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EXAMEN CRITIQUE DES ESSAIS DE CRITIQUE GÉNÉRALE

Par M. SHADWORTH H. HODGSON (1).

Nous commençons aujourd'hui la publication du second des deux remarquables articles que M. Hodgson a bien voulu nous consacrer dans la revue Mind (janvier et avril 1881). Ce second article a pour sujet la Psychologie. Nous joindrons à notre traduction, comme nous l'avons fait la première fois, le peu de notes, et de notes aussi brèves que possible, qui nous paraîtront nécessaires, soit pour réclamer contre certaines interprétations de notre éminent critique et remédier à des malentendus, soit aussi pour indiquer le terrain sur lequel il nous est donné de nous placer pour répondre à ses objections.

Dès que ce travail sera terminé, nous nous proposons de faire connaître directement à nos lecteurs, par une suite d'analyses, ou de traductions de morceaux choisis, la Philosophie de la réflexion. C'est le titre que M. Hodgson a donné à son dernier et capital ouvrage, et qu'il regarde comme caractéristique de sa doctrine. Notre choix sera naturellement dirigé par les deux circonstances opposées du plus grand accord et de la plus grande dissidence entre ce philosophe et nous. Il est singulier, il est profondément intéressant selon nous, et ce sera un sujet d'utiles réflexions à réserver pour la fin de notre étude, que cet accord et ce désaccord paraissent également considérables, et se fassent, en quelque sorte, mutuellement ressortir. L'un concerne la méthode phénoméniste, dont M. Hodgson présente une exposition neuve et saisissante; et, par suite, contrairement à des préjugés invétérés sur la valeur morale des systèmes ontologiques, cet accord s'étend à des conclusions de philosophie pratique dont se trouvent aussi éloignées, au fond, les vieilles doctrines absolutistes, que le sont les doctrines négatives qui jouissent maintenant de la vogue. L'autre, le désaccord, est surtout relatif à la nature de la certitude humaine, à celle du libre arbitre, et à la portée àbsolue (démontrable ou non démontrable? à croire ou à rejeter?) de la loi d'enchaînement universel des phénomènes. Ces dernières questions sont étroitement liées entre elles.

En dépit d'une divergence qui paraît d'abord si grave, et que moimême je suis forcé de trouver telle, l'harmonie générale des vues entre M. Hodgson et moi sur d'autres points essentiels ne saurait être trop hautement appréciée. Dans tous les cas, les lecteurs me sauront gré de leur faire connaître de près le penseur puissant et original, qui aujourd'hui, en dehors de l'école empirico-associationniste, tient incontestablement la tête du mouvement philosophique en Angleterre.

C. R.

(1) Voir les nos 11, 12, 13, 14, 16 et 17 de la Critique philosophique de la présente année.

LA PHILOSOPHIE DE M. RENOUVIER.

PSYCHOLOGIE.

Au temps de la domination de l'école Hégélienne, la grande et décisive question, a-t-on dit, à poser à tout philosophe était celle-ci : Êtes-vous ontologiste ou psychologiste ? La grande question correspondante aujourd'hui est : Êtes-vous philosophe ou scienciste? Êtes-vous métaphysicien ou empiriciste? L'importance du système de M. Renouvier consiste en ce que c'est un système résolu de phénoménisme philosophique, cependant plus étendu que la science, et métaphysique dans le sens où ce terme est opposé à la fois à l'ontologie et à l'empirisme. C'est ce que j'ai suffisamment montré dans mon premier travail, qui nous a menés à la fin de la Logique, le premier des deux ouvrages fondamentaux de M. Renouvier. Nous avons maintenant à nous occuper du second, la Psychologie (1).

Après l'analyse des phénomènes de conscience en eux-mêmes, analyse donnée dans la Logique, vient naturellement l'examen de ces mêmes phénomènes dans la forme vivante et concrète où elles se présentent à notre expérience, à savoir, groupés de manière à former les fonctions des êtres conscients; et cet examen constitue la psychologie, qui est le complément de la Logique de deux façons. En premier lieu, les divisions. de la Psychologie sont données par les catégories de la Logique, les fonctions des êtres conscients se rapportent aux distinctions fondamentales des phénomènes de conscience. En second lieu, la psychologie est la première et la plus générale de ce groupe des sciences philosophiques à l'établissement desquelles concluait la Logique, sciences qui se trouvent, pour ainsi dire, à cheval sur la frontière du monde visible et du monde invisible, et qui, en vertu de ce double caractère, s'occupent des probabilités et des croyances suggérées par la nature intellectuelle et morale de l'homme.

La Psychologie se divise ainsi en trois parties. La première correspond très exactement à ce que l'on comprend ordinairement sous le nom de psychologie. Elle s'occupe des fonctions des êtres conscients. La seconde traite du problème de la certitude et sert de passage à la troisième et dernière, laquelle est consacrée à l'examen des trois grands problèmes de Kant : L'Immortalité, la Liberté, et Dieu.

