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teste pas; seulement, je vous prierai d'observer que, pour rester dans la vérité, vous devriez parler non pas des précédents, mais du précédent, car il n'y en a qu'un, et rien ne me serait plus aisé que de démontrer que ce précédent que vous invoquez se retourne contre vous.

Mais il me suffira de dire qu'aucune résolution précédente d'une Chambre ou d'un Congrès ne peut lier une Assemblée nationale qui est souveraine. La Constitution est au-dessus de tous les précédents, et jusqu'à nouvel ordre, il n'y a rien au-dessus de la Constitution.

Or, je vous défie de trouver dans la Constitution aucun texte qui, interprété aussi habilement qu'on puisse le faire, vous autorise à dire que la Chambre et le Sénat, consultés séparément, ont le droit d'usurper sur une Assemblée nationale et de limiter à aucun moment le champ de sa discussion..... Nous affirmons que l'Assemblée nationale est souveraine, qu'elle peut se prononcer librement et souverainement sur la révision partielle ou totale, et que ni le ministère, ni la Chambre, ni le Sénat n'ont le droit de régler son ordre du jour..........

M. le président du Conseil. - M. Clémenceau affirme qu'il n'y a qu'un précédent qu'on puisse invoquer. Je soutiens qu'il y a eu deux précédents, et on ne saurait nier que les précédents ont leur valeur en matière d'interprétation, surtout quand il s'agit d'une Constitution qui, il faut bien le reconnaître, n'a pas brillé par les commentaires.

Or, messieurs, on a décidé deux fois que, lorsque le Congrès se réunissait, il ne pouvait mettre en délibération qu'un ordre de matières, que les matières qui avaient été soumises au vote de chacune des deux Chambres réunies pour déclarer s'il y avait lieu à révision. Car en dehors du consentement parfaitement précis et déterminé, il n'y a pas lieu à réunion du Congrès. Oui, messieurs, c'est ce qui a eu lieu. Deux fois on a porté la question à la Chambre et au Sénat séparément, et les deux fois, - la Constitution n'est pas vieille, et grâce au ciel elle est encore assez solide, les deux fois qu'est-ce qu'on a dit? On a dit : il y a lieu à révision pour tel ou tel objet. Et on s'est engagé fermement à ne pas dépasser le cercle dans lequel s'étaient renfermées les deux Assemblées pour examiner la question et y répondre.

Ce n'est pas seulement en France que les choses se passent ainsi. Partout, messieurs, dans tous les pays, toutes les fois qu'on touche au pacte fondamental, il y a une raison politique, qui éclate à tous les yeux, de ne pas tout remettre en question.

Il y a une nécessité de stabilité qui ne permet pas de remettre en question à propos d'une modification, d'une amélioration, jugée nécessaire, l'existence des pouvoirs publics, l'existence et les attributions de telle ou telle Chambre, l'existence de la présidence, de ses attributions, et de transformer illégitimement au grand détriment même de l'avenir des institutions que le pays s'est données, une question de procédure parlementaire en une immense agitation politique.....

M. Clémenceau.-Je suppose l'Assemblée nationale réunie. Elle est souveraine, elle affirme ses droits et prétend les exercer. Si elle décide qu'elle ne peut être liée par telle ou telle résolution de la Chambre ou du Sénat, qui se lèvera pour contester son droit? Au nom de qui, au nom de quelle autorité interviendrez-vous pour limiter son action et lui dire : Tu n'iras pas plus

loin?.....

Vous avez dit à cette tribune qu'il y avait des questions sur lesquelles l'Assemblée nationale ne pouvait pas se prononcer.

M. le président du Conseil.

Quand elle n'en était pas saisie!

M. Clémenceau. Saisie par qui?

M. le président du Conseil. Par les deux Chambres.

M. Clémenceau.- Eh bien, le texte de la Constitution est formel. L'Assemblée nationale, maîtresse absolue de son ordre du jour, a le droit de se saisir de telle question qu'il lui convient.

