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et qui tend à franchir les limites de cet ordre, est considérée comme mauvaise en elle-même, utile sans doute en son action contre des institutions que la loi du progrès condamne à disparaître, mais sans excuse vis-à-vis de celles dont le temps n'est pas fini, à plus forte raison si ces dernières étaient supposées définitives.

Ceci nous conduit à la seconde difficulté, qui est de déterminer le but définitif du progrès. Comment, sans l'avoir défini, serait-on en état de juger et de classer les faits du passé, selon qu'ils s'en sont éloignés ou rapprochés, et de caractériser les faits prévus et attendus qui doivent y acheminer l'humanité ? On a beau se proposer de construire une théorie scientifique, appuyée sur l'étude de l'histoire, il entrera toujours un principe de philosophie morale, qu'il soit positif d'ailleurs ou négatif, dans la définition de telle chose que l'état le meilleur auquel on supposera qu'une société humaine est faite pour parvenir. Aux yeux des penseurs du xviiie siècle, mais surtout de Kant, le but a été essentiellement moral; mais en le déterminant de cette manière, ils ne pouvaient apercevoir clairement, ni comment l'humanité y avait tendu d'un mouvement continu, ni quel serait l'instrument à l'aide duquel elle s'y ferait finalement atteindre, en dépit du trouble inséparable de l'action des volontés divergentes. C'est ici qu'est le triomphe de l'école de l'organisation. Elle remplace la morale par la science et tout embarras cesse. La science et ses progrès dans le passé, la domination croissante de l'esprit scientifique, enfin, l'application formelle et directe des méthodes positives du savoir à la « sociologie », voilà ce qui répond à tous les desiderata. La loi des trois états de Turgot, que lui-même n'appliquait qu'aux problèmes du ressort des connaissances positives, est généralisée, étendue à toute la sphère de l'esprit humain que l'on suppose les traverser successivement pour se fixer au dernier, au positif, en tout ordre de conceptions et d'institutions. On veut donc que tout devienne positif, et, comme cela ne se peut, il n'est pas étonnant que le positiviste arrive de système à bannir toute préoccupation des questions qui échappent le plus évidemment aux - méthodes des sciences, encore bien que les hommes, que ces questions par dessus toutes intéressent, puissent parfaitement y appliquer d'autres méthodes de conviction sans faire tort à celles-là. Nous voyons comment l'idée de l'organisation se complète. Dans le passé, ce sont les croyances, les religions qui ont organisé. Désormais ce sera la science. La doctrine du progrès est fondée avec le plus de certitude possible, puisqu'on la fait porter tout entière sur les points ou l'historien peut le mieux la vérifier. Les phases anciennes, tant organiques que critiques, des sociétés s'expliquent par les états et changements d'état de l'esprit. L'état définitif fait connaître l'instrument de l'organisation définive. C'est enfin l'évolution même des sciences qui, se terminant à la fondation de la physique sociale, au lendemain de celle de la physiologie, apporte la solution du problème social. Admirable découverte pour le penseur

qui, au sortir du tremblement de terre de la révolution française, croit voir toutes les idées religieuses, morales et politiques en ruine, n'aperçoit plus rien au tour de lui de ce qui à servi à élever ou à soutenir les édifices du passé, cherche un succédané aux croyances et aux sacerdoces et se demande ou va le progrès réel des choses, en quoi il consiste, et sur quels fondements on peut reconstruire un monde détruit !

Si c'est vraiment là le fond philosophique du positivisme à son berceau, et je ne vois pas ce qu'il y manque, on est forcé de reconnaître dans les communications faites à Saint-Simon par le docteur Burdin, en 1798, tous ceux des éléments de la découverte qui n'appartiennent pas déjà à Turgot. Le détail et les applications sont ici fort accessoires et ne sont assurément pas ce dont le grand public, hostile ou favorable, aura jamais à tenir beaucoup compte en ses jugements. Mais, je ne veux pas m'arrêter plus longtemps sur des points que je crois avoir assez éclaircis, et j'en viens spécialement au problème qui se posait à l'origine même du saint-simonisme : mettre le sceau au progrès de l'esprit humain et réorganiser la société en fondant la physique sociale. C'est toujours au docteur Burdin qu'on a à remonter. «Voici, à peu près, dit Saint-Simon (1), le langage qu'il me tint :

<< Toutes les sciences ont commencé par être conjecturales; le grand Ordre des choses les a appelées toutes à devenir positives. L'astronomie a commencé par être de l'astrologie; la chimie n'était à son origine que de l'alchimie. La physiologie, qui pendant longtemps a nagé dans le charlatanisme, se base aujourd'hui sur des faits observés et discutés. La psychologie commence à se baser sur la physiologie et à se débarrasser des préjugés religieux sur lesquels elle était fondée.

