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principes généraux du cartésianisme, en sorte que Spinoza, disciple réel de Descartes, n'aurait eu d'autre peine que de raisonner juste, avec cet avantage seulement, qu'il devait à son génie et à des sentiments arrêtés d'avance, d'être merveilleusement apte à une construction systématique et préparé à affronter les conséquences extrêmes des « définitions » et des « axiomes >> ; ou encore de savoir si Leibniz, qui a mal parlé de Spinoza, et de Descartes aigrement, a été redevable à Descartes autant qu'a pu l'être Spinoza lui-même, et en outre, et malgré la forme admirablement originale de ses conceptions propres, un spinosiste déguisé. Je sais bien qu'on répond souvent à ces questions affirmativement, quoique avec plus ou moins de décision ou de réserves; mais je ne trouve nulle part une conscience nette de la réelle unité de toute la philosophie ontologique entre Descartes et Kant. Cette unité existe cependant, et dans la méthode, et dans les premiers principes acceptés, et dans les conclusions dernières, pourvu qu'on envisage celles-ci en logicien, sans s'arrêter aux contradictions internes (parfois volontaires à demi) des doctrines, et qu'on attache l'importance due aux questions dont la solution a le plus de portée, en dépit des limites où le sentiment du penseur voudrait la renfermer.

Il est facile, en vérité, d'énumérer les points principaux où cette unité se marque. Il y a d'abord le principe ou critère de l'évidence, qui domine tout. Descartes et ses successeurs n'aperçoivent aucune différence entre les jugements analytiques, ou de conséquence, et ceux qui, établissant entre des objets de pensée d'autres rapports qui pourraient ne pas se vérifier en des choses externes, ne laissent pas de les transporter à cellesci comme certains. Pour le dire crûment, tout ce dont ils ont une idée forte, et encore même que d'autres hommes et d'autres philosophes l'ignorent ou déclarent le nier, ils l'appellent évident et affirment qu'il répond à une réalité. C'est l'extension abusive à tout le champ des questions philosophiques de la méthode mathématique des définitions et des axiomes, avec l'hypothèse en plus, où se porte aisément l'irréflexion commune, que la vérification empirique des rapports donnés en intuition correspond nécessairement à des essences externes auxquelles ces rapports s'appliquent. Le génie de Leibniz s'élève au-dessus de cette dernière vue, concernant le temps et l'espace; mais il n'en maintient pas moins le procédé réaliste de Descartes à l'égard d'autres idées qui n'ont pas à faire valoir en leur faveur le genre de vérification dont se targuent les idées mathématiques, et il croit fermement que tout est démonstratif, qu'un petit nombre de principes simples et certains une fois posés doivent, moyennant la droite méthode, fournir l'explication complète et irréfutable de tout ce qui existe et peut exister au monde.

Après la méthode des idées viennnent les idées elles-mêmes, les idées fondamentales qui porteront tout l'édifice ontologique; et le même accord entre nos penseurs se soutient. Les premières de toutes sont pour eux celles de substance, d'être parfait, d'infini réel et actuel; et elles ont

une pente fatale à se confondre pour n'en former qu'une seule dont l'objet universellement enveloppant s'appelle Dieu. Car la substance étant comprise comme ce qui est en soi et par soi, et n'exige, pour exister ou être conçu, l'existence ou la conception d'aucune autre chose, comment éviterait-on qu'une telle notion abstraite, opposée à toutes les choses finies, variables et passagères qui dépendent de quelque autre chose pour exister et être conçues, devînt l'idée de la chose unique qui les renferme et les produit toutes? L'infini ne serait pas infini, le parfait ne serait pas parfait et accompli; il y aurait des substances hors de la substance, des êtres qui n'étant pas en elle et par elle seraient donc en soi et pour soi, et la limiteraient.

Descartes dit bien qu'il faut admettre autant de substances que l'on conçoit d'attributs les définissant, dont les idées n'aient entre elles rien. de commun, par conséquent deux : la substance de la pensée et la substance de l'étendue. Dans la première des deux, il admet, sans autrement approfondir la question, des divisions réelles dont les semblables n'existent point à l'égard de l'étendue absolument continue et infiniment divisible, mais il faudra voir ce qui peut subsister de ces distinctions quand on s'occupera de Dieu, de la création et de la causalité. Alors l'unité profonde de la substance spirituelle s'imposera, on n'en évitera l'aveu que dans les mots.

En ce qui concerne l'étendue, d'abord, tous les disciples de Descartes abandonnent au fond un dualisme incompatible avec l'unité et l'universalité de la nature divine et son absence de limitations. Ce n'était qu'en se refusant à spéculer qu'il avait pu lui-même se dispenser de chercher où la logique de ses idées irait pour l'explication des rapports de l'étendue à Dieu et à la création. Mais Spinoza, mu précisément par l'idée de la substantialité de l'étendue, en même temps que de son irréductible distinction d'avec la pensée (tout comme Descartes), tire cette conclusion que la substance de l'étendue n'est toujours que celle de Dieu même, hors duquel on n'admet pas qu'il y ait rien de possible en soi, et que la distinction entre l'étendue et la pensée est celle de deux des attributs infinis de Dieu, qui sont à notre égard deux faces mutuellement correspondantes de sa nature éternelle.

