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mécanique, ce que l'idée de la quadrature du cercle est en géométrie ! C'est ce que Descartes avait oublié d'examiner. La question était admirablement posée par ce curieux rapprochement indiqué comme hypothétique. Elle est facile à résoudre, car l'hypothèse de ce rapprochement est facile à vérifier et à justifier. L'infini réalisé de nombre et, par suite, de toute grandeur où s'applique le nombre, ne satisfait pas aux conditions logiques de la possibilité : c'est ce qui a été démontré souvent, et sous des formes diverses et fort ingénieuses, par les mathématiciens. Dans un article récent sur la thèse de M. Evellin, M. Renouvier a rappelé cette démonstration si importante par ses conséquences philosophiques (1). L'être où cet infini serait réalisé est donc impossible, et l'on ne saurait en avoir d'idée qu'en apparence. Leibniz avait très bien vu quel est le point à éclaircir et dont tout dépend. Il croyait l'éclaircir en répondant à sa propre question que « rien n'empêche la posssibilité de ce qui n'enferme aucune borne, aucune négation, et, par conséquent, aucune contradiction ». Mais ce par conséquent était vraiment trop tôt dit; car il marquait un rapport que l'on ne saisit guère et qu'il faudrait expliquer entre la borne et la contradiction, entre l'absence de borne et l'absence de contradiction. J'ajoute que ce par conséquent était malheureux; car c'est précisément par la borne que le réel se manifeste à l'esprit, et c'est précisément l'absence de borne que l'on ne peut faire entrer dans l'idée d'une grandeur donnée et supposée réelle, sans y introduire la contradiction.

La seconde remarque de Leibniz ne portait pas moins et n'était pas moins juste que la première. Il est certain que l'argument cartésien « ne prouve pas assez que l'idée de Dieu, si nous l'avons, doive venir de l'original ». On ne voit pas pourquoi, si nous avons de nous-mêmes, comme l'accorde Descartes, les idées de nombre, de durée et même d'étendue, nous ne pourrions en former l'idée de l'infini de grandeur, en supprimant des bornes qui varient et que l'on ne nous refuse pas le pouvoir de reculer à notre gré. On ne voit pas pourquoi ce genre d'abstraction serait au-dessus de nos facultés naturelles. On ne voit pas pourquoi, si ces idées abstraites de l'espace et du temps sans bornes peuvent venir de nousmêmes, il nous serait impossible de les transporter et de les réunir dans

(1) Le nombre infini appartient-il à la série des nombres entiers: 1, 2, 3, 4...? Si oui, il ne diffère du précédent, c'est-à-dire de celui qui vient immédiatement avant lui dans la série, que d'une unité, et par suite il est fini comme lui. Si non, qu'est ce qu'un nombre qui n'appartient pas à la série des nombres possibles? On voit que le nombre infini est inconcevable et rigoureusement inintelligible. Il est clair qu'il y a contradiction à supposer un nombre qu'on ne peut ni se représenter dans la série des nombres, ni appeler nombre à moins de l'y placer, si toutefois on veut savoir ce qu'on dit. La contradiction peut, d'ailleurs, se présenter ingénieusement sous mille formes que les géomètres ont signalées, depuis Galilée jusqu'à Cauchy. Le nombre infini, puisqu'on le dit nombre, est pair ou impair, premier ou non premier, et pourtant doit exclure à la fois toutes ces suppositions; et il doit avoir son carré, son cube, etc., et par conséquent n'être pas le plus grand possible ou être égal à des nombres plus grands que lui-même. C'est un amoncellement d'absurdités palpables ». (Critique philosophique, no 17, t. 1 de la 10 année.)

un être qui serait un pur produit de l'imagination métaphysique. Tant s'en faut que ce soit impossible, que c'est précisément ce qui est arrivé. L'imagination métaphysique ne se laisse pas arrêter dans sa marche par les contradictions où elle se jette. Elle ne s'est pas aperçue que l'idée d'infini, d'absence de bornes, appliquée à la durée et à l'étendue, n'était et ne pouvait être que celle de possibilités indéfinies enveloppant les réalités, et qu'ainsi elle était logiquement incompatible avec celle de l'être supposé réel où on la transportait. Ne serait-on pas fondé à dire, si l'on parlait le langage de Descartes, que cette idée d'un être à la fois réel et infini, qui est non seulement obscure et confuse, mais contradictoire, ne peut procéder que du néant, loin qu'on soit obligé de lui chercher une cause extérieure et supérieure ?