« Les sciences ont commencé par être conjecturales, parce qu'à l'origine des travaux scientifiques il n'y avait encore que peu d'observations faites, que le petit nombre de celles qui avaient été faites n'avaient pas eu le temps d'être examinées, discutées, vérifiées par une longue expérience, et que ce n'étaient que des faits présumés, des conjectures. Elles ont dû, elles doivent devenir positives, parce que l'expérience journellement acquise par l'esprit humain lui a fait acquérir l'expérience de nouveaux faits et rectifier celle plus anciennement acquise de certains faits qui avaient été observés d'abord, mais à une époque à laquelle l'on n'était pas encore en état de les analyser.

« L'astronomie étant la science dans laquelle on envisage les faits sous les rapports les plus simples et les moins nombreux, est la première qui doit avoir acquis le caractère positif. La chimie doit avoir marché après l'astronomie et avant la physiologie, parce qu'elle considère l'action de la matière sous des rapports plus compliqués que la première, mais moins détaillés que la physiologie.

(1) Mémoire sur la science de l'homme, édit. Lemonnier, t. II, p. 21.

Par ce peu de mots, je crois vous avoir prouvé que ce qui est arrivé est ce qui devait arriver. C'est beaucoup de savoir la raison qui a amené successivement l'ordre des choses qui nous ont précédés, puisqu'elle donne le moyen de découvrir ce qui arrivera.

Une idée me reste à poser pour compléter la base sur laquelle se fondera ce que j'ai à vous dire : c'est que l'astronomie a été introduite dans l'instruction publique, ainsi que la chimie, dès l'instant qu'elles ont acquis le caractère positif. D'où je conclus, comme idée générale, que toute science qui acquerra le caractère positif sera introduite dans l'instruction publique...

« Je vais énoncer les principaux effets qui résulteront de l'organisation positive de la théorie physiologique, science dont la sommité est la science de l'homme, ou la connaissance du petit monde...

1° L'enseignement de la physiologie sera introduit dans l'instruction publique...

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• 2o La morale deviendra une science positive. Le physiologiste est le seul savant en état de démontrer que dans tous les cas la route de la vertu est en même temps celle du bonheur; le moraliste qui n'est pas physiologiste est obligé de montrer la récompense de la vertu dans une autre vie, faute de pouvoir traiter avec assez de précision les questions de morale.

30 La politique deviendra une science positive. Quand ceux qui cultivent cette branche importante des connaissances humaines auront appris la physiologie pendant le cours de leur éducation, ils ne considèreront plus alors les problèmes qu'ils auront à résoudre que comme des questions d'hygiène.

«4° La philosophie deviendra une science positive. La faiblesse de l'intelligence humaine a obligé l'homme à établir dans les sciences la division entre la science générale et les sciences particulières qui sont les éléments de la science générale. Cette science qui n'a jamais pu être d'une autre nature que ses éléments a été conjecturale tant que les sciences particulières l'ont été, elle est devenue mi-conjecturale et positive quand une partie des sciences particulières est devenue positive, l'autre restant encore conjecturale. Tel est l'état actuel des choses. Elle deviendra positive quand la physiologie sera basée dans son ensemble sur des faits observés, car il n'existe pas de phénomène qui ne puisse être observé du point de vue de la physique des corps bruts, ou de celui de la physique des corps organisés, qui est la physiologie.

5° Le système religieux sera perfectionné. - Dupuis a démontré jusqu'à l'évidence, dans son ouvrage sur l'Origine des cultes, que toutes les religions connues ont été fondées sur le système scientifique, et que toute réorganisation du système scientifique entraînait par conséquent réorganisation et amélioration du système religieux.

6o Le clergé sera réorganisé et reconstitué... La réorganisation du

clergé ne peut pas être autre chose que la réorganisation du système scientifique, car le clergé doit être le corps scientifique. Il ne peut être utile, il ne peut avoir de forces qu'autant qu'il est composé des hommes les plus savants, qu'autant que les principes connus de lui sont encore ignorés du vulgaire. »

Suit ici un plan abrégé de reconstitution de l'Institut, « corps perfectionnant » auquel l'Université, corps enseignant, doit être subordonnée. Le nouvel Institut aurait été composé, selon Burdin, de deux classes de savants, les physiciens, qu'il appelle brutiers parce qu'ils étudient les corps bruts, c'est-à-dire « l'univers dans le grand monde », et les physiologistes qui observent « sa marche dans le petit monde. » Au-dessus d'eux, il chargeait une « première classe, qui aurait été leur émanation, de construire le système de la philosophie positive suivant l'idée qui en a été donnée plus haut. « La première classe, composée de philosophes choisis parmi les membres réunis des classes secondaires, s'occupera d'organiser une théorie générale qui sera une combinaison des théories particulières des deux classes secondaires. Les philosophes s'occuperont essentiellement de présenter aux classes secondaires des aperçus et de former des résumés. » C'est exactement, on le voit, l'idée que Comte a voulu exécuter seul, un quart de siècle après, mais non certes par le moyen ni avec l'aide de l'Institut.

