Page images
PDF
EPUB

-

remplissent et qui dérangent les séries de nos philosophes du progrès. Que l'on relise la troisième partie du Discours sur l'histoire universelle, et l'on se convaincra que Bossuet savait démêler les véritables causes, — les causes humaines, des révolutions, et assigner leur véritable caractère aux événements, sans que l'idée de la providence, du plan providentiel vînt troubler son regard et égarer son jugement.

[ocr errors]

Bossuet rapportait l'histoire universelle à l'établissement de l'Église catholique, apostolique et romaine. Sa foi catholique le conduisait à déterminer, lui aussi, à sa manière, à rétrécir, à matérialiser, à appauvrir l'idée qu'il voulait montrer vivante. Sa providence était asservie, dans l'ordre religieux, à l'Église d'autorité; elle avait dans cette institution un but extérieur et social, un but qui se prétendait spirituel et qui ne l'était pas. C'était sa faiblesse ; c'est en quoi il se rapproche de nos philosophes de l'histoire auxquels il a ouvert la voie et qui n'ont nullement le droit de sourire de ce qu'il y a de puéril en sa téléologie historique. Bossuet n'était certes pas fait pour donner une histoire satisfaisante, au double point de vue réel et rationnel, du peuple juif et des religions païennes, de l'Église catholique et des hérésies. C'est une remarque qu'on peut se dispenser de faire aujourd'hui. Mais il ne faut pas confondre l'idée, prise en général, avec l'application spéciale qu'elle peut recevoir d'un théologien catholique. Cette application, produite dans un intérêt d'apologétique, n'est pas liée si nécessairement à l'idée, que l'on soit fondé à dire voilà la méthode providentielle. Toute théologie chrétienne n'est pas dans le catholicisme. On peut, dans le théisme chrétien, pourvu que l'on repousse le pouvoir dit spirituel, se former de l'action providentielle une conception plus libre, plus large, plus conforme à la raison, à la morale, à la science positive de l'histoire, que ne l'était celle de Bossuet.

Un avantage que je trouve au providentialisme théologique sur celui des métaphysiciens, c'est précisément de ne pas dédaigner les faits particuliers, les détails, les petites choses et les petites causes; c'est de ne pas prétendre séparer le contingent du nécessaire; c'est de ne pas créer un domaine des faits généraux, des causes générales, inaccessible et impénétrable aux actions individuelles et accidentelles. Ceux qui s'en tiennent a l'ancien concept de la providence ont bien vu le rôle que jouent l'es individus dans la marche des sociétés et se gardent bien de les soustraire à l'empire qu'ils proclament. Ils les font susciter et inspirer pour ce rôle par la puissance et la sagesse divines. En cela, le providentialisme théologique se distingue heureusement des métaphysiques de l'histoire, dont la tendance caractéristique est de subordonner entièrement les faits particuliers aux faits généraux. Il est clair que cette tendance doit être suspecte à l'historien positif; car elle mène à sacrifier l'individu au genre, la réalité à l'abstraction, le fait à l'idée, ce qui est absolument contraire à l'esprit analytique et nominaliste de la science.

On parle de grandes et de petites causes; mais il faudrait indiquer d'après quel critère on distingue les unes des autres. Une grande cause, à ce qu'il semble, est celle dont les effets positifs ou négatifs s'étendent et se prolongent au loin dans l'espace et dans le temps. Une cause de cette portée ne peut-elle être individuelle? Ne peut-elle être accidentelle? Est-ce que l'individu Lycurgue n'est pas une grande cause dans l'histoire de la Grèce, et l'individu Confucius une grande cause dans l'histoire de la Chine? Est-ce que tel accident, telle maladie, par exemple, qui vient neutraliser, condamner à l'inaction, supprimer telle force individuellene peut pas être considérée comme une grande cause négative? « Crom, well allait ravager toute la chrétienté; la famille royale était perdue, et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretère; Rome même allait trembler sous lui. Mais ce petit gravier s'étant mis là, il est mort, sa famille abaissée, tout en paix et le roi rétabli ». Lorsqu'il parle des grands effets de ce petit gravier, de la puissance des mouches qui « gagnent des batailles », de la face de la terre qui << aurait changé si le nez de Cléopâtre eût été plus court », Pascal n'est-il pas plus près du vrai que les théoriciens des lois historiques, inhérentes à la nature et à l'humanité ?