Nous aborderons successivement les données universelles de la nature humaine par rapport aux fonctions diverses où elles apparaissent, et pour cela, nous suivrons le fil conducteur des catégories, en passant des plus simples et des plus abstraites aux plus composées, qui sont les plus réelles. Nous pourrons traiter alors de la certitude, puis de la nature et de l'ordre des sciences. Puis, revenant à notre objet le plus général, nous étendrons nos considérations jusqu'à la sphère probable du développement de l'homme

(1) Traité de Psychologie Rationnelle, 2e édition, 3 volumes. Paris, 1875.

dans le monde, et aux lois physiques et morales qui régissent sa destinée. (Tome I, p. 10.)

Le passage de la Logique à la Psychologie est formé par cette considération, que la personnalité, qui est la dernière des neuf catégories, est impliquée dans l'ordre concret, comme la condition de toutes les autres. La Logique nous a donné dans l'ordre de la complexité croissante, les neuf catégories de Relation, Nombre, Position, Succession, Qualité, Devenir, Causalité, Finalité, Personnalité. Lorsque nous passons à considérer leur réalisation concrète dans l'expérience, nous devons commencer par la dernière, puisque c'est seulement dans la représentation de certaine conscience personnelle donnée que nous sont connus les phénomènes de cette catégorie et de toutes les autres.

L'homme est donc un certain centre, un point de concours des catégories, parce qu'elles sont les lois enveloppantes en lui de tout ce qu'il connaît ou peut connaître, et, sous un autre point de vue, parce qu'elles l'enveloppent en se rassemblant toutes pour former ce composé spécial éminemment complexe où son corps et sa personne sont unis. (Tome I, p. 4.)

Si nous considérons l'homme sous les seuls rapports qui appartiennent aux catégories de nombre, position, succession, changement, avec certaines qualités inhérentes, mais abstraction faite de la sensibilité, nous obtenons pour objet l'homme physique et organique. Et c'est la première division du sujet.

Si à ces catégories nous ajoutons celle de la personnalité, dans une conscience donnée, et comme centre d'expérience, nous avons l'homme sensitif, quelque chose d'opposé aux phénomènes autres que lui-même. C'est la seconde division du sujet.

Enfin, la causalité et la finalité sont liées indissolublement à la personnalité, et, par suite, l'addition de ces deux catégories nous donne les divisions finales du sujet.

Lorsque dans l'homme, tel qu'il se représente à lui-même, on envisage surtout l'acte et la cause consciente d'elle-même, on a la volonté : l'homme est volonté. Lorsque l'on envisage la tendance et la fin poursuivie, on a la passion l'homme est passion. Lorsque l'on envisage les fonctions quelconques de la personne comme réfléchies par une sorte de redoublement de la conscience, on a l'entendement et la raison : l'homme est intelligence. (Tome I, p. 6.)

En complétant cette classification sommaire empruntée au chapitre préliminaire, au moyen des exposés ultérieurs, nous trouvons marquée d'une manière beaucoup plus définie la place de l'intelligence, qui serait ici quelque peu incertaine. La conscience réfléchie est le point central de toute la classification des fonctions; elle les divise en deux parties, une partie inférieure et une partie supérieure. La partie inférieure renferme : 1° l'homme physique et organique; 2° l'homme comme sensibilité, à propos duquel sont traitées les lois de l'association;

3° l'homme comme intelligence, comprenant la raison, l'usage des symboles ou signes et le langage. La partie supérieure contient 4° la conscience réfléchie; 5° l'homme comme passion; 6° l'homme comme volonté; et l'examen de ces sujets est suivi de chapitres sur le déclin ou décroissance de la conscience, sur la relation qui existe entre les fonctions supérieures et les fonctions inférieures, sur les rapports de la passion et de la conscience, enfin sur la question de la liberté, qui termine la première partie de l'ouvrage.

Ainsi la conscience réfléchie est le centre de tout. Au commencement du chapitre qui en traite, nous lisons ce qui suit :

Les divisions que j'ai proposées jusqu'ici portent sur des lois qui, réunies sous la loi de conscience, dans l'homme, cependant caractérisent essentiellement le non-soi relation, nombre, position, succession, devenir, qualité. Les fonctions dépendantes de ces catégories, comparaison, numération, imagination, mémoire, séries de la pensée, raison, ont un caractère commun la subordination de l'élément représentatif à l'élément représenté, dans la représentation. Sous ce point de vue, il est permis de leur attribuer un même nom. Nous adopterons celui d'intelligence. (Tome I, p. 215.)