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Ce passage, dans la communication de Burdin à Saint-Simon, se termine par une curieuse diatribe de ce physiologiste contre les mathématiciens qui usurpent la suprématie et prétendent à une direction des travaux scientifiques dont les physiologistes sont beaucoup mieux en état de se charger que les bruliers: « Je ne puis clairement vous exprimer mes idées qu'en y mettant de la passion », s'écrie-t-il, au moins dans le langage pittoresque de son truchement : « déjà mon sang bouillonne, la colère me domine; je vais haranguer ces tristes calculateurs, enfermés derrière un rempart d'X et de Z: Je vais leur donner un assaut :

« Brutiers, infinitésimaux, algébristes et arithméticiens, quels sont vos droits pour occuper le poste d'avant-garde scientifique? L'espèce humaine se trouve engagée dans une des plus fortes crises qu'elle ait essuyées depuis l'origine de son existence; quels efforts faites-vous pour terminer cette crise? Quels moyens avez-vous de rétablir l'ordre dans la société humaine? Toute l'Europe s'égorge; que faites-vous pour arrêter cette boucherie? Rien. Que dis-je? c'est vous qui perfectionnez les moyens de destruction; c'est vous qui dirigez leur emploi. Dans toutes les armées on vous voit à la tête de l'artillerie; c'est vous qui conduisez les travaux pour l'attaque des places. Que faites-vous, encore une fois, pour rétablir la paix? Rien! Que pensez-vous faire ? Rien. La connaissance de l'homme est la seule qui puisse conduire à la découverte des moyens de concilier les intérêts des peuples, et vous n'étudiez point cette science. Vous n'en avez recueilli qu'une seule observation,

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c'est qu'en flattant ceux qui ont du pouvoir, on obtient leurs faveurs et on a part à leurs largesses. Quittez la direction de l'atelier scientifique; laissez-nous réchauffer son cœur qui s'est glacé sous votre présidence, et rappelez toute son attention vers les travaux qui peuvent ramener la paix générale en réorganisant la société. Quittez la présidence, nous allons la remplir à votre place. »

Récapitulons maintenant les points principaux de cette expression première de la doctrine positiviste.

C'est d'abord la loi en vertu de laquelle toutes les sciences auraient passé et passeraient successivement de l'état conjectural à l'état positif, et cela dans un ordre qui est celui de leur complexité relative: l'astronomie la première, la physiologie en dernier lieu.

C'est la physiologie conçue comme devant embrasser la psychologie et la sphère entière de l'étude de l'homme.

C'est l'idée que l'instruction publique doit devenir encyclopédique, en s'étendant progressivement à toutes les sciences, à mesure qu'elles revêtent le caractère positif.

C'est la morale et la politique, entrant à leur tour dans le cercle de la positivité; la philosophie définie comme la réunion des généralités de toutes les sciences particulières.

Ce sont dès lors les savants positifs en état d'assumer la direction sociale, avec primauté reconnue à ceux d'entre eux qui apprennent de l'étude de l'homme (physiologie) les moyens d'établir l'ordre et la paix dans les sociétés.

Et enfin le corps scientifique assimilé à un clergé qui, mettant la religion au courant des connaissances désormais toutes positives, constitue par là même la religion de l'avenir: ensemble de principes formulés par les savants à l'usage des ignorants.

On a vu dans l'article précédent ce que Burdin ajoutait à cela, sur la série progressive des conceptions religieuses, depuis l'idolâtrie, et en traversant le polythéisme et le monothéisme, jusqu'à la connaissance et à la croyance d'une seule et unique loi régissant l'univers. Toutes ces idées trouvèrent dans l'esprit de Saint-Simon un terrain singulièrement bien préparé, non qu'il fût capable de les mettre en œuvre avec méthode, comme le fit plus tard Comte son élève, mais à cause de l'extrême ardeur qu'il apportait (un an déjà avant d'avoir fait la rencontre de Burdin) à chercher dans la science un instrument de réorganisation sociale. En 1797, je conçus, écrit-il dans l'un des curieux fragments autobiographiques qu'on a de lui:

« Je conçus le projet de trayer une nouvelle carrière à l'intelligence humaine, la carrière physico-politique. Je conçus le projet de faire faire un pas à la science et de rendre l'initiative à l'école française.

« Cette entreprise exigeait des travaux préliminaires; j'ai dû commencer par étudier les sciences physiques, par constater leur situation

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