Leibniz prend une autre parti, toutefois plus différent en apparence qu'au fond. Il abandonne l'étendue comme substance ou partie de la substance; mais en la considérant comme un ensemble de rapports nécéssaires qui représentent dans la pensée une série essentielle de la coordination et du développement éternel des êtres, il la lie aussi intimement que le fait Spinoza à l'ordre des choses et à la nature du monde. En formulant son « harmonie préétablie entre le déroulement des modes de sentir et de penser des êtres, et la suite des modifications de l'étendue (figure et mouvement), il reproduit en termes nouveaux la théorie du parallélisme des deux grands attributs, chez Spinoza. Et enfin en reculant

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d'un temps égal à l'éternité tout entière, au nom de son principe de la << raison suffisante » - le moment de la création, il renonce à vrai dire à l'idée propre de création, incompatible avec celles d'infinité, de perfection et de substance absolue, et la remplace par le concept d'une évolution divine. Celle-ci s'éloigne en un point capital: la conservation et la destinée des individus, à la fois de l'évolutionnisme moderne et de la manière spinosiste de comprendre le monde et les « choses éternelles ». Au demeurant, ce sont les mêmes principes de substantialisme et de panthéisme, attendu que l'individuation de la substance dans les « monades >> leibnitiennes est au fond réduite à néant par le déterminisme absolu qui les réduit, en tous leurs états ou actes, à la condition de modes d'un seul et unique développement, où toutes choses dans l'espace et le temps sont enchaînées et strictement solidaires.

La substance propre et distincte de l'étendue a pu paraître inutile aux purs cartésiens, tout comme à Spinoza ou à Leibniz. Les occasionalistes, frappés de l'impossibilité, si bien avérée d'après les principes de Descartes, de concevoir une action de l'étendue sur la pensée, ou réciproquement, ont été conduits à imaginer que Dieu était l'auteur des idées qui nous viennent à l'occasion des modifications réelles de l'étendue. Aussi bien auraient-ils pu croire, en réfléchissant au fait que nous percevons nos idées et concluons notre être directement (cogito, ergo sum), tandis que l'étendue ne nous est abordable que par l'entremise de quelques-unes de ces mêmes idées, — croire, dis-je, que ces dernières seules appartiennent à une substance, et que l'étendue et ses modes n'ont d'existence que dans les représentations que nous en avons. On sait, en effet, que Malebranche n'a été arrêté que par des considérations externes dans son penchant à n'admettre d'autre étendue que l'étendue intelligible »; et que Berkeley, — sur qui l'influence du cartésianisme n'est pas niable, a vu dans la matière un ensemble de signes divinement institués et présentés continuellement par Dieu aux esprits sous la forme de sensations, afin de servir à leurs relations mutuelles et à l'ordre de leurs pensées.

Ce que l'occasionalisme a professé au sujet des idées sensibles, qu'il estimait nous être suggérées par Dieu, les principes de Descartes approfondis permettaient de l'étendre à toutes les idées possibles, et certainement Malebranche, avec sa fameuse « vision en Dieu », n'a fait que tirer à sa manière une conséquence renfermée dans l'idée d'un être à qui toute réalité et toute action appartiennent, en dehors de qui rien au monde ne peut posséder ni l'essence ni l'existence. Il est sans doute inutile de rappeler que la différence entre la doctrine de Malebranche et celle de Spinoza, quoique le premier de ces penseurs ait eu le second en abomination, a toujours paru quelque peu dificile à définir, en ce qui concerne le rapport du monde à Dieu, toute croyance religieuse écartée. Quant au cartésianisme de Malebranche, c'est là un fait au-dessus de toute dis

cussion.