L'article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 dit, en effet, textuellement :

<< Les Chambres auront le droit, par délibérations séparées prises dans chacune à la majorité absolue des voix, de déclarer qu'il y a lieu de réviser les lois constitutionnelles. »>

Vous entendez bien. Les Chambres consultées séparément ne doivent se prononcer que sur un seul point : la question de savoir s'il y a lieu de réviser les lois constitutionnelles. Ce point résolu, l'Assemblée nationale se réunit et décide souverainement dans quelle mesure et comment cette révision doit s'accomplir.

Sans doute, le gouvernement peut aujourd'hui interpréter la Constitution dans un sens qui lui paraît favorable à sa politique; sans doute, la Chambre peut sanctionner cette interprétation; mais le droit de l'Assemblée nationale n'en est pas moins entier, car le texte de la Constitution demeure et rien ne vous autorise à en tirer, pas plus que de la discussion qui a eu lieu à l'Assemblée nationale, une limitation quelconque du droit de l'Assemblée nationale. Vous avez prétendu que, par deux fois, des engagements avaient été pris. Quels engagements? où les a-t-on pris? et qui avait qualité pour les prendre? Est-ce que des engagements publics ont jamais été pris par la Chambre, promettant de ne demander, dans le Congrès, que la révision de telle ou telle partie de la Constitution? Jamais un pareil fait ne s'est produit, et il ne pouvait pas se produire, puisque, le Congrès réuni, la distinction entre la Chambre et le Sénat n'existe plus.

On est venu, à la vérité, nous trouver dans nos groupes et nous dire: Si vous ne demandez aujourd'hui la révision que sur un seul point, si vous vous bornez à demander que les pouvoirs publics rentrent à Paris, le Sénat donnera un avis favorable; mais si vous réclamez davantage, le Sénat refusera la réunion du Congrès. Choisissez.

Nous étions libres de choisir, et nous avons choisi. Il y a eu là, de notre part, non pas une interprétation de la Constitution à laquelle nous avons donné notre consentement, mais une acceptation de fait. Nous avons consenti à n'exercer qu'une partie de notre droit, et si on nous a demandé d'agir ainsi, c'est apparemment qu'on nous a reconnu ce droit tout entier. Voilà comment le précédent que vous invoquez prouve précisément le contraire de ce que vous prétendez démontrer.....

M. le président du Conseil. — Lors de la nomination de M. Grévy, il y a eu un autre précédent. On avait tenté, du côté droit de l'Assemblée nationale, réunie en Congrès, de traiter d'autres questions que la question de la candidature présidentielle; il a été décidé qu'il n'y avait pas lieu de le faire, et le précédent a été crée.

M. Clémenceau.-Il m'en souvient, et il est arrivé que l'Assemblée a refusé

de suivre l'orateur et de se conformer à l'ordre du jour proposé par la minorité; mais à aucun moment, la question de droit n'a été soulevée ni résolue.

On voit quelles sont les deux thèses constitutionnelles qui se trouvent en présence et en lutte devant l'opinion, et sur quels arguments elles ont été appuyées à la tribune. M. Gambetta soutient que le pouvoir constituant du Congrès peut être limité d'avance par les délibérations de la Chambre et du Sénat, que le Congrès doit, une fois réuni, se borner à décider les questions constitutionnelles dont il a été saisi. Selon M. Clémenceau, l'Assemblée nationale, dès que la Chambre et le Sénat ont jugé qu'il y avait lieu de la convoquer, est libre de restreindre ou d'étendre à son gré le champ de ses discussions et de ses votes; elle peut sans doute se borner à une révision partielle, à la révision de tels ou tels articles, mais elle n'est nullelement obligée par la Constitution de s'y borner, pour se conformer aux désirs de la Chambre, du Sénat, ou du pouvoir exécutif.

