Page images
PDF
EPUB

LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

RÉPUBLIQUE PERSONNELLE OU RÉPUBLIQUE IMPERSONNELLE. LA RÉPUBLIQUE PERSONNELLE NE PEUT S'ÉTABLIR LÉGALEMENT NI DURER AVEC UNE TACHE D'ILLÉGALITÉ A SON origine.

(Voyez les n° 32 et 33 de la Critique philosophique.)

J'ai montré que le genre de popularité de M. Thiers n'était pas de nature à lui faire du vote universel un pavois de dictature pacifique. J'ajouterai sur ce sujet quelques remarques aux précédentes, car l'exemple est très propre à mettre en lumière les conditions où l'esprit de personnification est à redouter et celles où il ne peut créer de périls.

Aux sentiments qu'inspirait M. Thiers comme libérateur du territoire se joignaient ceux qui s'adressaient à l'homme disposé et même résolu à fonder la République et jugé capable de mener à bonne fin cette œuvre difficile; je parle de la reconnaissance et de la confiance spéciale du parti républicain, comme parti; je parle des liens qui s'établirent entre M. Thiers et la gauche de l'Assemblée de Versailles. Le patriotisme et le libéralisme avaient formé à l'origine ces liens qui devaient ensuite se resserrer peu à peu en prenant un caractère de plus en plus politique.

Il faut se rappeler que l'ancien parti républicain se trouvait en minorité à l'Assemblée : les élections s'étaient faites presque partout en faveur de la paix, c'est-à-dire contre ceux qui, s'étant chargés de la défense nationale et n'ayant pas réussi, ne paraissaient pas convenir à la situation nouvelle et fatale résultant de la capitulation de Paris, ou qui ne voulaient pas accepter cette situation, s'y conformer ou s'y résigner, comme s'ils avaient pris à tâche d'associer, d'identifier, dans l'esprit du peuple, l'idée de République avec celle d'une résistance obstinée et désespérée à l'invasion. M. Thiers au pouvoir n'avait offert d'abord aux républicains de l'Assemblée qu'un avantage, il est vrai très grand et même décisif pour qui voulait bien y regarder de près : c'était d'empêcher qu'une solution monarchique ne fût alors précipitée par le besoin, par le désir de la paix extérieure et de l'ordre intérieur. Grâce à M. Thiers, l'établissement d'un gouvernement définitif ne paraissait pas immédiatement nécessaire pour rassurer le pays à cet égard; le parti républic in gagnait du

CRIT. PHILOS.

X- - 34

temps, ce qui était tout gagner, car, lorsque la question intérieure serait isolée et dégagée de la question extérieure, il pourrait très bien ramener à soi le suffrage universel. L'impartialité du chef du pouvoir exécutif, la fameuse trêve des partis, le pacte de Bordeaux, comme on disait, lui gardait l'avenir et devait lui être favorable. On ne tarda pas à s'en apercevoir.

M. Thiers ne s'en tint pas à l'égard du parti républicain à la simple impartialité. Quand le moment parut venu de songer à une constitution, il n'hésita pas à se ranger de son côté, c'est-à-dire à se prononcer pour une forme entièrement élective de gouvernement. Il lui apportait le concours parlementaire de ses amis, d'une fraction nombreuse, intelligente et active de l'ancien parti libéral, et l'appui de forces conservatrices qui lui avaient toujours fait défaut dans le pays. Il lui apportait, ce qui était peut-être plus précieux encore, le moyen de se renouveler, de changer ses habitudes d'esprit, sous l'influence de ces alliés libéraux avec lesquels il fallait s'entendre et marcher. Comme il était loin d'adopter ses idées particulières et traditionnelles en matière de législation et d'administration, il lui apprenait et l'amenait peu à peu à les réviser et à les modifier, à ajourner la réalisation des unes, à abandonner complètement les autres, à examiner chaque question sous ses faces diverses, à ne pas lier à ses dogmes l'idée générale de république, à comprendre les difficultés et les nécessités du gouvernement que les théories ne faisaient pas disparaître et qui ne pouvaient être méconnues pas plus sous la république que sous la monarchie.