Pour achever d'éclaircir la question de l'unité de substance, en tant que thèse impliquée logiquement dans les idées de Descartes, il me reste à remarquer deux points caractéristiques. Le premier concerne son opinion célèbre de la « création continuée » qu'il déclarait être l'équivalent et le sens vrai de la « conservation des créatures », conservation plus ordinairement considérée comme la suite toute simple de l'existence une fois donnée. Au premier abord, cette opinion qui nous présente tous les êtres comme incessamment près de retomber dans le néant, si l'acte de Dieu ne les soutenait en les créant aussi incessamment, peut paraître le contraire de l'idée moderne de « l'indestructibilité de la force-matière ». Mais en y regardant mieux on reconnaîtra la proche parenté malgré la diversité des physionomies; car on peut bien assimiler le Dieu dont l'acte est la cause unique universelle, à l'éternelle « force-matière » qui, par ses transformations, crée tous les êtres que sa substance impérissable conserve en toutes les formes variables qu'ils affectent. Ces deux conceptions diffèrent sans doute par le sentiment, de cela seul que la seconde emploie des termes abstraits et grossiers tout ensemble pour rendre cette idée de création continuée que la première exprime en termes antropomorphiques et que toutes deux rapportent au seul et véritable agent ultime qu'elles reconnaissent. Mais l'anthropomorphisme ne peut jamais être que fictif dans la doctrine de la substance, vu l'impossibilité de conserver sérieusement le caractère de l'humanité à l'être universel de l'essence, de qui tout procède immédiatement. Procès immédiat, immédiation divine, dépendance immédiate de toutes les créatures par rapport à Dieu, telle est la forme que Spinoza a donné à cette même idée de création continuée, et lui-même ne s'interdit pas de la traduire en termes anthropomorphiques, ainsi que la pente du langage y porte si naturellement; mais il explique que les créatures ne sont autre chose alors que les modes en lesquels deux attributs infinis de la nature naturante se développent en nature naturée. Et c'est en effet la franche interprétation de la doctrine cartésienne. Il serait aisé de montrer que le leibnitianisme y doit également aboutir en tirant les conséquences de la définition de Dieu, de l'harmonie éternellement préétablie et du déterminisme absolu. Mais, au fond, ce n'était pas encore tant là des nouveautés que ce n'était des manières nouvelles de placer les esprits sur la voie d'un panthéisme que la théologie la plus orthodoxe n'avait pu éviter de professer qu'en poursuivant parallèlement deux cours de propositions contradictoires. La philosophie, en ceci, n'a que trop souvent imité la théologie. Mais Spinoza, pour qui veut approfondir, n'a fait que déchirer les voiles.

L'autre point curieux qu'on a généralement regardé comme une singularité chez Descartes, c'est son opinion renouvelée de quelques scolastiques, d'après laquelle les vérités nécessaires et les plus certaines ne tiendraient pas leur caractère de la nature éternelle des idées, soit de la nature de Dieu, mais bien de la volonté de Dieu, qui les a ainsi établies; en

sorte que, s'il eût voulu autrement, nous ne penserions pas nos principes les plus évidents, mais d'autres et de tout contraires. Il est permis d'imaginer, sans faire trop de tort au philosophe qui s'est montré diplomate en plus d'une circonstance, qu'il n'a pas été fâché, quand il a mis en avant cette thèse et la précédente, de donner un gage aux théologiens en enchérissant sur eux par des propositions qui semblent accorder le plus possible à Dieu des attributs que la métaphysique est toujours soupçonnée de mettre en doute: volonté, création, liberté proprement dites. Si cependant il arrivait que, suivant une « idée de derrière la tête », la création fût reculée à l'infini, c'est-à-dire étendue dans l'éternité tout entière; que, de cette façon l'acte volontaire par lequel Dieu a constitué les vérités nécessaires, les vérités éternelles, - fût un acte qui n'a jamais eu à se produire dans le temps, il deviendrait impossible de donner un sens compréhensible à la distinction entre la nature de Dieu cause de soi (autre formule énergiquement accusée chez Descartes), et cause du monde, et la volonté par laquelle ce même Dieu a déterminé et détermine les rapports nécessaires des idées, ceux des choses, et « crée continuellement » tout ce qu'il « conserve » en observant ces mêmes rapports. On voit que nous retombons sur la doctrine plus clairement professée par Spinoza, suivant laquelle le volontaire ne diffère point du nécessaire, ni l'acte divin du fait même de penser et d'être en lequel il se produit.

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Si maintenant on veut savoir quelle idée, après celle de substance, est mère ou nourrice de ces théories, c'est facile à dire : c'est l'idée de l'infini dans l'espace et le temps. L'infinitisme est un caractère absolument essentiel de la philosophie de Spinoza et de celle de Leibniz. Ce caractère est tenu soigneusement voilé chez Descartes, qui dit n'avoir besoin que de l'indéfini dans sa physique, évite les spéculations trop transcendantes d'une certaine espèce, et craint en réalité de donner prise à la principale des accusations qui firent monter sur le bûcher Bruno, ardent théoricien des << mondes infinis». Mais il n'est point douteux que l'infini, l'infini actuel, ne soit le nom légitime de l'indéfini de Descartes. Car, dans le cas contraire, il aurait eu à s'expliquer et n'y aurait certainement pas manqué; ses disciples auraient trouvé, dans sa doctrine sur ce point, un obstacle et non pas des facilités pour leurs propres spéculations, et enfin on a, dans la manière dont il a considéré l'étendue, à la fois réelle, divisible sans terme, absolument continue, et dont il s'est représenté le mouvement dans le plein, et dont il a cru pouvoir résoudre la difficulté de l'Achille de Zénon, une preuve directe que l'infini actuel était pour lui un concept familier. Il paraît à peu près impossible qu'il n'ait pas transporté à l'ordre des grandeurs multipliées ou croissantes la même idée qu'il mettait en œuvre dans sa physique en ce qui touche la quantité divisible. Or, la marche naturelle de la pensée, chez tout philosophe qui applique aux doctrines théologiques d'éternité et d'immensité la notion formelle de l'infini quantitatif réalisé en nombre, espace et temps, doit

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