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cité en administration, ce sont les plus importants d'entre eux qui doivent être chargés de diriger la hauté administration de la fortune publique.

« Une chaire de morale où l'on enseignera comment chaque individu, dans quelque position sociale qu'il se trouvé, peut combiner son intérêt particulier avec le bien général, et dont les professeurs feront sentir à leurs auditeurs que l'homme se soumet volontairement au plus grand mal moral dont il puisse être affligé, quand il cherche son bien-être personnel dans une direction qu'il sait être nuisible à la société, tandis qu'il s'élève au plus haut degré de jouissance auquel il puisse atteindre, quand il travaille à l'amélioration de son sort personnel dans une direction qu'il sent clairement être utile à là majorité.

« Une chaire de sciences positives, dans laquelle on enseignera les cyclis généraux de modifier, de la manière la plus avantageuse pour l'homme, les phénomènes de la nature sur lesquels il peut exercer son influence, et dans laquelle on enseignera aussi comment chaque individu peut combiner son intérêt particulier avec l'intérêt général, et le grand avantage qui résulte pour chacun de bien faire cette combinaison (1).

On remarque dans cette page plusieurs des pensées saillantes sur la science et l'industrie, que Saint-Simon émit le premier et qui nous sont devenues familières; quant à la morale, si nous rapprochons ce qu'il en dit ići du précepte altruiste auquel il tâche de donner un caractère téligieux, nous jugerons qu'il voyait dans l'égoïsme le mobile, non pas eiclusif mais dominant de la nature humaine : un mobile dont il convient dès lors de diriger l'action, d'une part, à l'aide de tout ce qui peut faire naître ou étálter le sentiment humanitaire, fallût-il y joindre quelque fiction pour agir sur l'esprit du peuple; et, d'une autre part, en démontrant l'existence de l'accord entre le véritable intérêt individuel et la subordination volontaire de l'individu à l'intérêt général. Mais SaintSimon paraît avoir compris aussi que la doctrine de l'utilité serait insuffisanté à moins de se compléter par le sentiment tout spécial du bien ou du mal moral, chez l'agent dont la conduite est volontairement conforme ou opposée au bien de la société. Or, en ceci, l'utilitarisme franchit ses anciennes bornes et doit avoir fecours à des idées d'une autre nature, comfime on le voit par l'exemple des utilitaires de notre temps.

Le Nouveau Christianisme, dernier écrit de Saint-Simon, ne renferme rlen de plus en substance, quoiqu'il soit bien plus souvent cité, qué lé Système industriel, avec son post-scriptum de l'Adresse aux philanthropes; mais il marque certainement un pas de plus dans la tendance à la fondation d'une religion purement morale, exclusivement vouée au culte des intérêts terrestres, prenant au christianisme son from, mais ne se servant guère de Dieu et de la révélation que comme d'une forme utile du discours. Dès

(1) Catéchisme des industriels, Quatrièmè cahier, dans Lemonnier, Œuvres choisies dé Saint-Simon, t. III, pp. 189, 198, 201, 210.

les premiers mots et après avoir jeté en avait l'idée déiste chrétienne, l'auteur distingue entre & ce que Dieu a dit personnellement » et « ce que le clergé à dit en son nom »; il déclare que la « théorie de la théologie a besoin d'être renouvèlée à certaines époques, de même que celles de la physique, de la chimie et de la physiologie »: « Dieu á dit, ajoute-t-il : Les hommes doivent se conduire en frères à l'égard les uns des autres; ce principe sublime renferme tout ce qu'il y a de divin dans la religion chrétienne ». Et plus loin:

« Le meilleur théologień est celui qui fait les applications les plus générales du principe fondamental de la morale divine; le meilleur théológien est le véritable pape; il est le vicaire de Dieu sur la terre: Si les conséquences que je vais présenter sont justes; si la doctrine que je vaiš exposer est bonne, c'est au nom de Dieu que j'aurai parlé. »

On sent, pour peu qu'on ait de délicatesse de perception en ces sortes de choses, que l'homme qui écrit de ce style est de l'étoffe de ceux qui në craindraient pas de dire que Dieu leur a parle proprement et à personnellement »; s'il y avait chance qu'on les crût, et que l'imposture leur parut utile aux hommes. Saint-Simon ne pouvait raisonnablement songer à rien de pareil. L'etit-il fait, l'embarras n'en aurait ête que plus grand pouf ses disciples, le jour où ils entreprirent de le sacrer révélateur en jetant de coté tout le christianisme, vieux du nouveau. Il eût au moins désiré trouver pour le nouveau et définitif », comme il était bien naturel qu'on s'y attendit, the thorale, un dogme, un culté,& uile profession de foi pour les nouveaux chrétiens ; il promettait de proposer tout cela dans un prochain ouvrage. Mais jusque-là tout se bornált à l'idée gênérale d'un christianisme social, dans lequel la vieille formule de la fraternité chrétienne, confondue avec le commun précepté des moralistes de tous les âges, arriveralt en son application à cet autre énonce : « Toute la société doit travailler à l'amélioration de l'existètice morale et pliysique de la classe là plus pauvre; la société doit s'organiser de la manière la plus convenable pour lui faire atteindre ce gratid but (1). Nous ne voudrions rien dire pour diminuer la valeur d'une idée dont la portée dans toutes les écoles socialistes a été si grande. Il est cependant certain qu'il n'y a rien là qui permît à Saint-Simon d'« aller droit au peuple par la religion »; ainsi qu'il s'en fait donner le conseil par celui des interlocuteurs de son Dialogue auquel il donne le titre de conservateur. Et comme il est très conservateur lui-même, il l'a été sous tous les gouvernements; →→→ qu'il n'a encore à sa disposition ni dogme, ni culte, hi clergé, rien d'un pouvoir spirituel; qu'enfin il ne voit pas le moyen d'intéresser le peuple à son système sans risquer de le soulever contre les pouvoirs établis, il est réduit à adresser son appel aux riches, aux puissants, aux chefs dès