M. Thiers était devenu républicain, mais républicain à sa manière et avec ses anciennes idées, qui étaient, comme on sait, très conservatrices. Il avait pris son parti de l'avènement de la démocratie en France, c'est-àdire de ces deux faits connexes le suffrage universel et l'élection du pouvoir exécutif. Il s'en accommodait et conseillait à ses amis de s'en accomoder, comme de faits irrévocablement acquis et définitifs, comme de données expérimentales sur lesquelles on ne pouvait rien; il ne s'y convertissait pas comme à des principes aprioriques de justice dont la vérité se révélait à sa conscience. Il s'agissait pour lui d'appliquer le régime parlementaire et le genre de rapports qu'il implique entre les pouvoirs à un état social caractérisé et dominé par ces deux faits.

Les républicains de l'Assemblée savaient très bien que M. Thiers ne partageait pas leurs convictions, qu'il ne pouvait les partager, que la fusion du sentiment libéral et du sentiment démocratique n'était pas faite en son esprit, que le point de vue auquel il se plaçait pour juger les choses restant différent du leur, il ne s'accorderait pas toujours, peutêtre même pas souvent avec eux en ses jugements. Ils le suivaient cependant, ne voyant rien de mieux à faire. Ils le soutenaient, lui donnaient leur force, parce que c'était le moyen de profiter de la sienne.

L'abnégation intellectuelle qu'ils mettaient dans leurs votes pouvait

leur être pénible, même aux plus modérés et aux plus sages; n'importe: ils y voyaient une condition de discipline à accepter dans un intérêt supérieur. Mais dans le pays, dans le peuple, cette abnégation était quelquefois mal comprise, causait des impatiences, devenait suspecte: il fallait l'expliquer, et l'on se servait pour cela d'une comparaison familière. Le char de la République, disait-on, est, en ce moment, dans un chemin malaisé, escarpé, bordé de précipices; et M. Thiers est le cheval de renfort dont on a besoin pour atteindre la plaine unie.

M. Thiers, nous dit M. Dollfus, allait devenir le chef de la démocratie française quand il mourut. — Eh! sans doute; mais il faut prendre garde que c'était là, pour la démocratie française, un chef provisoire et de circonstance; un chef qu'elle ne tirait pas de son sein, mais qui lui venait du dehors, et, pour ainsi dire, de l'étranger; un chef en qui elle ne se reconnaissait pas, ne se sentait pas vivre; un chef qu'elle s'imposait non par attrait, non par un élan spontané du cœur, mais par un effort de l'esprit, par réflexion, par prévoyance, en se faisant une sorte de violence, en sacrifiant ses instincts à la raison politique. Loin d'être l'homme en qui elle était prête à se personnifier, à s'incarner, ce « Français pur sang » était très propre à affaiblir en elle la tendance à la personnification, à faire naître et à développer en elle un esprit absolument opposé à cette tendance, l'esprit politique et parlementaire. N'était-ce pas uniquement pour fonder un gouvernement impersonnel qu'elle le mettait ou plutôt le supportait à sa tête? Pouvait-elle songer à un autre rôle pour lui, donner un autre sens au nom de ce vieillard? Les motifs qui, en cette circonstance, l'emportaient sur ses passions ordinaires et le lui faisaient accepter pour chef, n'étaient-ils pas pour elle le commencement d'une habitude et ne l'engageaient-ils pas à la pratique régulière, patiente et raisonnable des institutions libres ?

