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municipales considérables, de manière à faire de l'Empire une confédération d'états unis et vivants, et non plus une réunion de contrées sujettes, sans esprit national et sans initiative;

5° Remplacement des troupes mercenaires par une armée nationale, comme celle qui existait avant les guerres de Marius et de Sylla.

« L'accomplissement de ces réformes était-il possible? Pouvait-on rajeunir la société antique par une sorte de coup de théâtre, comme avec la baguette de Médée ? Le fait est que les Antonins ne purent, ne voulurent ou n'osèrent pas l'entreprendre. Ils se bornèrent à bien administrer et à opérer des réformes de détail. »

On ne saurait mieux résumer que le fait ici M. Maréchal les conditions desquelles dépendaient la durée de l'Empire romain, la possibilité, pour la civilisation occidentale, de se développer avec continuité, sans passer par une ère de barbarie et de théocratie, et de parvenir finalement à une sorte de constitution des « Etats unis d'Europe » dont les rivalités nationales acharnées nous éloignent aujourd'hui autant que nous en ont peu rapprochés les tentatives de monarchie universelle des princes à certaines époques. Je voudrais seulement, à ces conditions, en ajouter expressément deux autres qui me paraissent non moins essentielles : 1. le rétablissement des libertés politiques qui avaient disparu du monde avec la République romaine; 2° la liberté religieuse absolue, rendue possible par l'interdiction des associations religieuses qui affectent la forme politique et prétendent au pouvoir appelé spirituel.

M. Maréchal n'oppose point à l'hypothèse « uchronique » dont il pose les conditions une fin de non-recevoir absolue. Je dois donc supposer qu'il admet cette liberté morale des déterminations humaines au défaut de laquelle il est clair qu'on ne devrait même pas juger digne d'examen et de mention un problème de philosophie de l'histoire fondé sur l'idée que les événements auraient pu, à telle ou telle époque, prendre un cours différent de celui qu'ils ont pris en effet, selon l'expérience. Mais M. Maréchal se demande, — et l'objection serait très grave, s'il n'y avait pas lieu de distinguer fortement entre les deux points dont elle se compose: « L'accomplissement de ces réformes », celles qu'il a énumérées, et qui se rapportent au siècle des Antonins, « était-il possible? « Pouvait-on rajeunir la société antique par une sorte de coup de théâtre, comme avec la baguette de Médée » ?

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Je trouve ici une excellente occasion de m'expliquer sur le véritable objet que je me suis proposé en écrivant l'Uchronie, et de rétablir une pensée qui ne paraît pas avoir été saisie exactement par les plus bienveillants critiques qui ont consenti à s'en occuper.

Et d'abord, je ne crois pas plus que ne le croit évidemment M. Maréchal, qu'il soit jamais possible de rajeunir une société d'un coup de baguette. A tout mouvement d'importance et à tout changement de direction qui'survient dans la marche d'une société, s'il est vrai qu'un seul homme

de génie, ou un fort petit nombre, bien ou mal inspirés, président ordinairement, il n'est pas moins certain qu'il faut des préparateurs et des continuateurs à toute œuvre de portée dans le temps et dans l'espace, attendu que les milieux trop défavorablement disposés étouffent les initiatives, quelque puissantes qu'elles soient en elles-mêmes, ou détruisent leurs premiers effets. Ainsi, les évolutions et les révolutions morales, desquelles procèdent au fond tous les mouvements sociaux matériellement déterminés, impliquent toujours un nombre considérable de déterminations mentales volontaires, et certaines coïncidences entre elles, quand on les suppose libres, même dans les cas où les circonstances en rendent une seule très prédominante. S'il y a des coup de théâtre en histoire, et il y en a certainement de visibles, encore doivent-ils se produire sur une scène préparée. Tout ce que la doctrine de la liberté réclame, c'est le libre arbitre combiné des agents de la préparation, de l'exécution et de ses suites. Le tout est naturellement fort complexe.

