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constitution d'après laquelle c'est l'office du président du conseil des ministres et non du président de la Chambre de créer incessamment, par la persuasion, et de maintenir par des efforts multipliés l'union active des pouvoirs publics.

Il faudra bien revenir aux règles du régime parlementaire, - à moins que l'on ne veuille décidément en sortir, en transformant les institutions (lois électorales, lois d'attributions) de telle sorte que, mieux adaptées au pouvoir personnel, elles lui donnent le moyen légal de se déployer librement et ouvertement, de remplir ce qu'il croit peut-être sa mission, de rendre, sans rencontrer d'obstacles, les services que l'opinion attend de lui.

On pent toucher ici du doigt ce qu'il y a de regrettable dans ce qui a été appelé le gouvernement occulte, c'est-à-dire dans l'influence supposée toute puissante qu'un homme exerce hors des conditions légales sur ceux qui ont le titre et la responsabilité du pouvoir. D'abord, il est fâcheux qu'elle divise les républicains, défendue par les uns, accusée par les autres, regardée d'un œil défiant, tout au moins peu favorable, par un grand nombre qui gardent le silence. Ceux qui la défendent soutiennent qu'elle n'agit que par la seule persuasion, ce qui ne peut être répréhensible; ceux qui l'accusent y montrent un caractère de pression, de corruption et d'intrigue; ceux qu'elle inquiète craignent qu'une action de persuasion, nécessairement secrète, ne prenne peu à peu et trop facilement le caractère accusé, après avoir commencé par être irréprochable.

Ensuite, cette influence tend à s'accroître par les efforts mêmes qu'elle fait pour se conserver; il faut qu'elle progresse ou qu'elle décline. Les discussions dont elle est l'objet et les divisions qu'elle produit au moment où elle commence à se faire sentir, la font paraître plus grande qu'elle ne l'est réellement à l'origine; et plus elle paraît grande plus elle est poussée et comme forcée à le devenir. Il est naturel et presque inévitable qu'elle soit employée à s'étendre et à se fortifier elle-même de plus en plus; car il est naturel et presque inévitable qu'elle soit exercée dans l'intérêt de ceux qui la défendent, dans l'intérêt des amis et des partisans du chef occulte, au détriment de ceux qui gardent leur indépendance à son égard et qui paraissent devoir faire obstacle à ses vues. Remarquez qu'il se trouve ainsi, quelles que soient ses intentions, dans une position équivoque et fausse. Il n'échappe pas, quoi qu'il fasse, à la responsabilité morale, que l'opinion sépare de la responsabilité légale et place là où elle croit voir, à tort peut-être, la vraie source de l'action. Ses amis lui attribuent tout ce qui se fait de bon, d'habile et d'heureux; ses ennemis ne manquent pas de lui imputer tout ce qui se fait de blâmable, ou qui est maladroitement mené, ou qui ne réussit pas. Il arrive, par suite, que des mesures qu'il n'a pas inspirées ou qu'il aurait voulu que l'on prît d'une autre manière, sont mises sur son compte et deviennent l'objet de critiques passionnées dirigées presque uniquement contre lui. Le voilà con

damné à intervenir en tout, puisque aussi bien on le charge de tout. Enfin, il est à craindre que l'influence occulte ne serve à préparer et à amener des modifications constitutionnelles qui permettraient au peuple français de satisfaire ses sentiments unitaires et le besoin que M. Dollfus lui suppose de s'incarner. Il est à craindre qu'elle ne devienne une sorte d'introduction à la république personnelle. Il est à craindre que celui qui l'exerce, rencontrant dans sa situation extra-constitutionnelle, selon la prévision de M. Weiss, « des inconvénients et des difficultés croissantes», ne soit tenté de la mettre à profit pour réaliser à son gré, par la réforme du régime établi en 1875, les conditions légales d'un pouvoir qu'il puisse ouvertement prendre en main avec des chances sérieuses de durée, les conditions légales d'un pouvoir fort, libre en ses mouvements, assuré de l'avenir.

On voit le rapport qu'il y a entre le gouvernement dit occulte, violemment attaqué par les intransigeants, spirituellement défendu par M. Weiss, et la république personnelle ou personnifiée dont parlait M. Dollfus dans sa première lettre. Je crois avoir montré que le gouvernement occulte ne peut subsister sous une constitution parlementaire telle que celle qui nous régit, parce que son incompatibilité avec l'esprit de cette constitution tend à se révéler de plus en plus. Il disparaît, s'il ne mène à la république personnelle. Il y mènerait par un mouvement spontané, tout pacifique, irrésistible, si la tendance à la personnification était aussi forte en notre pays que le dit M. Dollfus, ou si elle n'était combattue et neutralisée par des tendances contraires, et si, d'autre part, l'Université et le Concordat étaient de nature, comme il se l'imagine, à contribuer à ce changement, à le rendre nécessaire.

