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Les italiques sont de moi. Je désire appuyer sur le point qu'elles indiquent, pour montrer l'étroite similitude entre la théorie de M. Renouvier et ce qu'on peut appeler les théories du moi et de l'âme. Dans toutes les théories de ce genre on admet une action créatrice supraphysique qui commence des cours d'événements et qui interrompt leur continuité; mais dans la théorie de M. Renouvier, cette action a son siège et sa source dans des états de conscience qui sont leurs propres causes, ou dans des représentations automotives, et la réalité en est garantie par la catégorie de causation. Voilà ce qui distingue sa théorie, et la distinction, quoique réelle, ne suffit cependant pas, à mon sens, pour l'autoriser à prendre, à l'égard du point en discussion, le nom de phénoménisme, lorsque les autres sont stigmatisés de celui d'absolutisme. Les catégories, envisagées comme lois de la pensée, sont pro tanto incompatibles avec le caractère phénoméniste de sa doctrine (1).

(1) J'ai quelque confiance que M. H. m'accordera que la distinction entre l'« absolutisme » et mon «< phénoménisme » est encore plus profonde qu'elle ne lui a paru d'abord,—et que mon phénoménisme est conséquent et parfaitement justifié, s'il veut bien porter son attention sur les points que voici :

1 Les faits de premier commencement que j'admets ne sont, chez moi, définis, comme tels, que comme phénomènes aussi, et non point rapportés à une substance ou cause substantielle, non plus qu'à aucune autre condition antécédente à la fois nécessaire et suffisante, ce qui serait contradictoire avec l'idée de premier commencement.

2o La loi de causalité, de même que toute autre loi ou « catégorie »>, n'est pas pour moi quelque chose d'élevé au-dessus du caractère phénoménal. Les lois sont des phénomènes qui, soit objectivement, soi subjectivement, ne diffèrent des autres phénomènes qu'en ce qu'elles en sont des expressions complexes et, pour ainsi dire, des enveloppants plus ou moins compréhensifs, uniformes et constants. Entre toutes les lois, les catégories s'offrent comme les formes générales de nos fonctions intellectuelles, ce qui selon moi ne leur fait point perdre le caractère phénoménal inhérent à tout fait de conscience.

3o La catégorie de causalité, comme toutes les autres, exprime un ordre de relations et n'est point applicable intelligiblement en dehors de cet ordre. Ce n'est donc ni cette catégorie, ni aucune catégorie, qui peut garantir la réalité d'une « action créatrice commençant des cours d'événements ». Je ne sais comment il se fait que ma doctrine ait paru à M. H. interprétable en ce sens, car j'ai suivi partout l'exemple de Kant en refusant de reconnaître aux lois de l'entendement et aux règles de l'expérience, une vertu quelconque pour franchir les limites des rapports qu'elles sont aptes à représenter.

C. R.

Ce serait ici le lieu, si je pouvais m'étendre, de mentionner les spéculations collatérales diverses qui se groupent autour de la principale ligne de pensée par exemple, la nature de la vie, la présence de la finalité dans la nature, la conception d'une langue philosophique universelle, et, ce qui est peut-être le trait le plus intéressant aussi bien que le plus remarquable de tous, la théorie du vertige mental et moral, c'est-à-dire de l'abandon de la conscience à ses impulsions inférieures, lorsqu'elle laisse échapper la possession de la raison et de la volonté. C'est un sujet auquel se rapportent également des phénomènes qu'on fait voir être de semblable origine, tels que la double personnalité, le sommeil, le somnambulisme et l'influence appelée mesmérienne. J'aurais plaisir à insister sur la défense chaleureuse que sa théorie inspire à M. Renouvier, de tout ce qui contribue à la dignité réelle et à l'indépendance du caractère, spécialement dans l'éducation; c'est ce qui paraît peutêtre le plus saillant dans sa critique de Pascal. Mais parcourir ces divers points, essayer de mentionner les nombreuses remarques, aussi profondes que lumineuses, dont l'ouvrage est semé, serait impossible sans empiéter sur l'espace déjà trop petit qui me reste pour remplir ma tâche. J'arrive, sans plus m'attarder, à la question qui est la partie saillante de toute la spéculation de M. Renouvier, la question du libre arbitre. (A suivre.) SHADWORTH H. HODGSON.

M. BLUNTSCHLI ET SES THÉORIES DE DROIT INTERNATIONAL.

La science juridique et politique allemande vient de faire une grande perte dans la personne du professeur Bluntschli; frappé de mort subite à Heidelberg. Bluntschli était Suisse d'origine; il était né à Zurich le 7 mars 1808. Docteur en droit de l'Université de Bonn en 1829, après des études faites à Berlin et à Bonn, et continuées à Paris, il professa à Zurich, dès 1833, le droit romain, puis le droit privé allemand. Il reçut de la confiance de ses concitoyens la mission de rédiger le code civil du canton de Zurich. En 1848, il accepta la chaire de droit privé allemand et de droit public général dans l'Université de Munich. Il occupa cette chaire jusqu'en 1861, époque à laquelle il passa à l'Université de Heidelberg.