Je remarque, sans en être surpris, que cette dernière doctrine est soutenue, non seulement par les journaux du radicalisme intransigeant, mais encore par quelques organes du parti républicain conservateur qui repousseraient volontiers comme dangereuse toute révision même partielle. Le Journal des débats donne à l'article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 le même sens que M. Clémenceau. Il examine les deux précédents qui ont été rappelés, et, comme M. Clémenceau, s'efforce de montrer qu'ils ne prouvent rien.

« La première magistrature de l'État, lit-on dans ce journal, vient à vaquer par démission ou par haute trahison: le Congrès s'assemble immédiatement pour nommer un nouveau président de la République. On peut prétendre à la rigueur que, dans cette circonstance exceptionnelle, les deux Chambres réunies doivent borner à cette nomination l'exercice de leur droit, on peut soutenir qu'elles ont épuisé leurs pouvoirs après l'élection présidentielle; et encore, si un membre s'avisait de proposer que le Congrès poussât plus loin l'exercice de son droit, s'il demandait, par exemple, la nomination d'un vice-président de la République, nous ne voyons pas quel article de la Constitution on pourrait invoquer pour lui fermer la bouche... Le premier précédent ne vaut donc rien.

« Le second, pour peu qu'on y réfléchisse, ne paraîtra pas beaucoup plus probant. Le Congrès assemblé pour la seconde fois a supprimé purement et simplement un article introduit légèrement dans la Constitution et qui n'aurait jamais dû y trouver place. Les deux Chambres, par délibérations séparées, ont décidé qu'il y avait lieu de faire disparaître ce malencontreux article 9; les deux Chambres se sont réunies en congrès et l'article 9 a disparu. Pouvait-on, dans cette circonstance, étendre la révision à d'autres articles? Tout ce que l'on peut dire, c'est que ni à la Chambre des députés, ni dans le Sénat, il n'avait été sérieusement ques

tion de procéder à d'autres modifications du pacte constitutionnel; on comprend donc que le Congrès ait estimé sa tâche terminée et se soit séparé après la suppression de l'article 9.

«En sera-t-il de même dans le prochain Congrès? Ce qui doit s'y passer ressemblera-t-il de près ou de loin à l'élection d'un Président de la République ou à la suppression pure et simple d'un article de la Constitution ?.....

« Qu'on le veuille ou qu'on s'y refuse, la discussion aura une ampleur, elle prendra un développement qu'elle n'avait ni ne pouvait avoir dans les deux précédents Congrès. S'il devait en être autrement, si les délibérations préalables des deux Chambres devaient forcément commander et limiter les délibérations du Congrès, on se demande quelle serait l'utilité de cette réunion des deux Chambres en Assemblée nationale, et à quoi servirait cette vaine formalité? Si le Congrès a pour droit unique la sanction purement platonique de décisions antérieures, n'eut-il pas été plus simple de stipuler dans la Constitution qu'une révision votée et par la Chambre et par le Sénat en termes identiques s'accomplit de plein droit et acquiert force légale, sans qu'il soit nécessaire de réunir dans une même salle les sénateurs et les députés.

« La vérité, vérité constitutionnelle et vérité de bon sens, est que les deux Chambres se prononcent sur un seul point: la réunion du Congrès; et que le Congrès régulièrement constitué en vertu de cette décision des deux Chambres reste maître de son ordre du jour, maître de ses délibérations, libre de toucher à tous les articles de la Constitution pour les modifier ou les supprimer. Sans doute, il y a apparence qu'il ne le ferait pas et qu'il « limiterait sagement la révision », comme l'espère le rédacteur de la déclaration ministérielle; mais qui peut affirmer que cette apparence deviendra une réalité et que le Congrès qui est souverain, absolument souverain de par la Constitution, ne dépassera pas les limites que, dans un intérêt facile à comprendre, on prétend assigner à sa souveraineté ? »

On doit convenir que M. Gambetta aurait donné plus de force à son argumentation, s'il avait distingué avec soin les deux précédents dont il parlait, s'il avait précisé le caractère et la portée de chacun d'eux, s'il ne les avait pas mis au même rang et invoqués au même titre. Les confusions de cette espèce sont fâcheuses; elles ne témoignent pas d'idées nettement arrêtées sur le sujet. Il y a eu deux précédents de réunion du Congrès; il n'yen a eu, comme l'a dit M. Clémenceau, qu'un seul de révision. Le Congrès qui s'assemble pour nommer un nouveau président de la République n'est pas une assemblée de révision ; c'est un collège électoral; on ne peut dire qu'il s'assemble en vertu des délibérations séparées de la Chambre et du Sénat.