Cette conception de la causalité historique, d'après laquelle le particulier se déduit toujours du général et ne fait que l'exprimer, tandis que le général est indépendant du particulier, ne supporte pas un examen sérieux. S'il est incontestable que les causes générales produisent un grand nombre d'effets particuliers, il ne l'est pas moins qu'elles sont elles-mêmes un résultat, une somme, un composé de causes particulières. L'observation montre qu'elles se font et se défont sans cesse, et que ce sont précisément les individus, les particularités, les circonstances, les accidents qui les engendrent, les modifient, les détruisent et les remplacent par d'autres causes générales. L'erreur est de les séparer des réalités où elles prennent naissance et de les placer dans une région supérieure à ces réalités. C'est ainsi qu'on en fait de vaines entités, et que, montant de cause générale en cause générale, on cherche à atteindre la source unique de l'histoire, la cause généralissime qui domine, commande, entraîne tous les évènements. C'est ainsi que, s'éloignant de plus en plus de la terre, on cesse d'apercevoir les vraies causes, les vraies influences,si nombreuse, si diverses qui font l'histoire, leurs actions et réactions mutuelles si complexes, et que toutes ces variétés disparaissent et se confondent en une seule masse, une seule couleur,un seul mouvement; de même qu'à la distance où nous sommes, les milliers d'astres de la voie lactée ne se révèlent à nos yeux que par une blancheur uniforme. Les metaphysiciens de l'histoire ne ressemblent-ils pas à des astronomes qui continueraient à faire, comme les anciens, d'ingénieuses hypothèses sur cette blancheur, et qui, dans leur attachement passionné à ces hypothèses, repousseraient systématiquement le secours du télescope pour ne

pas être obligés de reconnaître les innombrables petites étoiles qui concourent à la produire ?

Personne, je viens de le dire et je le répète, ne conteste l'action des causes générales. Ce n'est pas de la réalité, c'est de l'origine et de la permanence de ces causes qu'il s'agit. Il s'agit de savoir si elles sont initiales. Il s'agit de savoir si celles que l'on nous montre n'ont pas commencé par être individuelles et particulières, si elles ne finiront pas par être partiticulières et individuelles. Il s'agit de savoir si toute réforme, toute révolution ne fut pas d'abord une pensée dans l'esprit d'un seul homme. Il s'agit de savoir si les idées, les sentiments, les volitions et les desseins de quelques individus exceptionnels ne sont pas les premiers anneaux dans la chaîne de causation, des anneaux sous lesquels telle cause générale que l'on invoque aujourd'hui n'aurait pas révélé sa présence. « Chaque homme vrai est une cause, une contrée, un siècle; il lui faut des espaces infinis et d'innombrables années pour accomplir sa pensée, et la postérité semble suivre ses pas comme une procession. César est né, et nous aurons pour des siècles un empire romain. Le Christ est né, et des millions d'esprits s'attacheront à son génie et grandiront avec lui. Une institution n'est que l'ombre allongée d'un homme; témoin, la réforme de Luther, le quakérisme de Fox, le méthodisme de Wesley, l'abolition de Clarkson. Milton appelait Scipion le sommet de Rome: toute histoire se résout aisément d'elle-même dans la biographie de quelques personnes passionnées et fortes » (1).

Je tiens qu'il y a plus de vraie philosophie de l'histoire en ce passage d'Émerson que dans les gros volumes de Hegel et d'Auguste Comte. Oui, toute histoire peut se résoudre dans la biographie de quelques personnes fortes et passionnées, dont la postérité suit les pas comme une procession. Oui, toute force de progrès et de décadence est d'abord dans l'individu. Oui, la pensée individuelle, la passion individuelle, la volonté individuelle sont les causes premières en histoire. Elles entrent en contact, en conflit, en conciliation avec d'autres pensées, d'autres passions, d'autres volontés individuelles. Celles qui prévalent, soit par une vitalité plus résistante, soit par une puissance supérieure de communication et d'entraînement, soit par les dispositions qu'elles trouvent dans le milieu, deviennent générales, s'emparent de l'espace et du temps, grâce au conformisme, à la coutume et à la tradition. Devenues générales, elles résistent d'abord, puis cèdent peu à peu le terrain à quelque force nouvelle, c'est-à-dire à quelque nouvelle pensée, à quelque nouvelle passion, à quelque nouvelle volonté individuelle, que l'on voit naître comme d'un germe, se développer, croître en tous sens, dont l'action rayonne. dans un cercle de plus en plus agrandi, qui tend à devenir générale à son tour, qui va s'emparer à son tour de l'espace et du temps.

(A suivre.)

F. PILLON.

(1) ÉMERSON. Essais de philosophie américaine, trad. en franç., par Émile Montégut, p. 15.

BIBLIOGRAPHIE.

LE POSITIVISME ET LA SCIENCE EXPÉRIMENTALE

par l'abbé de BROGLIE. (Paris, Victor Palmė.)

Proposer les bases d'un réalisme rationnel, conforme aux présomptions du sens commun et de la science expérimentale; opposer cette doctrine rajeunie et fortifiée au phénoménisme contemporain et au panthéisme qui en procède, particulièrement au monisme de M. Taine, tel est l'objet de ces deux volumes énormes, que nous n'accuserons pourtant point d'être trop longs. Nous ne suivrons pas l'abbé de B. dans ses polémiques, nous écarterons également les dissertations approfondies sur la physiologie des sensations qui tiennent une grande place dans son ouvrage; nous n'essaierons pas non plus de juger ici son point de vue le Criticisme, avec lequel M. de B. ne s'engage pas, verra ce qu'il lui convient de faire. Commençant cette annonce avec l'intention d'être bref, sans trop nous flatter d'y parvenir, nous tâcherons de nous borner au résumé loyal et, si possible, fidèle de la doctrine proposée. L'omission probable de points esssentiels, les malentendus presqu'inévitables s'expliqueront sans se justifier par la nécessité de faire vite et le désir d'arriver à temps.