Après la constitution de la Confédération de l'Allemagne du Nord, Bluntschli fut député au Parlement douanier. Il a été deux fois président du congrès des juristes allemands, en 1861 à Dresde, en 1868 à Heidelberg. Il a pris part à la conférence de Bruxelles sur le droit de la guerre, ainsi qu'à la fondation de l'Institut de droit international. L'Académie des sciences morales et politiques de France le comptait parmi ses membres correspondants, et le gouvernement fédéral suisse l'avait nommé, en 1877, membre des commissions chargées de préparer et de rédiger un projet de loi sur les obligations et le droit commercial.

Les écrits de Bluntschli sont nombreux. Nous avons parlé dans la Critique philosophique (no 36 de la 6° année) de sa brochure sur l'irresponsabilité juridique du pape. Les deux ouvrages qui l'ont surtout fait connaître dans notre pays sont le Droit international codifié, traduit en français par M. Lardy, et la Théorie de l'Etat moderne, comprenant la Théorie générale de l'Etat, le Droit public général, et la Politique. La Théorie de l'État moderne, forme, dans la traduction française que nous en a donnée M. Armand de Riedmatten, 3 volumes in-8° séparés (librairie Guillaumin).

Les théories de droit international de Bluntschli ont attiré l'attention du public français quelque temps après la guerre de 1870. Nos lecteurs n'ont pas oublié le cri de protestation que fit entendre l'Alsace-Lorraine, par l'organe de l'un de ses députés, M. Teutsch, sitôt qu'elle put avoir la parole au Reichstag, contre la violence dont elle était victime, contre le traité de Francfort qui consacrait cette violence. M. Teutsch avait crų pouvoir citer quelques lignes du Droit international codifié à l'appui des revendications de l'Alsace-Lorraine.

« Arguerez-vous, s'était-il écrié, de la régularité du traité qui consacre la cession, en votre faveur, de notre territoire et de ses habitants? Mais la raison, non moins que les principes les plus vulgaires du droit proclament qu'un semblable traité ne peut être valable. Des citoyens ayant une âme et une intelligence ne sont pas une marchandise dont on puisse faire commerce, et il n'est pas permis dès lors d'en faire l'objet d'un contrat.....

« Un célèbre jurisconsulte, le professeur Bluntschli, de Heidelberg, dans son Droit international codifié, enseigne ceci : « Pour qu'une cession «de territoire soit valable, il faut la reconnaissance par les personnes << habitant le territoire cédé et y jouissant de leurs droits politiques. << Cette reconnaissance ne peut jamais être passée sous silence ou supprimée; car les populations ne sont pas une chose sans droits et sans volonté, dont on transmet la propriété. »

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« Le despote français lui-même, dont l'Alsace-Lorraine expie si cruellement la politique insensée, et que vous avez la prétention de dépasser en libéralisme, Napoléon III, joignait toujours à ses projets d'annexion l'idée de consulter les populations annexées. Rien de pareil ne nous a été accordé par vous.

« Vous le voyez, Messieurs, nous ne trouvons dans les enseignements de la morale et de la justice, rien, absolument rien qui puisse faire pardonner notre annexion à votre empire, et notre raison se trouve en cela d'accord avec notre cœur. >>

Bluntschli réclama dans une lettre qui fut publiée par les journaux dụ temps. Il déclinait « l'honneur de servir d'autorité juridique aux assertions de M. Teutsch ». Il se plaignait que son opinion sur les cessions et annexions eût été dénaturée dans une citation incomplète et, par suite,

inexacte. On avait omis les observations où était clairement marqué « le caractère de l'adhésion exigée des populations », observations qui contredisaient précisément les raisons sur lesquelles se fondait la protestation de M. Teutsch et de ses collègues.

Il est certain que si M. Teutsch eût lu avec plus d'attention l'ouvrage de Bluntschli, il n'aurait pas songé à se prévaloir contre la validité du traité de Francfort des principes formulés par le professeur de Heidelberg sur les changements territoriaux des États. Qu'on en juge:

Observation.

§ 285

Un état peut exceptionnellement céder une partie de son territoire pour des motifs politiques et dans une forme reconnue par le droit public. Cela ne constitue pas une aliénation dans le sens donné à ce mot par le droit civil public. Les cessions de territoire ont lieu surtout lorsqu'une guerre en a démontré la nécessité politique; elles peuvent aussi survenir sans guerre, lorsqu'on les a reconnues politiquement utiles...