M. Clémenceau reconnaît que le Congrès qui a élu M. Grévy ne s'est occupé en fait que de cette élection; mais, dit-il, la question de l'étendue

de son droit n'a pas été alors soulevée; elle reste entière. Telle est aussi l'opinion du Journal des débats, qui ne voit pas quelle disposition de la loi fondamentale on aurait pu alléguer pour fermer la bouche à un membre de ce Congrès proposant la nomination d'un vice-président de la République. En vérité, ce grave journal sait bien mal regarder ou parle bien légèrement. Il est inconcevable que la proposition dont il s'agit soit tenue pour régulière et légale. Il est inconcevable que l'on reconnaisse sérieusement le droit de l'adopter à une Assemblée dont l'office était purement électoral. Non, certes, un Congrès d'élection présidentielle n'aurait pas eu ce droit; il n'aurait pu le prendre sans faire acte révolutionnaire. Nommer un vice-président de la République, c'était introduire dans l'organisme constitutionnel une nouvelle magistrature, c'était ajouter à la Constitution un nouvel article, c'était se transformer en Assemblée de révision. Il est clair que le Congrès réuni, en vertu de l'article 7 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, pour donner un successeur à M. de Mac-Mahon, démissionnaire, ne pouvait se transformer en Congrès de révision sans violer l'article 8 de la même loi, puisque cet article 8 statue qu'un Congrès de révision ne doit s'assembler qu'à la suite de délibérations séparées des deux Chambres.

Un mot nous explique cette singulière opinion de M. Clémenceau et du Journal des Débats: le mot Assemblée nationale. Tout Congrès formé par la réunion des membres des deux Chambres, Congrès d'élection présidentielle ou de revision, prend le nom d'Assemblée nationale. A ce nom s'attache en notre pays l'idée de souverainté absolue, de toute-puissance. Il semble que ce nom désigne un pouvoir supérieur à tous les pouvoirs, un droit contre lequel il n'y a pas de droits. Il semble qu'il n'y ait rien à répondre à l'orateur qui affirme que l'Assemblée nationale est souveraine, et qu'elle n'est liée par rien dans ses initiatives et dans ses décisions. Le moyen de comprendre une Assemblée nationale qui ne concentre pas en elle toute l'autorité de la nation? Que pour lui donner naissance on se conforme aux lois existantes, soit; mais, une fois mise au jour, elle ne relève que du peuple; elle n'a à prendre souci que de l'opinion publique ; elle n'a de lois à recevoir ni de la Chambre, ni du Sénat, ni de la Présidence, ni même de la Constitution. On ne peut lui opposer les pouvoirs antérieurement établis et séparés; car, le jour où elle siège, ces pouvoirs, sortis de son sein, y rentrent pour ainsi dire moralement : elle est libre de les laisser subsister, et libre aussi de les faire disparaître. On ne peut lui opposer un article de la Constitution; car elle est la source de toutes les lois constitutionnelles possibles, elle peut effacer ou écrire ce qui lui plaît en cette matière, elle est la Constitution vivante.

Telle est bien l'idée que se fait M. Clémenceau d'une Assemblée nationale, quel que soit l'objet en vue duquel elle est appelée à siéger. «Je suppose, dit-il, l'Assemblée nationale réunie. Elle est souveraine, elle affirme ses droits et prétend les exercer. Au nom de qui, au nom de

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