre les théosophes, tels que Saint-Martin, par exemple, et le réformateur ou pour mieux dire le socialiste absolu qu'une critique lourde et sans pénétration (Pierre Leroux) s'est contentée de rattacher aux matérialistes du xvIII° siècle. Je ne sache pas que Fourier ait jamais fait de réserves contre la théodicée et la philosophie de l'histoire de Muiron, quoique assez clairement exposées déjà dans la première édition des Transactions sociales, parue de son vivant. On sait cependant qu'il ne s'est pas fait faute, en d'autres occasions, de réclamer publiquement contre l'esprit infidèle de certains de ses disciples, et cela même quand l'intérêt de sa propagande pouvait en souffrir par manque d'adaptation à un milieu intellectuel tout pénétré d'influences qui lui répugnaient. A une époque

moins ingrate pour la philosophie que ne l'a été la première moitié du XIXe siècle en France, à une époque surtout où la doctrine du progrès continu de l'humanité aurait exercé moins d'empire, il est probable que le premier disciple de Fourier, le modeste patriarche de la doctrine sociétaire, qui vient de s'éteindre après avoir fait si peu de bruit au plus fort moment d'expansion des idées phalanstériennes, aurait été reconnu pour le penseur et le philosophe de son École. Il serait certes bien injuste d'accuser celle-ci d'avoir jeté un voile sur aucune partie des vues ou prophéties du révélateur de l'harmonie. Elle n'aurait pu d'ailleurs y songer sans essayer de supprimer ses ouvrages, et, loin de là, elle les a reproduits et complétés de son mieux. Mais il n'est pas moins vrai qu'elle s'est généralement confinée dans la matière économique, au risque d'abandonner le principe radical de l'harmonie, et de se confondre ou peu s'en faut avec les partisans plus ou moins éclectiques d'une << science sociale » ; et quant à ceux de ses propagateurs ou adhérents qui ont conservé les plus hautes visées, ils ne paraissent pas avoir senti le besoin d'une philosophie, soit pour établir les fondements moraux et historiques de l'organisation sociale future, telle que Fourier l'a décrite, soit pour avouer ou désavouer à bon escient la morale de la liberté des passions en tant qu'applicable aux hommes tels que nous les connaissons. RENOUVIER.

LE PRINCIPE CARTÉSIEN DE L'ÉVIDENCE ET LES PREUVES CARTÉSIENNES DE L'EXISTENCE DE DIEU.

(Voyez le n° 24 de la Critique philosophique.)

Par le cogito, ergo sum, Descartes avait, pensait-il, soustrait au doute une première affirmation, l'affirmation de sa propre existence. Il se demanda quel signe de vérité s'y manifestait qui la rendait certaine et forçait l'assentiment; et du type que lui offrait cette première certitude, il crut dégager la condition générale, le caractère général de toute certitude.

« Après cela, dit-il (après être arrivé au cogito, ergo sum), je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine; car, puisque je venais d'en trouver une que je savais être telle, je pensai que je devais aussi savoir en quoi consiste cette certitude. Ayant remarqué qu'il n'y a rien du tout en ceci : Je pense, donc je suis, qui m'assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser il faut être, je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies, mais qu'il y a seulement quelque difficulté à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement. »

Ainsi, c'est un axiome, pour Descartes, que toutes choses doivent être telles que notre entendement les conçoit clairement, en un mot que toute conception claire et distincte est vraie. En partant de cet axiome, on peut

aller loin dans la voie du dogmatisme. Descartes commence par en tirer l'existence d'un être parfait, de Dieu.

<< Ensuite de quoi, faisant réflexion sur ce que je doutais, et que par conséquent mon être n'était pas tout parfait, car je voyais clairement que c'était une plus grande perfection de connaître que de douter, je m'avisai de chercher d'où j'avais appris à penser à quelque chose de plus parfait que je n'étais, et je connus évidemment que ce devait être de quelque nature qui fût en effet plus parfaite. Pour ce qui est des pensées que j'avais de plusieurs autres choses hors de moi, comme du ciel, de la terre, de la lumière, de la chaleur, et de mille autres, je n'étais point tant en peine de savoir d'où elles venaient, à cause que, ne remarquant rien en elles qui me semblât les rendre supérieures à moi, je pouvais croire que, si elles étaient vraies, c'étaient des dépendances de ma nature, en tant qu'elle avait quelque perfection, et si elle ne l'étaient pas, que je les tenais du néant, c'est-à-dire qu'elles étaient en moi pour ce que j'avais de défaut. Mais ce ne pouvait être le même de l'idée d'un être plus parfait que le mien; car, de la tenir du néant, c'était chose manifestement impossible; et pour ce qu'il n'y a pas moins de répugnance que le plus parfait soit une suite et une dépendance du moins parfait, qu'il y en a que de rien procède quelque chose, je ne la pouvais tenir non plus de moi-même; de façon qu'il restait qu'elle eût été mise en moi par une nature qui fût véritablement plus parfaite que je n'étais, et même qui eût en soi toutes les perfections dont je pouvais avoir quelque idée, c'est-à-dire, pour m'expliquer en un mot, qui fût Dieu.

« A quoi j'ajoutai que, puisque je connaissais quelques perfections que je n'avais point, je n'étais pas le seul être qui existât, mais qu'il fallait de nécessité qu'il y en eut quelque autre plus parfait, duquel je dépendisse et duquel j'eusse acquis tout ce que j'avais; car si j'eusse été seul et indépendant de tout autre, en sorte que j'eusse eu de moi-même tout ce peu que je participais de l'être parfait, j'eusse pu avoir de moi, par même raison, tout le surplus que je reconnaissais me manquer, et ainsi être moi-même infini, éternel, immuable, tout connaissant, tout-puissant, et enfin avoir toutes les perfections que je pouvais remarquer être en Dieu. Car, suivant les raisonnements que je viens de faire, pour connaître la nature de Dieu autant que la mienne en était capable, je n'avais qu'à considérer, de toutes les choses dont je trouvais en moi quelque idée, si c'était perfection ou non de les posséder; et j'étais assuré qu'aucunes de celles qui marquaient quelque imperfection n'était en lui, mais que toutes les autres y étaient comme je voyais que le doute, l'inconstance, la tristesse et choses semblables n'y pouvaient être, vu que j'eusse été moimême bien aise d'en être exempt... Pour ce que j'avais déjà connu en moi très clairement que la nature intelligente est distincte de la corporelle, considérant que toute composition témoigne de la dépendance, et que la dépendance est manifestement un défaut, je jugeais de là que ce ne pou

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