Si M. Thiers avait vécu, il eût sans doute été nommé président de la République, lors de la démission de M. de Mac-Mahon, en 1879. Président constitutionnel, c'est-à-dire parlementairement irresponsable, par conséquent obligé de laisser gouverner des ministres responsables. A ce poste, il n'eût pu exercer ni pouvoir personnel ni influence par la parole publique. Il est douteux qu'il y fût resté longtemps. M. Renouvier remarque avec raison qu'il a était, par son caractère, sa probité parlementaire et ses idées invariablement arrétées en toutes choses, incapable de se prêter aux concessions que les circonstances exigeaient pour gouverner d'accord avec la majorité d'une assemblée née du suffrage universel ». C'est dire qu'il a était pas fait pour la fonction présidentielle dans notre république parlementaire. On eût vu alors s'accuser d'une manière fâcheuse pour le nouveau régime la différence qui existait entre ses idées et celles du parti républicain et qui avait pu jusque-là rester dans l'ombre. Il eût résisté de toute son influence secrète au mouvement de l'opinion. Il eût essayé de diviser la majorité républicaine de la Chambre

pour empêcher d'aboutir les projets d'innovations. N'y réussissant pas, il eût cherché, selon toute probabilité, à s'appuyer sur le Sénat, sur une majorité sénatoriale composée de la droite et d'une partie du centre gauche, en quoi il eût été secondé par M. Jules Simon. Il n'eût pas tardé à perdre toute sa popularité, qui, au moment de sa mort, ne pouvait certainement plus que décroître. Il eût été finalement conduit à se démettre, comme son prédécesseur, après avoir épuisé les moyens de résistance légale, après avoir peut-être, lui aussi, usé vainement du droit de dissolution. Et sa démission eût été peut-être accueillie par l'opinion avec autant de joie que celle de son prédécesseur.

On peut sans doute faire d'autres conjectures, bien qu'il soit difficile de croire que M. Thiers eût approuvé en tout la politique suivie depuis l'avènement de M. Grévy à la présidence et n'eût pas tenté de s'opposer à ce qu'il désapprouvait. Celles que je crois pouvoir exprimer sont fondées sur son caractère et sur l'importance qu'il attachait à ses idées, à toutes ses idées, non par une foi de sectaire, mais par la connaissance expérimentale qu'il croyait posséder très sûrement de ce qui convenait et de ce qui ne convenait pas au pays. Chose curieuse! c'est précisément son expérience et sa compétence en toutes matières, jointe à son patriotisme, qui en eût fait un mauvais président de république. Il avait, en science politique et administrative, des certitudes trop absolues pour les incliner devant les sentiments du parti républicain, et son patriotisme, facilement alarmé, ne lui eût pas permis, de laisser passer sous sa signature présidentielle, des mesures qu'il eût estimées contraires à l'intérêt public. Il était porté à intervenir dans les moindres choses, parce qu'il avait acquis sur les moindres choses des convictions solides. Il eût éprouvé le besoin et se fût senti obligé de faire prévaloir ces convictions, ce qui n'eût pu manquer de multiplier les occasions de conflits.

Revenant à mes hypothèses uchroniques pour les suivre plus loin, j'ajouterai que la démission de M. Thiers eût laissé la République dans une situation beaucoup plus mauvaise que celle où elle se trouvait en 1879. Il est facile de voir quels en auraient été les résultats: division entre le Sénat et la Chambre, et, dans la Chambre, entre les républicains conservateurs ou libéraux ralliés à la République et les démocrates de tradition, affaiblissement de la Constitution de 1875 et en général du type parlementaire de république, formation d'un parti nombreux et dangereux de la révision radicale et du régime conventionnel, accroissement des espérances monarchiques, sentiment général de l'instabilité du nouvel ordre de choses, désaffection et défiance des classes qui avaient cru trouver la sécurité sous la République, et qui commenceraient à la considérer comme une expérience douteuse, peut-être même comme une expérience manquée (1). Je ne puis rien voir que de vraisemblable dans

(1) Deux démissions successives de présidents! Il n'en faut évidemment pas davantage pour

une marche de l'histoire où M. Thiers, président, eût été aussi nuisible à la République triomphante qu'il avait été utile à la République militante. Nous voilà bien loin de l'incarnation légale et pacifique de la démocratie française dans le « libérateur ».