§ 286

Pour qu'une cession de territoire soit valable, il faut : 1° L'accord de l'État cédant et de l'État cessionnaire; 2° Une prise de possession effective de la part de l'État acquéreur; 3o Comme minimum, la reconnaissance de la cession par les personnes qui, habitant le territoire cédé et y jouissant de leurs droits politiques, passent au nouvel État; 4° L'absence d'obstacles graves de nature internationale.

Observation. 1. Le traité ne consomme pas la cession, il ne fait que la préparer. Sans gouvernement, il n'y a pas de souveraineté; la souveraineté se consolide à mesure que le gouvernement prend de la stabilité.

2. La reconnaissance de la cession par les populations ne peut pas être passée sous silence et supprimée, car celles-ci ne sont pas une chose sans droit et sans volonté dont on se transmet la propriété; elles sont une partie essentielle, vivante de l'État, et la résistance de la population rend impossible la prise de possession pacifique du pays. Mais la reconnaissance de la nécessité du nouvel ordre de choses est suffisante; le consentement libre et joyeux de la population, bien que désirable n'est pas nécessaire. La nécessité à laquelle on se soumet à regret ou contre son gré, mais en sentant qu'elle est inévitable, crée en matière de droit public des droits nouveaux. La reconnaissance existe donc dans le fait d'obéir au nouveau gouvernement et de cesser la résistance contre lui. Le libre consentement, par contre, est une approbation active et non plus passive de la cession. Il est évidemment préférable pour l'État acquéreur de chercher à obtenir ce consentement de la population au lieu d'être obligé de se contenter de l'absence de résistance. Les différentes formes de consentement sont :

(a) Le choix entre l'ancienne et nouvelle nationalité, dans ce sens que quiconque ne déclare pas vouloir conserver son ancienne nationalité est considéré comme ayant accepté la nouvelle. Les personnes par contre qui font la déclaration requise sont considérées comme des étrangers dans les pays cédés, et peuvent dans les cas extrêmes être contraintes à émigrer. C'est sur cette base que l'option a été accordée jusqu'au 1er octobre 1872 aux

habitants de l'Alsace-Lorraine par la paix de Francfort, du 10 mai 1871. (b) Le vote des habitants, dans ce sens que si la majorité accepte la cession, ce vote est obligatoire pour le pays cédé tout entier. Cette forme est entrée dans les usages des peuples de race latine dans les derniers temps et par l'influence de Napoléon III. Elle répond aux tendances démocratiques de notre époque, satisfait le sentiment des masses, mais est exposée à un haut degré à des abus et à la constitution de majorités factices par l'appât d'avantages offerts aux électeurs.

(c) Le vote des représentants de la population du pays cédé. Cette forme correspond davantage aux idées britanniques, d'après lesquelles l'examen et la décision des affaires publiques sont confiées à la représentation du peuple plutôt qu'aux masses.

Quelle que soit la forme choisie, la décision principale ne peut dépendre du bon plaisir de la partie de la population qui doit changer de nationalité; cette population n'est que la partie et non le tout. La décision principale dépend des États ou des peuples, qui disposent des parties de l'État ou du peuple.

§ 288

Un État peut, sans cession formelle, prendre possession du territoire d'un autre État et se l'incorporer légalement : 1° Lorsque l'État étranger renonce aux droits de souveraineté qu'il exerçait précédemment; 2o Lorsque la population a renversé son gouvernement pour se joindre librement à un autre État ; 3o Lorsque le progrès et le bien public exigent la formation d'un grand État national.

Dans tous les cas ci-dessus, la reconnaissance du nouvel état de choses par les populations est nécessaire.

Observation. - 1. Cette reconnaissance n'est pas nécessaire pour soumettre le nouveau territoire et y organiser le pouvoir; mais elle est indispensable pour conférer la sanction du droit au nouvel ordre de choses. Elle sert à constater que la nouvelle situation est nécessaire et stable, c'est-àdire légitime.

2. A la renonciation expresse équivaut l'abandon effectif du territoite... Lorsqu'un État moderne, après avoir fondé une colonie dans une île ou sur une côte abandonnée, n'y pourvoit plus aux besoins publics, un autre État peut, sans violer le droit, s'emparer du territoire délaissé.

3. La population d'un État peut renverser le gouvernement qui se place en contradiction sérieuse et permanente avec les droits et le bien de la nation, et qui en compromet l'existence et le développement. Il pourra encore devenir nécessaire de renverser un gouvernement lorsque le sentiment national l'exige et que tous les fils d'une nation, se sentant frères et solidaires les uns des autres, veulent devenir citoyens d'un seul et même État.

4. Lorsqu'un nouvel État se forme des débris d'un certain nombre d'autres États, une nouvelle souveraineté territoriale prend naissance, et celle des anciens États cesse d'exister en tout ou en partie... L'accroissement d'un État, une fois qu'il a été reconnu nécessaire, peut entraîner pour un autre État la perte de sa souveraineté territoriale. Ces modifications peuvent n'être pas toujours désirées par la population du territoire annexé, mais

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