(1) Saint-Simon, Nouveau christianisme, Dialogues entre un conservateur et un nova- Premier dialoguë, pp. 8-12, 71, 73 sq. et 85 de l'édition originale (1825).

teur.

travaux industriels. Il conclut par une invocation aux Princes, qu'il conjure de se convertir au vrai christianisme, d'embrasser une politique de paix et de bienfaisance et de transformer leur pouvoir césarien en un pouvoir chrétien ! Le reste de l'ouvrage est consacré à développer, sous une forme d'ailleurs forte et piquante, l'idée que tous les pouvoirs et toutes les Églises, depuis le xve siècle, sont plongés dans « l'hérésie » et que la Réforme elle-même n'est pas plus orthodoxe que l'orthodoxie, qu'elle n'a rendu de grands services qu'en niant et détruisant, qu'elle n'a rien produit que de mauvais au surplus. La thèse de l'hérésie universelle n'est en vérité pas difficile à prouver, pour l'auteur qui réduit toute la religion à ce seul point d'organiser la société dans l'intérêt des pauvres. Il eût été plus malaisé d'assigner, durant toute la période de développement du catholicisme, une époque où les pouvoirs et les Églises auraient été vraiment exempts d'hérésie en se sens.

-

Prenons maintenant ce dernier écrit de Saint-Simon, ou son Adresse aux philanthropes, il y a soixante ans, pour point de départ; supposons qu'il soit admis qu'on doit procéder à une réorganisation sociale, après avoir déterminé a priori, ou déduit des lois de l'histoire, mais c'est la même chose, vu le caractère illusoire de la déduction, un ordre moral et politique qui serait à l'avenir ce que le catholicisme et la féodalité ont été au moyen âge. Voilà le passage de la doctrine du progrès au socialisme. Par le fait, nous avons vu les théories du progrès tendre à des théories socialistes, et les théories socialistes, au moins les plus sérieuses d'entre elles, élaborer des systèmes historiques, en vue de prouver que leurs réalisations futures étaient inscrites in fatis.

Cela posé, viennent de nombreuses questions:- Est-ce la science qui doit, par son développement propre, conduire les destinées, après les avoir déduites? Comment la morale en résultera-t-elle, et quelle place demeurera au sentiment et aux passions? Ou bien la religion doitelle se continuer dans le monde, et moyennant quelles transformations?

Est-ce, en ce cas, le christianisme qui se continuera? Nous dirons-nous encore chrétiens, et que deviendra d'ailleurs la règle des mœurs, en toute autre matière, ou plus précise, que le précepte général de travailler au bien de la société? Et l'organisation sociale sera-t-elle autoritaire, hiérarchique, ou l'avenir est-il à l'autonomie humaine et aux gouvernements démocratiques? - Enfin le régime du travail doit-il être lui-même un régime de liberté ou de réglementation absolue? Telles sont en abrégé les questions qui se dressaient devant ceux des lecteurs du Nouveau christianisme et du Système de politique positive qui admettaient les thèses communes au maître et à l'élève. Les solutions qui en ont été données répondent à autant de nos sectes socialistes, et toutes ces dernières ont leur premier point d'attache là, à la réserve de la seule école phalanstérienne. C'est là aussi qu'elles se réunissent toutes dans une erreur com

mune, s'il est vrai que la philosophie morale ou sociale et la politique proprement dite doivent rester toujours distinctes, et que la société ne souffre pas qu'on la « réorganise » systématiquement. RENOUVIER.

LES DROITS DU CONGRÈS EN MATIÈRE DE RÉVISION.

(Voyez les numéros 43 et 44 de la Critique philosophique.)

En lisant les quatre constitutions dont j'ai rappelé les articles relatifs à la révision, on a pu remarquer que toutes, même la plus démocratique, la plus radicale, celle de 1793, admettent la révision limitée

d'avance.

Les membres de l'Assemblée de révision prêteront individuellement le serment de se borner à statuer sur les objets qui leur auront été soumis par le vœu uniforme des trois législatures précédentes, dit la Constitution de 1791.