Les mots substance et cause reviennent constamment dans nos discours, l'esprit y rattache donc quelques idées; mais, suivant le positivisme authentique, nous n'avons aucun moyen de connaître les substances et les causes réelles, d'où résulte que la science n'a pas à s'en occuper : elle ne connaît que les phénomènes et les lois de leur succession. D'après le dogmatisme à rebours qui procède du positivisme, les substances et les cause ne sont point : ce que nous appelons l'univers ne se compose que des phénomènes et de leurs lois, ou mieux de leur unique loi, source des phénomènes eux-mêmes, laquelle subsiste sans sujet et sans appui. Le sens commun connaît, ou croit connaître des substances, la science expérimentale porte sur des substances et sur leurs rapports: pour se mettre d'accord avec la science expérimentale, la philosophie devra en revenir aux principes du sens commun (1).

Et d'abord, qu'est-ce que le sens commun? Ce sont les opinions sur la nature des choses partagées par tout le monde, à l'exception de quelques penseurs systématiques, et auxquelles ces penseurs eux-mêmes reviennent constamment et nécessairement dans la pratique journalière. Le sens commun n'a rien d'absolu. Il n'est primitif ni au point de vue logique, ni au point de vue historique. Point de départ forcé de la science réfléchie, il est lui-même le produit d'une éducation, empirique et incons

(1) M. de B. dit toujours le bon sens, expression déplaisante, parce qu'elle crée un préjugé défavorable aux doctrines opposées, et d'ailleurs incommode, en ce qu'elle place l'auteur luimême dans l'obligation de compléter, de corriger, et partant, bien qu'il en aît, de contredire aussi le bon sens. Nous conservons la locution qui nous est familière.

ciente en grande partie, dont les résultats, loin d'être supérieurs à tout examen, demandent au contraire un contrôle scrupuleux. Le sens commun forme ainsi la matière première, le point de départ obligé de la philosophie et des sciences, non leur règle immuable et leur critère absolu. Sur ce point, l'auteur se sépare entièrement de l'école écossaise. Cependant le contrôle scientifique est lui-même imparfait: plus précises que les affirmations du sens commun, les notions abstraites sont plus subtiles, les mots, plus éloignés des faits, deviennent plus sujets à des variations de sens qui les rendent équivoques. Dès qu'il s'agit d'appliquer l'analyse à des notions concrètes, la difficulté de ne pas laisser fléchir le sens des termes devient très grande. Le sens commun et l'analyse étant dès lors également nécessaires doivent se contrôler réciproquement. Le sens commun n'est jamais dans l'erreur, mais toujours dans l'approximation; ses premières notions sont parfaitement semblables sous ce rapport aux premières notions de la science. L'analyse logique les limitera, les corrigera progressivement, mais sans les dénaturer. Si le résultat de son travail aboutissait à présenter la donnée du sens commun comme radicalement fausse, la conséquence, détruisant son propre principe, ne saurait valoir. Les corrections successives formeront donc une série convergente. En cas de divergence, il faut attendre et recommencer, la notion du sens commun ayant pour elle une présomption de vérité qui prévaut jusqu'à l'évidence contraire.

Prendre l'ensemble de ces notions comme point de départ, les préciser et les corriger par l'analyse logique et par les procédés de la science, sans jamais les contredire, marcher du connu à l'inconnu, sans sacrifier les vérités connues à la solution des problèmes ultérieurs, constater a posteriori les limites de la connaissance possible, sans s'interdire d'avance aucun problème, telle est la méthode.

La science humaine est limitée dans l'ordre des faits par l'impossibilité de l'observation, dans l'ordre métaphysique par les contradictions apparentes auxquelles le raisonnement parti des faits vient aboutir. Apparentes, disons-nous: on le démontre quelquefois. L'identité des contraires est impossible, mais la vérité s'établit par la synthèse des oppositions. Lors même que cette synthèse supérieure ne pourrait pas s'effectuer, 'du moment qu'elle est pressentie, le fait seul que le problème est bien posé constitue un progrès de la science. Le progrès de la métaphysique consiste dans une série de solutions d'antinomies apparentes. On comprend donc que les dernières antinomies réellement insolubles pour nous doivent être considérées comme l'enveloppe de très profondes vérités, inexprimables peut-être autrement dans le langage humain. Mais comment distinguer les antinomies apparentes insolubles des contradictions véritables? Lorsque nous aurons épuisé toutes les ressources de l'analyse, nous nous assurerons d'abord que la thèse et l'antithèse sont réellement incontestables; nous verrons si leur contradiction l'est également, ou s'il

« PreviousContinue »