La tendance à la personnification est inhérente à la passion et à l'imagination populaires. C'est l'esprit qui crée les légendes, en concentrant sur la mémoire d'un seul la gloire méritée par plusieurs, en sacrifiant à une seule individualité, ainsi démesurément grandie, les prédécesseurs, les compagnons et auxiliaires et les successeurs. On comprend sans peine que cet esprit ait jeté la France dans les bras de l'Empereur, en 1848. Il explique certainement le vote très spontané du 10 décembre. La tendance à la personnification ne pouvait être trop redoutée lorsque la France fut comme précipitée du jour au lendemain, par une révolution, d'un électorat très restreint dans le suffrage universel direct. Comment une démocratie ignorante, sans mœurs politiques, restée jusqu'alors étrangère même à ses affaires locales, ne se fût-elle pas abandonnée facilement à cette tendance? Comment n'eût-elle pas remis, à la première occasion, ses pouvoirs aux mains de celui dont le nom légendaire était le seul connu de tous, et pour tous le grand nom?

La tendance à la personnification devait agir alors sans que rien lui fit contrepoids dans la raison du peuple. Elle tirait une force irrésistible, non seulement du sentiment et de l'imagination, mais encore du peu de

complexité des idées de cette masse qui était appelée pour la première fois à tout décider dans l'État, et qui, ne sachant que faire de son droit, ne demandait qu'à l'épuiser d'un seul coup. Le césarisme est une idée simple, accessible à tous les esprits; c'était chose plus facile à comprendre qu'un gouvernement impersonnel; et l'on ne peut vouloir que ce que l'on comprend. « Le peuple, a dit Proudhon, n'a jamais su le premier mot du système représentatif. Deux chambres, des ministres agissant au nom d'un chef d'État qui lui-même n'agit pas, des pondérations, des incompatibilités, etc.; le peuple n'y voit pas plus qu'en eau trouble, et s'en méfie. Mais un empereur qui veut tout, qui peut tout, qui fait tout, que la loi ne bride pas, qu'aucune opposition n'arrête; voilà qui est clair. » Il est douteux cependant que, même à cette époque, la tendance à la personnification eût suffi pour détruire la République, si des circonstances, en elles-mêmes accidentelles, ne lui fussent venues puissamment en aide: la crainte de l'anarchie et le sentiment de l'insécurité, le défaut d'esprit politique et d'esprit légaliste dans le parti républicain, la division des classes résultant des utopies socialistes, la haine du nouvel état de choses chez ceux qu'il paraissait menacer dans leurs droits économiques et privés après leur avoir enlevé leurs privilèges politiques, enfin les graves défauts de la Constitution existante, notamment l'unité de chambre et l'élection du président par le suffrage universel.

Ces défauts de la Constitution de 1848 ont été pour quelque chose dans la chute de la seconde République, pour beaucoup plus assurément que notre enseignement universitaire et que l'organisation des rapports de nos divers cultes avec l'État. L'influence évidente qu'ils ont eue sur les destinées politiques du pays fait comprendre comment il est possible de prévenir, dès l'origine, dans une démocratie, les effets de la tendance spontanée à la personnification, au lieu d'ouvrir la voie par laquelle elle doit mener au césarisme. Il s'agit de la réduire à l'impuissance, surtout au moment où elle paraît le plus dangereuse. A ce point de vue, on ne saurait attacher trop de prix aux institutions qui nous régissent aujourd'hui: à un mode de scrutin tel que le scrutin d'arrondissement, qui tend à décentraliser la vie politique; à une seconde Chambre issue de délégations communales; à une présidence irresponsable et à un gouvernement de cabinet; à l'élection du président par les deux Chambres réunies en congrès. Ce qui fait la valeur de ces institutions, c'est qu'elles sont des moyens très efficaces d'éducation politique, c'est qu'elles sont très propres à bannir des idées et des mœurs l'esprit monarchique qui y subsiste encore, c'est qu'elles ne laissent pas au peuple la liberté de satisfaire son besoin d'incarnation, et qu'elles le condamnent à avoir constamment l'œil et la main à ses propres affaires.

La décentralisation doit être envisagée au même point de vue. Il y a une fraction du parti républicain qui réclame l'autonomie des groupes locaux, comme si elle voyait là un principe a priori, un droit rationnel

absolu. Voilà qui est inadmissible. Les groupes administratifs et politiques ne sont pas des données primitives de la nature et de la raison, mais des produits contingents et variables de l'histoire. Cela est si vrai que Saint-Just, en 1793, les eût volontiers supprimés au nom du rationalisme politique. Il n'y a pas, en effet, de principe rationnel et moral qui détermine leurs limites géographiques, le genre de pouvoir qu'ils ont à exercer, le nombre d'hommes qui doivent participer et se soumettre à ce pouvoir. Ces groupes n'ont pas leur fin en eux-mêmes; ils se rapportent aux individus pour lesquels ils sont institués, à l'État dans lequel ils sont conservés ou introduits. Leurs droits, leurs fonctions, leurs pouvoirs sont des institutions de garantie; ils ne sauraient être mis sur le même rang que les droits de l'homme, qui sont le but de toutes les institutions. Il y a sans doute un lien entre ce qu'on appelle les franchises locales et les libertés individuelles, entre les franchises locales et la souveraineté pratique et réelle du peuple; mais ce lien, c'est la politique expérimentale qui l'établit en nous montrant dans la décentralisation un mode d'organisation et de division de l'autorité politique qui offre en fait les plus sûres garanties de la liberté.