L'intelligence, lorsqu'elle n'est pas unie à la réflexion, mais considérée en elle-même, appartient aux dernières et plus hautes des fonctions inférieures de l'homme; les fonctions supérieures étant constituées par la réfléxion et l'intelligence unies à la passion et à la volition.

La suite de ces études, en nous conduisant à définir la nature et la portée des faits de passion et de force dans l'homme, montrera en quel sens et jusqu'à quel point le principe affectif et le principe volitif doivent être distingués l'un de l'autre et de l'intelligence. Admettons ces éléments comme logiquement irréductibles, ce que notre analyse des catégories a déjà constaté d'une manière générale; l'homme nous apparaîtra dès à présent comme une synthèse de trois formes essentielles à l'existence et aux lois de la conscience et de ses variations. Il faut y joindre les formes sensibles, la sensibilité, quatrième condition nécessaire, généralement inhérente à la production des phénomènes de l'expérience sous les lois de l'étendue, et unie dans la nature humaine aux diverses fonctions organiques et physiques qui font partie de ces phénomènes. (Tome I, p. 217.)

Au chapitre préliminaire sont jointes quelques « observations » dans lesquelles, avec autant de force que de subtilité, M. Renouvier explique la position qu'il prend et, en même temps, la distingue de celle de deux écoles psychologiques, opposées à lui, et opposées également l'une à l'autre, et justifie son titre de Psychologie rationnelle. Ses propres paroles feront mieux connaître son but.

La nature d'une psychologie rationnelle, telle qu'on peut aujourd'hui l'envisager, est définie dans ce chapitre. On entendait autrefois sous ce nom une prétendue science fondée sur des aprioris métaphysiques et dans laquelle on se flattait de démontrer apodictiquement l'existence d'une âme séparée et son immortalité. On étudiait les facultés de l'âme comme de mystérieuses

entités jointes à l'entité principale, etc. La méthode vraiment rationnelle doit s'appliquer aux phénomènes psychiques et à l'investigation de leurs lois. Les puissances de l'âme ne sont alors que certaines de ces lois, en tant que des séries de phénomènes d'espèce déterminée doivent se dérouler dans le temps, tels qu'elles les comportent, sous les conditions voulues. (Tome I, p. 11.)

Voilà son opposition à la psychologie ontologique.

La psychologie rationnelle a le droit de se dire aussi psychologie empirique, attendu que l'observation des faits de conscience est son procédé. Mais elle n'admet pas que cette observation puisse être affranchie des principales lois constitutives de l'esprit observateur. Ce qui la rend rationnelle, c'est qu'elle ne sépare pas les faits psychiques d'avec les formes de groupement de ces faits données dans les catégories. (Tome 1, p. 12.)

Voilà sa propre position intermédiaire.

Il y a une doctrine psychologique qui vise à l'empirisme absolu et qui voudrait déduire, et non pas constater seulement, des lois telles qu'espace, temps, et d'autres non moins irréductibles. J'ai parlé de l'école associationniste à plusieurs reprises, en traitant de la logique. Comme il se trouve impossible après tout d'entreprendre aucune analyse mentale sans supposer des lois, des synthèses mentales préalablement données, l'école associationniste a dû elle-même prendre son point de départ en une loi. Elle a choisi la loi d'association, ou connexion et suite des idées, qui a paru la plus indispensable de toutes; et ne voulant pas en supposer d'autres, ce qu'elle eût fait en définissant divers modes d'association ou groupement, elle a supposé que le fait d'un rapprochement antérieur tout empirique, et l'habitude sont les seuls agents de toutes les liaisons observées. Or, c'est là une hypothèse pour laquelle l'école associationniste ne présente aucune justification directe et qui est contraire aux conditions de la pensée actuellement observables, c'est-à-dire à l'existence des lois inséparables de la pensée. On tente de justifier l'hypothèse par voie apostériorique, en déduisant ces lois, en expliquant leur formation originaire; mais on ne peut alors éviter les pétitions de principe, ainsi que cela a été montré dans les polémiques soutenues contre Stuart Mill et M. Bain. Encore même avec ce procédé illusoire les associationnistes ne sont-ils pas parvenus à une entière réduction, que leur système exigerait. Le temps, par exemple, la mémoire, et en somme l'esprit lui-même, résistent invinciblement à l'opération. On le comprendra, si l'on réfléchit que la question est de démontrer l'origine des lois constitutives de l'esprit, en partant de phénomènes liés dont les liaisons ne se comprennent que sous la forme de ces lois! (Tome I, p. 12 et 13.)

Nous avons là son opposition à la psychologie des associationnistes ; et je ne sache pas que l'objection fondamentale qui s'élève contre leurs théories ait été ailleurs plus clairement formulée ou poussée plus vigoureusement. (A suivre.)

Le rédacteur-gérant: F. PILLON.

Saint-Denis. - Impг. CH. LAMBERT, 17, rue de Paris.

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