Il est vraiment curieux de mesurer la distance qui sépare la psychologie cartésienne du criticisme français contemporain. Descartes, et, après lui, Malebranche et Fénelon prétendent que nous avons une idée claire et distincte de l'infini, idée dont ils ne peuvent trouver l'origine que dans l'infini même, et qui témoigne ainsi de l'existence de son objet. Le P. Buffier et Hamilton estiment qu'on ne peut rien savoir, rien penser de l'infini, que c'est un mystère, un objet de foi. Le criticisme français contemporain ne laisse pas même subsister ce mystère, qui depuis longtemps attire et tourmente l'ambitieuse curiosité des philosophes; il déclare qu'il y a quelque chose qu'on peut et qu'on doit savoir et penser de l'infini actuel et réalisé de grandeur: c'est que l'infini actuel et réalisé de grandeur n'existe pas et ne peut pas exister. L'infini était une idée claire et nécessaire pour Descartes et ses disciples et devait être affirmé, au XVIIe siècle, en vertu du principe cartésien de l'évidence; c'est la négation de l'infini qui est aujourd'hui une idée claire et nécessaire pour l'école néo-criticiste française.

Voilà la preuve de Descartes ruinée en ce qui concerne l'idée de l'infini. Mais l'idée du parfait, que Descartes, et, après lui, les philosophes des diverses écoles ont toujours confondue avec celle de l'infini, peut et doit en être rigoureusement distinguée. Cette distinction est une des thèses fondamentales du nouveau criticisme. Il reste à voir si cette idée du parfait, envisagée comme distincte de celle de l'infini, ne peut venir en nous que d'un être parfait.

(A suivre.)

F. PILLON.

LA LOGIQUE DE M. ANDRIEUX AU SUJET DE LA PROSTITUTION RÉGLEMENTÉE.

Notre Revue a toujours été ouverte aux communications faites au public par la « Société pour l'abolition de la prostitution réglementée». Nos convictions en cette matière reposent sur deux principes qui nous paraissent également incontestables, l'un du point de vue moral, l'autre du

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point de vue juridique. Ce dernier consiste en ce qu'aucune partie de la police dans un Etat, nous prenons ici le mot police dans son sens déjà un peu archaïque et le plus élevé, ne soit confiée à une autorité arbitraire et exercée en dehors des règles ou garanties ordinaires de la justice et du droit; aucune classe de personnes soumise à des règlements, à des préventions ou à des peines pour des faits dont le caractère délictueux n'est pas d'abord défini légalement. Nous demandons des lois formelles en matière de police, comme de tout autre objet, prenant cette fois le mot dans son sens bas et avili, puis une application de ces lois conforme au droit commun, suivant la procédure commune. Quant au principe moral, qui ne nous semble pas moins clair, il s'établit sur le terrain universellement reconnu de la distinction entre la morale et le droit social, entre les actes moralement condamnables et ceux que la loi interdit, réprime et punit lorsqu'ils se produisent. Or, à l'égard des premiers de ces actes, la société qui ne juge pas nécessaire, avantageux, ni peut-être juste de les réprimer, doit du moins s'abstenir de pactiser avec eux et d'en organiser la production.

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Cette question a été portée à la tribune de la Chambre à propos d'une demande d'autorisation de poursuites contre un député, alors préfet de police, sous l'administration duquel une personne jouissant de ses droits civils se plaignait d'avoir subi une arrestation arbitraire et de se trouver depuis lors en butte à des diffamations qu'elle n'avait aucun moyen légal de repousser. Nous nous garderons bien d'exprimer une opinion quelconque sur la nature de cette affaire, à l'origine, et sur la moralité de la personne en cause. Nous n'en aurions pas le droit, eussions-nous personnellement des informations qui nous manquent et qu'on n'a données au public que sous le voile d'allusions, à ce qu'il paraît permises. Ce que nous trouvons injuste et odieux, c'est précisément qu'il ne soit possible, sous le régime légal actuel, ni à la personne qui se dit calomniée, ni à l'administrateur qui demande lui aussi de pouvoir justifier sa conduite au point de vue des errements reçus de la police, d'établir la vérité des faits concernant un scandale auquel la presse a donné tant de retentis

sement.

Il devait vraisemblablement arriver que la question de la « prostitution réglementée » fût, nous ne dirons pas posée, elle ne l'a pas été, mais enfin indiquée par quelqu'un des orateurs qu'on a entendus sur cette affaire. Mais aucune Chambre française, jusqu'à ce jour, ne s'est montrée digne et capable de traiter ou seulement d'écouter sérieusement un orateur disposé à traiter les problèmes les plus sérieux d'un certain genre en possession d'exciter le rire et les quolibets dans les réunions d'hommes. Il va donc sans dire que le débat provoqué par la demande de la dame Eyben » a donné lieu à des manifestations indécentes, à droite et au centre, tout au moins. Nous ne dirons pas, nous joignant à une interrruption de M. l'évêque Freppel : « On ne porte pas des questions

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pareilles à la tribune »; - nous laisserons l'Eglise et l'Etat non juridique s'entendre pour dérober à la publicité certaines choses et sacrifier les garanties des citoyens à l'action arbitraire d'une police des mœurs. Mais il nous semble que quand on « porte des questions pareilles à la tribune », et quand, à propos de sa défense personnelle, un préfet donne sa façon de penser sur le but que poursuivent les honorables adversaires de la prostitution réglementée, il doit en parler avec plus de raison et d'équité que ne l'a fait M. Andrieux, et prendre la peine de chercher des arguments moins sophistiques. Voici, d'après le Journal officiel, la partie de la séance du 18 juillet à laquelle nous faisons allusion.