On voit facilement comment s'établit ce lien. Grâce à la décentralisation, la vie publique est pour ainsi dire graduée, mise à la portée de tous. Elle offre aux facultés, aux passions, aux intérêts et aux dévouements des théâtres de différente grandeur, appelant sans cesse les citoyens à remplir sur tel ou tel de ces théâtres des devoirs variés, répétés, et toujours visiblement liés les uns aux autres. Là est l'importance de la décentralisation. Ce qu'il y faut chercher surtout, c'est un moyen précieux d'éducation libérale et juridique pour le suffrage universel. Il est incontestable qu'un de ses résultats est l'affaiblissement de l'esprit de personnification qui n'a pas les occasions de se manifester et auquel s'opposent la force et la vivacité croissantes que prend chez les citoyens le sentiment de leur participation régulière et continue à l'ordre et au progrès politiques du pays décentralisé.

Je crois que sur tous ces points nous sommes d'accord, M. Dollfus et moi. Je serais étonné qu'en matière de décentralisation il partageât les idées absolues des intransigeants communalistes; ou plutôt je vois à quelques lignes de sa lettre qu'il est très loin de les partager. « Le communalisme des grandes villes, dit-il avec raison, produirait ou bien des communes despoles isolées, sinon en guerre les unes avec les autres, bref, l'anéantissement de la France dans une guerre civile chronique; ou bien le despotisme de Paris-commune gouvernant la France hachée en communes asservies, de Paris-commune s'incarnant bientôt à son tour en quelqu'un. » Ce qu'il reproche à notre démocratie, ce n'est pas d'être centralisée, c'est de l'être en une mesure extrême, « car, dit-il, de la centralisation il en faudra toujours, mais au profit de la liberté des citoyens et non contre elle». Ainsi, dans ces questions de la centralisation et de la

décentralisation, il ne voit, lui aussi, que la recherche des moyens de la liberté; et il conviendrait sans doute que la centralisation, en certains cas, peut en donner des garanties qu'une décentralisation mal entendue enlèverait aux citoyens.

Ceci dit, passons à examiner le jugement de M. Dollfus sur l'avenir, selon lui fatal, de la démocratie française. Est-il vrai qu'elle soit condamnée à se personnifier? Est-il vrai qu'elle puisse se personnifier légalement? Est-il vrai que la France, telle qu'elle est sortie des événements de 1870, après les efforts très honorables, mais impuissants, de la défense nationale, avec la division des pouvoirs que les constituants de 1875 ont léguée au parti républicain, avec ses conseils généraux et leurs commissions permanentes, avec ses conseils municipaux et ses maires élus, avec la loi électorale de la Chambre sagement maintenue par le Sénat, avec les conditions imposées au droit de révision, avec le président actuel, dont le nom n'a rien de légendaire; est-il vrai que la France offre aujourd'hui un terrain favorable à l'établissement d'une république personnelle, je parle d'une république personnelle qui se substituerait, sans secousse, sans violence, sans aucun trouble de la paix civile, à la république parlementaire et impersonnelle de 1875? Je crois pouvoir répondre négativement. Je vois bien des causes barrer le chemin à ce pouvoir d'un seul en qui se résumeraient, du consentement de la nation, tous les pouvoirs. Je tiens que la république personnelle est encore plus incompatible avec l'application régulière et pacifique du principe électif et représentatif, que l'existence d'un pouvoir occulte l'est avec la pratique correcte du régime parlementaire. Je tiens enfin que si un pouvoir personnel pouvait s'élever par la violence, sous le nom de république, il ne durerait pas longtemps et ne ferait que servir de transition à une restauration monarchique. (A suivre.)

F. PILLON.

BIBLIOGRAPHIE.

LES MALADIES DE LA MÉMOIRE,

Par TH. RIBOT. Un volume de la Bibliothèque de philosophie contemporaine

(Germer Baillière, édit., 1881).

Nous voudrions n'avoir que des éloges pour ce petit livre plein de faits. soigneusement recueillis et bien présentés, bien discutés, partout où l'auteur ne quitte pas le terrain des observations psychologiques empiriques. Mais M. Ribot croit pouvoir tirer de la méthode qu'il suit des conclusions générales, des définitions portant sur la nature de la mémoire normale, de la mémoire comme fonction intellectuelle. Là nous cessons complètement de partager ses vues; et comme il nous serait impossible soit de donner, dans ce compte-rendu, la moindre idée des faits si nombreux et si intéressants qu'il a réunis dans sa monographie, soit de discuter à notre tour ceux de ces faits dont l'interprétation ouvre tant

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