Mais l'histoire de notre pays ne nous offre-t-elle pas, depuis la chute ignominieuse du second Empire, depuis Sedan, une autre matière à légende, que la libération du territoire, un autre homme en qui la démocratie pouvait se personnifier, que M. Thiers. Un nom ne vient-il pas sur les lèvres, auquel s'étaient attachées toutes les espérances, avant que la

discréditer un mécanisme constitutionnel et pour faire croire au pays que tout est à recommencer. La république parlementaire suppose un président irresponsable et un cabinet responsable. Le président est irresponsable, parce qu'il est inamovible pendant un temps déterminé. Il importe que cette inamovibilité soit prise au sérieux par tout le monde, par le président luimême, d'abord, et, ensuite, par les ministres, par les députés, par l'opinion publique. La république parlementaire ne peut vivre si le président n'accepte pas son rôle de digne réserve, s'il apporte dans l'exercice de sa fonction l'esprit d'un premier ministre, s'il n'est pas assez impassible pour se tenir au-dessus des luttes de partis et de personnes, s'il est porté par la nature de son esprit à s'y laisser engager. Elle ne le pourrait non plus, d'autre part, si des ambitions pen scrupuleuses, voyant en lui un obstacle, s'appliquaient, avec la faveur de l'opinion, à lui créer des difficultés, à lui faire de son irresponsabilité une sorte de prison et le mettaient finalement dans l'impossibilité de rester à son poste avec honneur. La présidence est la clef de voûte de la Constitution, parce qu'elle est nécessaire pour un gouvernement de cabinet. Elle l'est, en outre, parce qu'elle est la garantie visible de la stabilité républicaine. Elle l'est pour les intérêts du commerce et de l'industrie; elle l'est pour les rapports diplomatiques. Ébranler la présidence, c'est ébranler la Constitution, c'est ébranler la République. C'est donc un devoir pour le président de ne pas se mettre dans le cas de donner sa démission et de ne pas s'y laisser mettre. Il peut s'y mettre par des interventions qui le découvrent, le livrent à la discussion, et qui permettent de l'atteindre par dessus les ministres. Il peut s'y laisser mettre par un abandon insouciant de ses droits, en négligeant de défendre, quand cela est nécessaire, l'autorité légitime de la présidence. Il y a telles conditions où la démission qu'il donnerait serait une désertion; il y en a d'autres où elle témoignerait de son imprévoyance et de son incapacité. Ce serait ne rien comprendre au régime parlementaire républicain que de prendre l'irresponsabilité présidentielle dans un sens absolu, que de voir dans la présidence une fonction puremente honorifique. Il faut laisser cette vue superficielle aux partisans du régime conventionnel, qui concluent de l'inactivité constitutionnelle du président à son inutilité. On ne doit pas oublier qu'il peut être poursuivi par la Chambre et jugé par le Sénat, en cas de haute trahison, ce qui l'institue gardien de la Constitution, de la République. Il relève des deux Chambres, comme justiciable; il en relève aussi, comme mandataire, car il est élu et peut être réélu par le Congrès. Il est élu en vue de droits à exercer et de devoirs à remplir, et sa réélection dépendra de la manière dont il aura exercé ses droits et rempli ses devoirs. Deux actions appartiennent très rationnellement à sa charge: l'une, positive et ordinaire, d'influence et de persuasion sur les ministres, qui dépend de sa capacité et de ses lumières; l'autre, purement négative, mais très importante, par laquelle il prend part aux conseils du cabinet pour retenir et renfermer, s'il y a lieu, l'exercice du pouvoir dans les limites de la moralité constitutionnelle. La présidence, avec sa responsabilité judiciaire et pénale, est une garantie contre l'ascendant et les entraînements de ministres peux respectueux de la Constitution; de même que le ministère, avec sa responsabilité devant le parlement, est une garantie contre l'ambition de pouvoir et de renommée d'un président peu scrupuleux. Ces deux garanties se complètent mutuellement, et nul ne peut dire que la première soit sans valeur pour la bonne direction de la politique intérieure et de la politique extérieure.

« PreviousContinue »