Après avoir rappelé les premiers faits relatifs à l'arrestation de la dame Eyben et à sa mise en liberté : « C'est alors continue M. Andrieux, que certains entrepreneurs de scandales publics qui spéculent sur la police et sur la politique comme sur de simples valeurs de Bourse... (Très bien! et applaudissements au centre et sur divers bancs de droite), ont imaginé d'exploiter le cas particulier de Mme Eyben. Il s'est formé un syndicat pour faire les frais du procès.

« Nous connaissons les barnums qui ont conduit la dame Eyben dans les réunions publiques, et l'ont mise en relation avec une certaine association d'honorables dames qui défendent dans des congrès internationaux la liberté de la prostitution, avec plus de conviction que de succès. (Applaudissements et rires au centre. - Vives réclamations à gauche.) « M. LOUIS GUILLOT (Isère). La société dont vous parlez a précisément pour but l'abolition de la prostitution.

« M. CHARLES FLOQUET. Ces rires sont des insultes pour des députés et des ministres anglais.

« M. LE PRÉSIDENT. Monsieur Guillot, vous aurez la parole. «M. GUILLOT. Je ne la demande pas.

« M. ANDRIEUX. J'entends bien que M. Guillot, — qui ne demande pas la parole, mais qui la prend, - m'interrompt pour me dire que les dames dont il s'agit ne défendent point la liberté de la chose dont je parle... (Nouveaux rires); mais cette société s'appelle « Société pour l'abolition de la prostitution... réglementée » (Nouveaux rires et applaudissements au centre).

« Et il me semble, messieurs, qu'entre l'abolition de la prostitution réglementée et la liberté de la même chose, il est possible, sans être grand clerc en mathématiques, d'établir une équation. (Rires approbatifs.) D

Arrêtons-nous là. La spéculation sur les scandales publics, de laquelle M. Andrieux peut avoir de bonnes raisons de s'irriter, ne nous inspire qu'une seule réflexion : c'est qu'il est malheureux que les honnêtes gens laissent la poursuite des buts les plus honnêtes au zèle de ceux qu'ils accusent de ne chercher que des instruments politiques, ou peut-être des sources de profits. -Nous parlons ici de la presse et du parti intransi

geant de la presse, car au surplus le dévouement des membres de la société que M. Andrieux a voulu ridiculiser ne saurait être mis en doute. - Et il est bien déplorable que dans une assemblée des représentants du peuple français, on ne voie généralement qu'un sujet de risée dans une question sociale qui n'est rien de moins que la dernière phase de la question de l'esclavage.

Mais le point sur lequel nous désirons insister, c'est l'équation prétendue de M. Andrieux, pauvre « clerc en mathématiques », en effet, et qui n'a pas dû briller dans ses classes, en l'art d'analyser les données d'un problème. Supposons qu'il existe quelque part une institution du vol réglementé, cela signifiera que le vol est permis dans certains cas spécifiés, sous certaines conditions, et moyennant l'observation de certains règlements. Et supposons maintenant que quelqu'un demande l'abolition du vol réglementé; comprendra-t-on que c'est là demander la liberté « de la même chose », comme dit M. Andrieux, la liberté du vol? En aucune manière; mais évidemment, en réfléchissant que le vol n'est point réputé chose bonne et juste, on sera plutôt porté à comprendre que c'est là demander l'interdiction absolue du vol. Et si, au lieu du vol, que toute société est intéressée à réprimer, partout et toutes les fois qu'il lui est possible de l'atteindre, il s'agit d'un de ces actes contraires à la morale, que la loi ne doit ou ne peut songer à atteindre en eux-mêmes, à empêcher ou à punir, mais seulement dans les cas où ils se produisent en tels modes ou circonstances qu'elle prévoit et qu'elle définit formellement comme délictueux ou criminels, alors il restera à s'entendre avec ceux qui demandent que la réglementation et consécration implicite de ces sortes d'actes soit abolie, il restera à leur demander ce qu'ils pensent de la nécessité et des limites d'une législation destinée à remplacer la police actuelle des mœurs.

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Voilà ce que la logique nous dit. Il est peut-être naturel qu'un préfet de police, irrité par des attaques injustes, sans doute, en ce qui concerne sa personne, parlant, comme pro domo suà, pour la défense de certaines institutions du ressort de la police, et connaissant bien l'esprit de la majorité de ses auditeurs, n'ait pas voulu se priver des avantages du sophisme tristement amusant. Mais il eût été plus digne du député de prendre la question de haut, et de ne point mêler à son apologie d'administrateur, sous un régime donné dont il n'est point responsable, une interprétation si peu sérieuse des vues de réformes qui occupent aujourd'hui les plus nobles intelligences, et dont il faudra bien que le législateur, un jour ou l'autre, consente a s'inquiéter.

RENOUVIER.

Le rédacteur-gérant: F. PILLON.

Sam-Denis.

fup. CH. LAMBERT, 17, rue de Paris,

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