L'autre question que je demande à distinguer, dans le doute qu'exprime M. Maréchal, est la question de fait, pour autant qu'il est permis d'appeler fait un fait de possibilité. L'accomplissement des réformes était-il vraiment possible au siècle des Antonins, en vertu de la simple initiative qu'un ou plusieurs de ces empereurs auraient prise et convenablement soutenue? Je ne m'éloigne pas plus ici que je ne faisais tout à l'heure de l'opinion qui paraît être celle de M. Maréchal. J'ai écrit un livre tout exprès pour développer, en manière de roman, l'hypothèse d'une telle possibilité, mais je ne prétends nullement et n'ai jamais prétendu savoir si celle-là, en particulier, a été réelle. En d'autres termes, j'ignore complètement si les faits et facteurs moraux de tout genre acquis pour la société romaine, au temps des Antonins, et en grande partie indépendants de la volonté des princes ou de leurs ministres, pouvaient comporter la sérieuse entreprise et le succès de réformes assez radicales pour conduire à la transformation de l'Empire. Mais voici ma thèse : c'est que si quelqu'un se prononce pour la négative, je me réserve le droit d'étendre le champ de mon uchronie, de disposer d'un plus grand nombre de volontés libres et portant sur un temps plus long, de façon à me créer des antécédents moins défavorables. J'ai simplifié, concentré, ramené à une unité factice l'histoire imaginaire que je ne pouvais songer un seul instant à considérer dans la complexité, la multiplicité illimitée qui résulte de l'entrecroisement des possibles, à chaque moment du temps où des volontés particulières se produisent et se modifient les unes les autres pour décider du cours de l'histoire et engendrer la trajectoire des événe

ments.

En somme, je me suis proposé en écrivant un livre qui devait évidemment sembler paradoxal, et même revêtir aux yeux de l'historien une teinte de ridicule, - tant a de force chez lui l'illusion, pour ainsi dire pro

fessionnelle, qui le porte à identifier deux notions logiquement bien différentes celle du fait accompli, qui a nécessairement ses causes donnécs, et celle du fait nécessaire en vertu d'antécédents donnés, je ne me suis, dis-je, proposé que d'attirer et de fixer les idées du lecteur sur un genre d'hypothèses inverse du point de vue qui domine aujourd'hui en philosophie de l'histoire. Et je ne me suis pas dissimulé que l'hypothèse particulière à laquelle je m'attachais pour la développer, tout en ayant rien de nouveau, paraîtrait invraisemblable, parce qu'elle est simpliste. C'était là un défaut irrémédiable, mais sur lequel je me suis expliqué dans l'ouvrage même, en essayant d'esquisser la vraie théorie des trajectoires historiques où l'on tient compte des coefficients libres de la détermination des événements. RENOUVIER.

UN MOT SUR L'ENSEIGNEMENT OBLIGATOIRE DES DEVOIRS

ENVERS DIEU.

La Chambre des députés n'a pas cru pouvoir admettre les devoirs envers Dieu dans le programme légal des écoles primaires. Elle a rejeté l'amendement Jules Simon, introduit par le Sénat dans la loi sur l'enseignement. Elle a maintenu, sans y rien changer, sans y rien ajouter, sa formule première : l'instruction morale et civique. C'était la conclusion du rapport de M. Paul Bert.

« On est étonné, lisons-nous dans ce rapport, de voir le Sénat de 1881 décréter, à l'instar de la Convention, tant et si justement critiquée sur ce point, un culte de l'Être suprême, mettre aux voix l'existence de Dieu... Chacun se demande quel est ce Dieu dont le nom est inscrit au frontispice de la loi, si c'est le Dieu des philosophes ou celui des prêtres, et encore de quels philosophes et de quels prêtres. Les spiritualistes euxmêmes et les esprits sincèrement religieux sont froissés de voir leurs plus chères convictions livrées au hasard des majorités... Beaucoup d'entre eux, d'ailleurs, protestent contre l'inscription dans un texte législatif, en tête et pour ainsi dire comme condition fondamentale de l'instruction morale, de ce qu'ils considèrent comme une vérité devant lui servir de couronnement et de sanction. Les représentants des divers cultes suspectent à bon droit cette disposition qui, faisant à l'instituteur une sorte de ministre d'un culte innommé, l'autorise à introduire et à imposer dans l'école, au nom de l'État, la religion même qu'il professe. Les hommes politiques enfin s'étonnent de voir les deux notions de Dieu et de la patrie intimement unies en une formule commune, en un acte commun de foi, de respect et d'amour, comme si elles dépendaient l'une de l'autre, comme si elles présentaient un égal degré de certitude et d'utilité. »

Les considérations diverses invoquées par le savant rapporteur contre l'amendement spiritualiste de M. Jules Simon, ne sont peut-être pas toutes également sérieuses ni également concluantes. Il n'était pas,

croyons-nous, bien nécessaire, par exemple, de comparer, au sujet de cet amendement, les deux notions de Dieu et de la patrie sous le rapport de la certitude et de l'utilité. Un homme politique peut juger la notion de Dieu très certaine, très utile, nullement compromettante pour celle de la patrie à laquelle elle serait associée dans l'esprit de l'enfant, et cependant repousser sans hésitation l'enseignement obligatoire des devoirs envers Dieu. Il s'agit, en effet, de savoir, non quelle place ces devoirs peuvent réclamer du philosophe dans un système général et complet d'éthique, mais uniquement si le législateur peut leur en donner une dans la morale de l'État libre. Il s'agit de savoir si la morale religieuse peut être enseignée par l'État.