La Convention de révision ne s'occupe, relativement à la Constitution, que des objets qui ont motivé sa convocation, dit la Constitution de 1793.

L'Assemblée de révision se borne à la révision des seuls articles constitutionnels qui lui ont été désignés par le corps législatif, dit la Constitution de l'an III.

L'Assemblée de révision ne devra s'occuper que de la révision pour laquelle elle aura été convoquée, dit la Constitution de 1848.

On est donc fondé à dire que la limitation préalable de la révision est dans la tradition de la France moderne, dans le droit public de la Révolution. Il y a plus : la Constitution de 1791 et celle de l'an III, se fondant sur l'intérêt public, n'autorisent que la révision des articles dont « l'expérience peut faire sentir les inconvénients » ; elles exigent que le mandat de révision soit toujours déterminé. Quant à la Constitution de 1793 et à celle de 1848, elles n'excluent pas la révision totale ou indéterminée; mais il faut, dans l'une et dans l'autre, que le caractère, indéterminé ou déterminé, de la révision soit spécifié par le pouvoir qui a le droit constitutionnel d'en prendre l'initiative, - par une partie des assemblées primaires, dans la Constitution de 1793; par l'Assemblée législative, dans la Constitution de 1848.

Ainsi, M. Gambetta ne faisait que reproduire la pensée de la Révolution, de la démocratie française, telle qu'elle s'est exprimée à toutes les dates en ses grands actes législatifs, lorsqu'il disait récemment qu'il y a une << raison politique évidente, une nécessité de stabilité qui ne permet pas de remettre en question, à propos d'une modification jugée nécessaire, l'existence et les attributions des pouvoirs publics ».

- Mais, dira-t-on, il ne s'agit pas de nos constitutions mortes; il s'agit de celle qui vit actuellement; il s'agit de l'article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875. Cet article 8 permet-il au Sénat et à la Chambre

de renfermer la révision dans des limites fixées d'avance? Voilà la question. A mon tour, je demande si cet article 8 interdit à la Chambre et au Sénat la limitation préalable de la révision?

-

- Il n'en parle pas; donc, il ne l'a pas prévue; et, s'il l'a écartée de ses prévisions, c'est qu'il n'a pas entendu la permettre. S'il n'en parle pas, c'est qu'il dispose d'une manière générale, sans entrer dans les distinctions, dans les détails, c'est qu'il n'a pas prévu qu'on y dût faire d'objections. Voilà deux interprétations du silence du législateur. N'ai-je pas le droit de soutenir celle qui est dans l'esprit de nos constitutions antérieures, dans l'esprit des constitutions de tous les pays libres, celle qui est contraire à la méthode révolutionnaire, conforme à la méthode légaliste et pacifiqne du progrès, conforme à la raison et à l'expérience politiques? N'ai-je pas le droit de dire que l'intention de rompre sur ce point avec la tradition de nos grandes Assemblées, avec le droit public existant, ne peut se présumer chez le législateur de 1875? N'ai-je pas le droit de dire que, s'il n'a voulu autoriser d'autre révision que celle qui peut jeter le pays dans une crise longue et dangereuse, ouvrir des perspectives à toutes les espérances et à toutes les craintes et condamner à l'incertitude tous les calculs des hommes de gouvernement, il a dû s'expliquer clairement à cet égard et prononcer contre la révision déterminée, politique, à issue claire et rassurante une interdiction formelle ? N'ai-je pas le droit de dire que, s'il ne l'a pas interdite, il l'a permise?

Qu'est-ce qui caractérise essentiellement l'article 8? C'est de subordonner la réunion d'un Congrès de révision au consentement des deux Chambres. Aucune révision n'est possible, si l'une des deux Chambres s'y oppose. Tout l'article 8 est là. De cette subordination de la réunion du Congrès au consentement des deux Chambres, il paraît naturel et logique de conclure que le Congrès se réunit pour réviser à son gré tous les articles de la Constitution, si les deux Chambres ont consenti, sans faire d'exception ni de réserve, à la révision de la Constitution entière; qu'il se réunit pour réviser quelques articles seulement, si les deux Chambres n'ont consenti qu'à la révision de ces articles. On ne voit pas pourquoi, dans ce dernier cas, on serait obligé de considérer le consentement des deux Chambres comme nul, ou de lui attribuer une portée qu'il n'a pas réellement, en d'autres termes, de le supposer refusé à la révision partielle, quand il ne l'est qu'à la révision totale, ou accordé à la révision totale, quand il ne l'est qu'à la révision partielle. Serait-ce là prendre au sérieux et traiter avec le scrupuleux respect qu'elle mérite cette condition essentielle du consentement des Chambres, la seule que la Constitution de 1875 impose à la réunion d'un Congrès? Qui peut le plus, peut le moins, dit un proverbe. Est-il admissible que les Chambres soient tenues d'exercer, dans toute son étendue, leur puissance en matière de révision, sans jamais en restreindre l'usage? Est-il admissible qu'on leur conteste le droit de se mettre d'accord pour soustraire telle qu

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