Le Sénat n'a pas pris garde que l'amendement Simon ne faisait que reproduire l'amendement de Parieu, que les devoirs envers Dieu ramenaient dans l'école la morale religieuse qui venait d'en être écartée. Ce qui caractérise la morale religieuse, c'est comme l'a dit Kant, de présenter les impératifs de la conscience comme des commandements de Dieu, c'est-à-dire de faire rentrer tous les devoirs dans le devoir général d'obéissance à Dieu. De la morale religieuse à la religion proprement dite, il n'y a qu'un pas; et ce pas ne peut manquer d'être bientôt franchi. Il est impossible que les devoirs envers Dieu, obéissance, amour, adoration, restent à l'état de généralité et d'indétermination dans l'esprit. Ils tendent nécessairement à se réaliser et à se spécialiser dans la prière et dans le culte. Eh bien, l'Etat ne peut admettre que dans un enseignement moral donné en son nom figurent un genre de devoirs auxquels sont liées indissolublement des questions de culte. Il est compétent, il peut et doit se juger compétent pour enseigner les devoirs envers les autres, parce qu'il est fondé lui-même sur ces devoirs; mais il n'est pas compétent, il ne peut ni ne doit se juger compétent pour enseigner les devoirs envers Dieu, parce que le respect de la libre conscience religieuse est précisément un de ces devoirs envers les autres sur lesquels il est fondé. C'est de sa compétence en morale rationnelle et juridique que résulte logiquement son incompétence en morale religieuse.

REVUE DE BELGIQUE.

SOMMAIRE DU NUMÉRO DE MAI 1881.

F. PILLON.

Alexandre II et le nihilisme, par ***; La bataille des étalons et la crise économique, par Emile de Laveleye; Un fils d'Adam (Première partie), par Alfred Mabille; L'enseignement de la physiologie à l'Université de Berlin, par Léon Frédéricq;- Du vote obligatoire en Belgique, par E. Bouvier.

Le rédacteur-gérant: F. PILLON.

Saint-Denis. - Imp. CH. LAMBERT, 17, rue de Paris.

LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE

POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, LITTÉRAIRE

EXAMEN CRITIQUE DES PREUVES CARTÉSIENNES
DE L'EXISTENCE DE DIEU. .

(Voyez les nos 24 et 26 de la Critique philosophique.)

J'ai rappelé, dans le numéro précédent, les trois preuves données par Descartes de l'existence de Dieu. Dans la première, Dieu est prouvé par l'origine de l'idée du parfait que nous trouvons en notre esprit et qui n'y peut être produite que par un être parfait. Dans la seconde, l'existence de Dieu est établie par l'impossibilité d'admettre que des êtres imparfaits existent par eux-mêmes et ne soient pas sous la dépendance nécessaire et constante d'un être parfait. Dans la troisième, l'existence d'un être parfait, de Dieu, se déduit de l'idée même que nous en avons. Ces trois preuves, - on a pu le voir par les passages que j'ai cités, sont brièvement énoncées, mais déjà complètes, dans le Discours de la méthode. Descartes les a ensuite développées dans ses Méditations; il s'est appliqué à les mettre dans toute leur clarté et dans toute leur force, à les rendre invincibles aux objections qui lui étaient ou qui pouvaient lui être faites. Là est la source de ce dogmatisme théiste et spiritualiste du xvIIe siècle, si solide en apparence, si plein d'assurance, de sérénité et de grandeur, dont Victor Cousin et son école ont essayé, au XIXe siècle, une restauration artificielle et superficielle. Il me paraît intéressant de les examiner à l'occasion du petit livre classique de M. Brochard.

Première preuve. Descartes pose ce principe, que si la réalité, la perfection de quelques-unes de nos idées est telle que nous concevions clairement que cette même réalité, cette même perfection n'est point en nous, et que par conséquent nous ne pouvons en être la cause, il suit de là nécessairement qu'il y a quelque être distinct de nous qui est la cause de ces idées. Alors le philosophe passe en revue toutes les idées, l'idée des autres hommes, celles des choses corporelles et des qualités sensibles, celles de substance, de nombre, d'étendue, de figure. Il lui semble que toutes ces idées peuvent fort bien n'être que l'extension de l'idée de nousmêmes, puisque nous trouvons toutes ces choses en nous-mêmes.

<< Entre toutes ces idées qui sont en moi, dit-il, outre celle qui me représente moi-même à moi-même, de laquelle il ne peut y avoir ici aucune difficulté, il y en a une qui me représente un Dieu, d'autres des choses corporelles et inanimées, d'autres des anges, d'autres des animaux,

CRIT. PHILOS.

X-28

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